jeudi 23 juillet 2009

Le cabinet des curiosités


Il y a quelques jours, votre serviteur a répondu à l'étrange questionnaire imaginé et joliment étoffé par Eric Poindron.
Si, par hasard, il vous prenait l'idée saugrenue de découvrir les résultats divers et variés de cet exercice de style entrepris par des cobayes triés sur le volet, ou si vous étiez tenté de vous perdre dans les méandres du cabinet de curiosités, vous pourriez aborder la cryptozoologie, des livres presque oubliés à ne pas oublier, des expériences de laboratoire, des fous littéraires ou même la gastronomadie. Dans ce bric-à-brac ineffable, le génialement banal côtoie les ombres inquiétantes de ce qui touche de près ou de loin le microcosme littéraire. Le mot d'ordre semble être le délicieux désordre.
L'une des particularités, et pas des moindres, de ce lieu attrayant, est l'intéractivité des billets, sous la forme de devinettes, de questions ouvertes, ou d'ouvertures savamment proposées.
Pour les curieux, le blog de l'infatigable Eric Poindron constitue une mine inépuisable.


"Ce qu'on appelait au siècle dernier "cabinet de curiosités" ou "panoramas" étaient des dispositifs optiques constitués d'un vaste tableau peint en trompe-l'oeil et déroulé sur les murs d'une rotonde éclairée par le haut. Le spectateur des panoramas, placé au centre, avait ainsi l'impression de découvrir d'une hauteur un véritable horizon."

(Christophe David en postface de Le Cabinet des curiosités, Allia,1998)





Le cabinet de curiosités est aussi le nom d'un recueil de très courts textes d'un certain Alfred Kubin. Graveur, peintre et écrivain autrichien, né en 1877 à Leitmeritz, une petite ville au Nord de la Bohême, il a subi l'influence de ses contemporains Max Klinger, Odilon Redon, Goya ou Rops. Son roman onirique et fantasmagorique L'autre côté figure parmi les oeuvres qui ont marqué de leur empreinte les surréalistes.

Le cabinet présente la singularité d'illustrer par le texte un dessin placé en ouverture, et non pas la démarche inverse, comme le plus souvent.
Le paroxysme de cette démarche est atteint dans le Pari, pour lequel le dessin est évoqué concrètement dans le texte et en fait partie pleinement intégrante. Un pari est lancé sur la résistance d'une combinaison en caoutchouc, appelée S.O.S. (Sei Ohne Sorge) dont les initiales signifient "Ne vous faîtes pas de souci". Cette variation du commun S.O.S (Save our souls) engendre une confrontation ambiguë, susceptible de servir de chute à la dualité troublante.

Tout comme son écriture, le trait de Kubin, comporte des contours vaguement perceptibles.
La construction de ces récits miniatures fait songer à des contes fantastiques fragmentés.
En quelques lignes tapissées de mystère, des silhouettes à peine esquissées, au terme de quelques pages, s'évanouissent dans des profondeurs insondables. Entre les deux, peu de place est laissé aux fioritures, et infiniment plus aux élucubrations de son lectorat.

"Quand l'imagination excitée se fixe sur une chimère, celle-ci finit par se matérialiser tôt ou tard."
(Alfred Kubin dans Le Cabinet des curiosités)


De la bible revisitée dans Le franchissement du col à une version étrange d'un pèlerinage lorgnant du côté de Don Quichotte( Le dernier vagabond) en passant par un récit amoureux au terme duquel l'objet du désir devient l'inhabituelle victime(l'Intrus) Kubin artiste accompli, dépeint des contrées hallucinées qui dégagent une troublante impression de familiarité.
Chez Kubin, les territoires explorés sont des mondes peuplés de chimères. Que ce soit le visage du cavalier qui apparaît à travers le reflet du fourreau de son épée, de la vision envahissante de l' ancienne maîtresse et esclave du sultan, celle du profanateur de sépultures confronté mentalement à la vengeance du défunt, le délire maladif d'une femme victime d'hallucinations, le cadavre vampirique qui se décompose avant l'analyse révélatrice ou bien l'interprétation abusive d'une femme anti-militariste, qui associe un enfant déguisé en soldat à un regain guerrier, les visions constituent l'essence de ces récits. Quand celles-ci ne sont pas dévoilées, elles sont suggérées d'une façon ou d'une autre. Chant du cygne ou achèvement poétique, Ali, l'Etalon blanc est une histoire fragmentée sous formes de brèves épisodes condensés, entrecoupés d'ellipses alimentant l'imagination emportée du lecteur.



  • A découvrir : Le cabinet de curiosités composé par Alfred Kubin, aux éditions Allia (en 1997)


mardi 14 juillet 2009

Visage vert opus 16: atteignons le septième ciel ensemble



Le mois de juin est le mois des jours sans fin et de la luxuriance, mais aussi celui de l'arrivée du nouveau visage vert.
L'habillage, depuis le quatorzième opus, est toujours aussi séduisant. Comme pour les derniers numéros depuis la résurection de la revue, nous avons à nouveau droit à ce motif du miroir réfléchissant entre le devant et le dos du livre, et la touche rétro qui lui va comme un gant. Au centre, en bleu, est annoncé le dossier central de la revue:

SORCELLERIE ET LITTERATURE ALLEMANDE

Parmi les noms qui intriguent, figurent sur cette page celui de Johannes Ilmari Auerbach, mis en valeur par une police de caractère gothique.
Explorons les entrailles de cette nouvelle livraison inquiétante, qui sera à nouveau l'occasion de découvrir des noms fort méconnus.

Justement, pour ouvrir ce numéro 16, nous avons droit à un texte du sculpteur et peintre Johannes Ilmari Auerbach. Le concours de suicide est, apprend-on par Robert N.Bloch, son unique et seule oeuvre macabre, que Giovanni Papini, auteur de Gog, n'aurait probablement pas renié.
Le narrateur est censé être un reporter qui doit rendre compte d'un événement singulier dont l'absence volontaire d'éléments spatio-temporels nous empêche de situer l'action, si ce n'est qu'elle doit prendre place sur le Vieux-continent.
Un richissime homme dénommé K. décide d'organiser un concours de suicides auquel participera douze candidats, conviés au préalable à un repas qui s'apparente à une sorte d'anti-cène, tout ce qu'il y a de plus obscène. Le gagnant se verra offrir la modique somme de cinquante millions qui lui permettra de jouir post-mortem d'une sépulture digne de ce nom, et de fournir un pécule non négligeable à ses proches. Le barème, scrupuleusement décrit en préambule, fait preuve d'un humour pince-sans-rire absolument jouissif:
"Seront jugés positivement: un calme ordinaire, une conscience manifestement pleine et entière de la situation, une conversation enjouée et spirituelle et un bon appétit."
La suite réserve des petites surprises absolument délectables dont je serais cruel de vous priver. On ne pouvait rêver meilleure entrée en matière.

Vient ensuite un très fourni dossier, signé François Ducos, sur le détective Nick Carter, qui nous rappelle que les séries publiées dans les périodiques étaient à la mode au début du XXème siècle. Nick Carter est un personnage dont l'esprit rigoureusement rationnel se heurte de plein fouet à l'étrangeté des faits auxquels il est confronté. Son charisme lui a même permis de connaître plusieurs adaptations sur le grand écran, parmi lesquelles celle du prestigieux réalisateur français Jacques Tourneur, intitulé Phantom Raiders ( avec Walter Pidgeon interprétant Nick Carter).
Derrière ce fin limier, se cache plusieurs auteurs qui ont su combler les attentes du public. L'une des plus importantes contributions est la personne de Frederick Van Rensselaer Dey qui a écrit un miller d'aventures, pas moins de cinq millions de mots, à raison d'environ 33000 par semaine. Le document Comment j'ai écrit un millier d'aventures de Nick Carter, écrit de sa main, est un témoignage précieux et captivant sur son inflexible méthode de travail, et les rapports qu'il unissait avec ses congénères, afin de trouver son inspiration. D'aucuns y verront une démarche davantage hautaine qu'authentique.

Le vent dans le grenier de Alfred Maclelland Burrage est une fiction qui débute autour d'un échiquier. Des bruits étranges venant du grenier vont alimenter une conversation qui va sortir du cadre ludique. Même si cette nouvelle semble classique dans le fond, l'ambiance et l'élégance formelle en font une oeuvre qui se lit avec beaucoup de plaisir.

Le visage vert aime faire des incursions exotiques dans le paysage littéraire. La découverte de cet auteur chinois Yuan Mei apporte un sympathique intermède à l'atmosphère étouffante des pages précédentes. Mon coup de coeur revient aux trois récits tirés du Zi Bu Yu(1788) et un de sa suite, Xu Zi bu yu(1797) et ses audaces humouristiques.
Ses huites contes vulpins autour de la figure maléfique et pernicieuse du renard demeurent plaisants mais trop prévisibles et répétitifs à mes yeux.


L'auteur suivant pour lequel nous sommes invités à découvrir l'oeuvre est Jules Lermina, qui revient régulièrement dans les anthologies fantastiques et étranges.
Au cours des deux nouvelles présentées ici, l'auteur mène en bateau le lecteur en lui faisant songer successivement à une explication surnaturelle puis logique des faits. Dans l'Ecorché vivant, un reporter est entrainée dans la taverne des Blue bells, à assiter à un spectacle qui s'affiche comme:

"INOUÏ ! UNIQUE! GREAT ATTRACTION
A neuf heures
L'honorable Li Miao Sing
Se dépouillera devant la respectable assistance
De sa peau
Venez voir
L'homme sans peau, mais vivant !"

Comme dans Le concours de Suicides, il y a confrontation entre la démarche journalistique réaliste et l'étrangeté de la situation, renforcée ici par l'apparition d'un acteur, en provenance de contrées lointaines.
De plus, Jérôme Solal au cours de l'article suivant nous apprend que Lermina aux multiples pseudonymes était lui-même journaliste au moment de la publication du récit dans le Gaulois.
Son analyse permet d'avoir accès à différents sens cachés derrière ce spectacle.
Dans Au-delà, Jules Lermina déroute à nouveau le lecteur par une construction qui l'amène progressivement à croire en une cause surnaturelle dans la claustration du grand maigre à cheveux noirs M.Michel et du gros à peau rougeaude M.Valade, dans une petite maison de Vair-sur-Vaise.
Indéniablement, on ressent dans ces deux textes une grande maîtrise de la forme nouvelle, grâce à une atmosphère vite campée, au mystère qui s'en dégage, et à une économie de mots.
Pour vous faire une idée, je vous invite à écouter la lecture de la nouvelle par Nikola.



Parlons maintenant du morceau conséquent de ce seizième numéro du visage vert, à savoir le dossier Sorcellerie et littérature allemande.
Ce n'est pas un hasard si le nom de Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen est retenu pour ouvrir cette partie. Son bal des sorcières , extrait des Aventures de Simplicissimus de 1669 (durant la guerre de trente ans), est l'une des premières oeuvres de l'histoire à évoquer la thèmathique en Europe. Cette oeuvre partiellement autobiographique constitue non seulement l'un des monuments de la littérature germanique du XVIIème siècle ( au même titre de Don Quichotte pour la péninsule ibérique) mais aussi un témoignage précieux de la représentation de la danse des sorcières. Grimmelshausen choisit de mêler évocations animales fantastiques et allusions érotiques pour mener un bal aux images évocatrices.

Deuxième figure marquante du paysage littéraire démoniaque de langue allemande, le tchèque Karl Hans Strobl, a écrit la nouvelle Der Hexenrichter(Le juge des sorcières). Un juge rentre chez lui et aura la surprise de rencontrer le diable en personne. Datant du début du XXème siècle, le style, mêlant horreur et humour grinçant, tranche radicalement avec le style beaucoup plus baroque de Grimmelshausen. Le lecteur est plongé dans une atmosphère ténébreuse, grâce à une mise en éveil des sens de tous les instants (onomatopées, descriptions minutieuses des sensations, images évocatrices...).

La pie sorcière de Hans Watzlik( originaire de Bohême) est une nouvelle qui distille une ambiance mystérieuse, inquiétante à laquelle l'environnement sylvestre contribue, comme un acteur à part entière.
La forêt a une place à part en Allemagne, où celle-ci étend son territoire de façon démesurée. Son caractère étouffant, changeant, effrayant a été exploité remarquablement par des auteurs comme Watzlik, qui s'est servi de ses ombres et lumières pour faire surgir des esprits et forces démoniaques. L'article qui suit de Michel Meurger, qui mène la danse du dossier, met en avant l'aspect évocateur de l'environnement sylvestre.

La nouvelle qui suit est signé par le seul auteur contemporain, à l'exception de Michel Meurger, publié dans la présente revue. Michel Siefener est un auteur et traducteur qui avait déjà signé Nonnes(éditions du visage vert). Ici, il signe une nouvelle dont les éléments contemporains( la voiture, le téléphone, la réunion tuperware) surprennent quelque peu au milieu de cette revue. Cependant, La tentation a le mérite d'être plus facile d'accès que les oeuvres précédentes. Cela n'a pas suffit à me convaincre. Ici, la fiction et l'écriture se rapprochent trop du quotidien ordinaire pour que l'évasion soit permise. Il m'a semblé que les emprunts à M.G.Lewis, Lovecraft et Stephen King étaient quelque peu maladroits.



Enfin, vient le très fourni dossier de Michel Meurger intitulé, Gravissons le Brocken ensemble.
Le Brocken serait le lieu privilégié par les sorcières pendant la nuit du Walpurgis. Cet endroit se situe réellement en Saxe-Amhalt (Harz).
Le travail de Michel Meurger dans le domaine fantastique, de ses thématiques, de son bestiaire, est absolument considérable.
Il a reçu en novembre 2007 le Grand Prix de l’Imaginaire dans la catégorie “Prix européen” pour les passerelles que crée son œuvre entre la France, l’Allemagne et l’Angleterre.

Toujours très documenté sans démesure, le dossier évoque les rapports qui unissent la très tourmentée histoire de la sorcellerie en Allemagne et la littérature qui s'en est inspirée. Truffé d'anecdotes et de témoignages ancestraux, il nous rappelle que cette littérature pouvait aussi servir un but politique insinué, en dénonçant l'aspect odieux et horrible des procès manipulés et des séances de tortures abominables qui s'en suivaient ou, à l'inverse, le caractère dangereux des serviteurs de Satan. Si l'auteur a choisi l'Allemagne pour son étude, c'est, il est indéniable, car ce pays a constitué un foyer d'ampleur de procès de sorcellerie, mais surtout car il nous offre une profusion d'oeuvres délaissées, d'une richesse insoupçonnée aux lecteurs français, qui auraient envie d'aller plus loin que l'oeuvre des célébrissimes Hoffmann et Goethe. Les thèmes abordés au cours de cette étude sont toujours très pertinents et nous permettent aussi d'appréhender les oeuvres précédentes sous un angle renouvelé et de déceler la parenté qui unit les figures marquantes du paysage littéraire et la sorcellerie en Allemagne.


En conclusion, la dernière livraison du visage vert est à nouveau fort recommandable, grâce à une sélection dépaysante, mise en relief par des analyses pénétrantes.
Les illustrations ainsi que la mise en page sont à nouveau remarquables et renforcent le charme de la revue, dont j'attends d'ores-et-déjà, le prochain numéro avec une impatience non feinte.





samedi 11 juillet 2009

Lamont (et merveilles) recueil de nouvelles fantastiques signé Anne-Sylvie Salzman






J'avais évoqué, au mois de mai, Anne-Sylvie Salzman à l'occasion d'un billet au sujet de la revue Le visage vert et son numéro 15, sous-titré Hantises et malédictions. La lecture de sa nouvelle Mémoire de l'oeil appelait à d'autres ballades autour de son oeuvre.
Peu de temps après, j'apprenais qu'elle serait honorée d'une nouvelle publication aux éditions du visage vert. Il s'agit d'un recueil de nouvelles fantastiques, composé de deux parties distinctes, Haut et Bas, ainsi qu'une longue nouvelle, qui donne le titre au recueil et vient le clore.


Le Haut, tout d'abord, chemine sur des sentiers de montagne, dans un cadre pour le moins inquiétant. La marche n'est qu'un prétexte, un Mcguffin au parcours aux contours incertains, qui attend les randonneurs.
Le décor typique de l'Ecosse, son ambiance ténébreuse, et la sauvagerie des lieux contribuent à aiguiser les sens, à faire naître les visions qui étreignent les promeneurs. Elles s'apparentent aux empreintes que les randonneurs laissent dans ces territoires embrumés. Le basculement d'une réalité tangible à un monde halluciné se réalise de façon très insidieuse, de sorte que la hantise du lecteur vis-à-vis du sort des protagonistes est exacerbée.
Etant moi-même adapte de la marche en montagne, je dois dire que j'ai retrouvé certaines impressions étranges qui peuvent soudainement m'envahir de façon incontrôlable, totalement exposé à l'aspect dépouillé de la nature et au silence qui y règne.
J'ai aussi beaucoup apprécié que ces trois nouvelles restent ouvertes à diverses interprétations.

Le Bas lui m'a semblé un peu plus inégal, mais de bien belle facture tout de même. Pourtant, avec Meannanaich, cette seconde partie débute sous les meilleures auspices. Un homme ayant perdu sa fille va se servir des vertus réfléchissantes et lumineuses des miroirs pour tenter de la faire revenir sa fille à la vie. Un petit bijou fantastique comme on aime se les faire conter près de la cheminée..
Vient ensuite le remarquable Mémoire de l'oeil, dont j'ai déjà parlé, agrémentée ici de deux illustrations de Stephan Ueding. Tout au long du recueil, son trait discret, dépouillé, évanescent, se marie bien aux mots emprunts d'une poésie diffuse d'Anne-Sylvie Salzman.
Cependant, L'infortunée, qui prend place dans le monde du cirque, et le très court Hilda m'ont paru nettement moins captivants que les deux premières nouvelles de la partie. Je ne saurais trop expliquer cette appréciation somme toute subjective, si ce n'est qu'elle semble être due à une ambiance moins oppressante et à un rythme plus défaillant.

Ce sont ces mêmes impressions qui m'ont gêné dans la lecture de la pièce que j'attendais comme l'apothéose du recueil, Lamont. J'ai peut-être été aussi déconcerté par l'usage de stéréotypes éculés de la littérature fantastique, comme les canines petites et pointues de Lamont, dérangé par la prose par trop catégorique, annihilant la confusion charmante entre réalité, fantasmes et onirisme, qui me séduisait tant dans le Haut. Par ailleurs, à la fin du texte, j'ai eu comme la vague impression qu'il aurait mérité un développement plus conséquent pour permettre au lecteur de s'y plonger corps et âme.

Lamont demeure un recueil fort attachant, pas dénué de défauts certes, mais qui recèle amplement de quoi immiscer l'épouvante et la terreur chez le lecteur sensible aux ambiances mystèrieuses.



*la photographie est de Jean-Pierre Gilson et l'illustration extraite de Lamont est de Stephan Ueding

lundi 6 juillet 2009

Jean-Daniel Dupuy : veilleur de mots, écrivain de nuit

Jean-Daniel Dupuy est l'auteur d'un extraordinaire roman kaléidoscopique, Invention des autres jours, paru il y a à peine deux mois aux éditions Attila.
Il a aussi écrit trois romans au goût de fable, parus aux éditions de la mauvaise graine, Arrière-Guerre en 2001, Ministère de la pitié en 2003 et Noces de carton en 2005.

Il s'est spontanément prêté au jeu de la taverne.
Vous verrez que le résultat est vraiment passionnant... Bonne lecture.

Tout d'abord, pourriez-vous vous présenter?
- Jean-Daniel Dupuy : veilleur de mots, écrivain de nuit.

- Né à Casablanca, ascendance claire sur le papier, beaucoup plus obscure en réalité.
- Parents amoureux, fratrie bancale bien qu’assez homogène.
- Etabli maritalement avec un spécimen femelle nettement plus lumineux.
- Mes propres mensurations manquent dans ma littérature.
- Visage anguleux, pomme d’Adam exubérante. Pas d’odeur, pas de sudation.
- Port altier en position deux, cambrure marquée, nuque raide.
- Regard franc, absence totale de discrétion dans les coups d’œil qui masque mal un fond de sédition et une incapacité à parler de moi-même.
- Achats compulsifs d’incunables et de meubles suédois.

- Dans les périodes littéraires,
je m’évertue à porter des étoffes autour du cou, que j’abandonne au gré de mes errances.
je détourne lâchement les inventions des autres en vue de me les réapproprier.
je perds mes objets dans mes propres poches.
je deviens perméable à la pensée magique.


-Vous êtes l'auteur de trois autres romans publiés tous les trois aux éditions de la mauvaise graine. Pourquoi vous êtes-vous tourné vers Attila pour votre dernier livre?
Trois raisons (bonnes et mauvaises) :
- Parce que les éditions de la Mauvaise Graine ont refusé le manuscrit.
- Parce que je rêve de cambrioler (un jour, une nuit) la bibliothèque de Benoît Virot.
- Parce que (même si je ne suis ni clochard, ni mort, ni alpiniste) je me reconnais dans la généalogie des auteurs publiés au catalogue (exigeant) des éditions Attila.



-L'écrivain nocturne profite du silence, du fait de ne pas être dérangé, d' impressions puissantes, d'un état parfois étrange entre veille et sommeil. Quels sont les avantages que vous pensez tirer de l'heure avancée à laquelle vous prenez la plume?
D’abord : le veilleur de nuit que je suis exerce sa fonction dans une institution qui accueille des jeunes garçons et des jeunes filles en difficultés. Pour résumer, pendant les premières heures de mes nuits de veille, je me coltine le réel. Cela induit un comportement, une posture très singulière pour celui qui écrit. Comment leur faire comprendre que la nuit les protège ? Autant dire que le silence est une quête obstinée. Qu’il s’obtient parfois au prix de mille ruses. C’est ma victoire sur le soleil (sur le réel) car le silence et l’obscurité finissent par tout recouvrir. Restent cinq à sept heures de veille où j’emploie ma solitude. C’est l’heure où l’on troque une heure de sommeil contre une page d’écriture, l’heure où l’on marchande sa fatigue contre une figure de style, on truande la nuit, pour charrier les plus belles phrases dans la brouette du langage, on est prêt à vendre son âme au prince des ténèbres (s’il en est ?) Finalement, on recouvre le sommeil des adolescents par des mots, on laisse venir les images, on lit ses ratures, on se discipline comme on peut…

Quel est l’avantage d’écrire si tard ? il est difficile de répondre car, pour moi, l’acte d’écrire est déterminé par un contexte qui m’est imposé ou une liberté circonstancielle qui m’est soudain offerte. Je n’ai aucun point de comparaison puisque je n’écris pas dans la journée. Je ne peux que parler de sensations, décrire un état : lorsque la fébrilité du corps rend parfois (mais pas toujours) la pensée perméable à toutes formes de divagations mentales ; lorsque ma banque d’images personnelles se nourrit de visions étranges, d’expériences nocturnes, de peurs et de songes puissants (mais souvent éphémères) ; lorsque ma sensorialité fonctionne à plein. Et c’est du jus de rêve qui coule sur ma page…
Mais la phrase ne vient pas de façon automatique. La mécanique du langage doit soutenir et porter la vision jusqu’à la rendre audible, perceptible et crédible. Dans la salle des machines du langage, les moteurs doivent tourner et cela nécessite une prédisposition mentale et une grande disponibilité physique. Autant dire que cet état de veille est à la fois jubilatoire et périlleux car l’équilibre reste instable. Il faut nécessairement chercher un point de lucidité minimale pour atteindre un point d’intensité maximal. Cette approche cognitive de la matière est fondamentale, créatique, première (par la richesse et la variété des songes et des images aperçus) mais elle se révèle néfaste au travail d’écriture si elle n’est pas bordée par une discipline rigoureuse.

-Dans Invention des autres jours, vous évoquez la mélatonine, utilisée pour traiter l'insomnie. Inversement, on consomme souvent la caféine pour rester éveiller la nuit. Avez-vous des secrets pour rester éveiller à toute heure de la nuit, pour trouver le sommeil à toute heure de la journée?

> Liste des choses qui me permettent de veiller la nuit :
Le café noir, le thé fumé, les mots croisés de Philippe Dupuis (cf. le Monde), le tabac, les romans noirs, le feu de cheminée (en hiver), le ciel étoilé (en été), le tabac, la tisane de gingembre, les cauchemars des adolescents, le cinquième repas (que je concocte moi-même tard dans la nuit), le bruit de l’horloge, mon nouveau stylo (japonais), l’aube silencieuse, le tabac, mes carnets petits et gros, le tabac…

Trouver le sommeil dans la journée n’est pas un problème. le retour au bercail est un effondrement du corps. J’ai le sentiment que le travail d’écriture mobilise mes capacités mentales autant qu ‘il puise dans mes ressources physiologiques. Lorsque j’ai noirci des cahiers, l’épuisement est total. Et je dors longtemps, d’un sommeil réparateur, lorsque je suis satisfait de ce que j’ai couché sur le papier.

-Votre écriture très personnelle faite de jeux de mots, de déformations linguistiques, de ritournelles poétiques immiscant dans la tête du lecteur une sorte de musique lancinante, qui m'a parfois donné l'impression de me situer entre songe et éveil. De plus, les chapitres se suivent sans logique apparente, laissant au lecteur comme l'impression d'avoir rêvé celui d'avant. Qu'en pensez-vous?

Je revendique cette complicité avec le lecteur. Cela figurait dans les prérogatives de mon plan d’écriture. Si je filais la métaphore marine, je dirai que ce roman est un archipel de textes. Que le lecteur s’improvise capitaine et navigue d’un îlot à l’autre. Boussole, sextant et cartes sont délivrés par l’auteur-armateur. Au lecteur-capitaine de trouver l’allure, de border la voilure et de choisir la mâture qui convient à cette aventure littéraire.
Pour cette raison, et partant de là, l’enthousiasme du marin-lecteur grandit au fil du voyage. J’endosse et assume le rôle du démiurge : celui qui suggère les visions, qui fait souffler le vent, celui qui construit et déconstruit des mythes, qui pose les balises, celui qui veille à ce que le lecteur rencontre des visages et des paysages, celui qui accompagne la personne qui lit puis disparaît, soudain s’efface dès que celle-ci fabrique ses propres images, dès le moment où elle devient actrice de ses propres découvertes.
Je dirai que le titre et la structure du livre sont une invitation à découvrir, à arpenter un monde étrange en se laissant guider (ou perdre) par la matérialité de la langue. Les mots sont autant de clés. Elles ouvrent de nombreux territoires. Et les motifs se répètent comme des points de repères, comme des petits cailloux semés sur des chemins d’écriture. Et le lecteur s’aperçoit avec bonheur que l’auteur cultive le procédé du déjà-vu, que les jeux de miroirs offrent de nouveaux sens de circulation dans l’œuvre, qu’une mosaïque est en train de se former.
Néanmoins, l’auteur ne peut assurer au lecteur que le voyage se déroulera sans encombre. Dans ce cas précis, que faire ? Allumer des feux de détresse au moment où l’auteur allume ses feux de Bengale ? A moins d’accepter de se perdre dans ce dédale d’encre et de papier. La structure fragmentée de ce roman en lambeaux permet au lisant de passer du noir à la lumière, d’un rêve à l’autre, du songe au mensonge, de la balayeuse des rues à la caméra invisible…
La féerie est proposée. A chacun de s’approprier les images, de poursuivre ma rêverie.

-Votre écriture débridée semble avoir un rapport avec le monde de la nuit.
Le mettre en scène sous des formes aussi variées que des voyageurs d'un train couchette, des papillons de nuit, le marchand de sable ou des prostitués est-il né d'une volonté consciente ou de divagations nocturnes?

Oui, je suis conscient et très soucieux d’explorer les zones d’ombres (celles de la réalité comme celles de la fiction). La nuit rend les corps invisibles, insaisissables et indociles, difficiles à appréhender de prime abord. Et cela me plaît énormément. La plupart de mes personnages n’apparaissent pas dans la franche lumière (ou alors il s’agit d’un personnage fabuleux impossible à voir de façon rationnelle : l’ange de midi). Ils avancent masqués, entre chiens (nus) et loups (gris). Dans le même temps, la langue leur tricote un manteau de carnaval, versicolore.
Ces jeux d’ombres me permettent de faire progresser mes personnages en leur accordant une part d’intimité qu’ils ne dévoileront que plus tard (ou pas du tout). La nuit les protège (eux aussi). Ce voile les préserve et entretient des mystères que le lecteur peut percer. Cela induit une mécanique d’observation et de lecture singulière qui aiguise la curiosité du lecteur, crée une tension, une attention particulière. C’est aussi une façon d’inoculer du temps dans la narration.
Explorer la nuit est aussi un alibi, un champ d’expérience et d’investigation, un procédé chromatique et le berceau de la tératologie.
« El sueno de la razon produce monstruos » Goya l’a magnifiquement (dé)peint.
L’univers de la nuit est une palette de couleur où toutes les teintes de gris sont autorisées pour maquiller les corps et les décors.
Je n’ai pas cherché l’opposition entre le jour et la nuit, entre l’obscurité et la lumière. J’ai plutôt tenté de cartographier ces zones d’ombres (le nocturama, le métro, le bassin de trempage, le transboréal) en déclinant des espaces où le noir est couleur. La nuit n’est plus un moment mais un espace sensible (psychogéographique) avec ses règles, ses limites et sa matérialité.

L’onirologie est une science obscure. La rêverie est naturellement associée à la nuit, à l’étrange. Mais l’obscurité n’empêche pas de laisser jaillir la lumière ici ou là. Dans l’obscurité, le moindre éclat lumineux est diablement mis en valeur. Invention des autres jours est construit sur ces quelques éclats de lumière qui irradient et interrompent la nuit de manière irrégulière.
Et je suis fasciné par l’usage des ombres, des reflets dans le cinéma expressionniste allemand. Pour être de son temps et de son espace, je conclus en disant que nous vivons dans une époque enténébrée.


-De prime abord, la structure du livre semble très décousue, et pourtant, quand on pénètre les pages en profondeur, on se rend compte que de subtils fils conducteurs, comme l'homme qui attend l'homme qui allumera sa cigarette, le grand pont, ou le scaphandre, relient chaque chapitre à l'ensemble ou à un autre chapitre. Comment avez-vous procédé pour aboutir à l'œuvre dans sa finalité?

La question est très, très indiscrète car elle plonge le lecteur dans les arcanes de l’œuvre. Montrer la manière dont les chapitres sont enchâssés les uns dans les autres équivaut à laisser les échafaudages devant un monument finement ciselé.

Je pourrai tout de même expliquer la démarche qui consiste à faire et défaire :
A l’origine, tout était relié, l’itinéraire de Décembre était lisible et linéaire. Tous les personnages avaient un double et les motifs étaient reliés de manière à bâtir une machinerie textuelle, une citadelle imprenable.
Par jeu ou par défi (sachant que je pourrai être secondé par un lecteur attentif), et surtout parce que je voulais apparier le fond et la forme, j’ai ouvert des brèches, creusé des failles, proposé des vacances et des lacunes dans la narration. Il me fallait appartenir à cette entreprise de conspiration potentielle, cette Organisation désorganisée qui tire sa force, sa puissance créatique dans sa désorganisation. Il fallait faire voler en éclat la structure trop parfaite, équilibrée et transparente, il fallait rendre obsolète la machinerie, être le boutefeu…
Certains polars ou contes ou romans fantastiques prennent en otage la mémoire textuelle du lecteur. Ce procédé est à l’honneur dans Invention des autres jours.

-Les chapitres comportent chacun le titre d'une invention qui a marqué son époque ou l'histoire mécanique, industrielle? Est-ce le fruit d'une grande érudition dans le domaine? Comment avez-vous établit cette sélection?

J’ai fait des études d’histoire, j’ai lu le livre des passages de Walter Benjamin et je me suis penché sur la question des révoltes luddites et du caractère très contemporain de leur sédition. Mais la vraie raison, l’étincelle qui permet au boutefeu d’allumer est venue d’ailleurs :
Un matin en rentrant de ma nuit de veille, j’ai découvert un morceau de papier sur mon bureau. Mon fils Aymeric avait cette manie de déposer des objets petits et gros bien en évidence sur la table de ma chambre à coucher. Sur ce morceau de papier sulfurisé qui devait servir à envelopper une confiserie (que mon fils avait nécessairement absorbé) il était écrit :
LE SAVIEZ-VOUS ?
En 1885, Edward Butler invente la motocyclette.
Et bien non, je ne le savais pas. Et cela excita ma curiosité. Et je fus victime de cette nouvelle obsession : dresser des listes exhaustives, sur plusieurs cahiers, cataloguer, inventorier et collectionner le fruit de mes découvertes. Tout ce qui était relatif aux inventions et au progrès scientifique, tout ce qui était constitutif de notre époque post-industrielle.

[ J’appris d’ailleurs que le premier vélocipède à moteur a vu le jour en 1869, qu’il fut inventé par les français MICHAUX et PERRAUX, qui adaptèrent un monocylindre à vapeur sur un cadre de bicyclette. Que le terme motocyclette fut employé en 1900, par les frères Werner, des Russes naturalisés Français. Ils baptisèrent ainsi leur engin. ]


Et je me suis posé la question qui est l’acte de naissance de ce roman : Que s’est-il passé, ce jour-là de printemps 1869 ? Que s’est-il passé pour la voisine de Pierre Michaux, ce soir-là ? L’invention des autres jours n’est qu’une invitation à (ré)écrire l’Histoire ou les histoires (des autres gens, des autres jours) dans le passé comme dans l’avenir.
Ensuite, je crois que j’ai composé une trentaine de listes, que je trouvais toutes plus belles les unes que les autres. J’ai cherché plus tard à regrouper les inventions autour de quelques motifs, afin de suggérer une façon de penser, une articulation –une profondeur de champ – qui mettrait en mouvement cette machinerie. Je crois (encore) que cette table des inventions a une véritable puissance d’évocation. Froide, mécanique et triviale au premier regard, elle recèle des vertus poétiques et hypnotiques ravageuses sur moi.

Ces para-textes fonctionnent en trompe-l’œil. Un vernis qui maquille les premiers et les derniers mots de chaque chapitres : des enluminures post industrielles.
Comme je l’ai annoncé plus haut, il s’agit d’un échafaudage, d’un appareillage verbal. Ces notices d’inventions sont les chevilles (ouvrières) du roman. Comme autant de clés, elles ouvrent et ferment les portes de chaque chapitre.
Le lecteur peut chercher la place et l’influence du motif – de l’invention – dans le chapitre idoine, ou pas. Cette notice n’est qu’un pré-texte pour arpenter un territoire pour appréhender une lecture, pour s’approprier le livre.
Pourquoi des notices ? pourquoi une liste d’inventions ?
Je voulais confronter ma phrase, ma langue à la parole officielle, à la parole générique, à ces sentences désincarnées qui partout foisonnent (panneaux indicateurs, posologie, informations journalistiques, slogans publicitaires, etc…
D’où cette volonté d’insérer des éléments exogènes à la fiction : un poison verbal inoculé dans la langue, qui fait toutefois réagir la prose en voulant entrer dans la ligne, qui violente le style et muscle la phrase, qui crée de la fièvre et de la tension dans le corps du texte.

-Plus j'avançais dans le livre, plus j'avais l'impression de lire un fragment d'une œuvre monumentale que vous aviez en tête. Est-ce que vous avez le projet de nous offrir prochainement un autre livre, qui se grefferait à Invention des autres jours?

Le projet d’écriture initial était associé à une banque d’images très importante où les espaces étaient cartographiés, décrits avec minutie, où les généalogies des personnages étaient apparentes et très fournies, où la biographie de Décembre ne comportait aucune lacune.
Les strates successives de composition ont fait disparaître, volontairement, la linéarité romanesque et la monstruosité du projet, pour créer des vacances, des ombres, des vides et des silences. Faire et défaire… contrefaire…
« un autre livre, qui se grefferait à Invention des autres jours ? »
Etrange intuition qui précipite une révélation. Oui, un des chapitres du livre a ouvert un nouveau territoire. A explorer. C’est d’ailleurs le chapitre le plus long du livre. Au moment de la rédaction de ce récit, j’ai été submergé par des images qui induisaient une foule de développements possibles. J’ai du contenir mon récit, brider mon scénario et freiner mon imaginaire. Mais j’ai déjà hâte d’aller au fond des images, poursuivre mon exploration…
Mais, je veux croire que le lecteur est lui-même capable de bâtir une ouvre monumentale, voire monstrueuse, à partir de ce roman. Par effet gigogne, les images engendrent des mythes, qui engendrent d’autres images…



-De nos jours, la logique commerciale dicte à un livre de se ranger dans telle ou telle catégorie. Votre livre, s'affichant clairement comme un roman kaléidoscopique, ne risque t'il pas de peiner à trouver son public à cause de la difficulté de le classer dans la case "roman", "fable philosophique" ou "livre de science-fiction" ?

Bien sûr. Il ne s’agit pas d’un roman ou alors d’un roman échoué, d’un roman en lambeaux. Mais la différenciation en genre m’a toujours dérangé. Jean-Patrick Manchette n’était pas auteur de polars, il était écrivain. Un grand écrivain.
La question ne devrait-elle pas être posée ainsi : De nos jours, comment, pourquoi et pour qui faut-il écrire ? Ce livre s’inscrit-il dans l’histoire de la littérature ?
Je lis mes contemporains. J’ai de la considération pour quelques uns, très peu. Je n’apprécie pas du tout le roman français tel qu’il est écrit aujourd’hui. (Y a pas d’hélices, hélas !) Je ne m’érige pas contre, j’en suis détaché. Je travaille seul, ne côtoie pas des gens de lettres et cela me convient. Je sais que mon écriture n’est pas calibrée, qu’elle n’entre pas dans la ligne éditoriale actuelle. Je le revendique. Invention des autres jours est publié. C’est déjà ça. La logique commerciale est une logique de guerre, froide : le pape (de la littérature) ! combien de divisions (de lecteurs) ? Si le plus grand écrivain de notre temps était élu en fonction du nombre de lecteurs, cela ferait frémir.
Dans mes rapport avec la littérature, la seule question sérieuse c’est ma propre cohérence. Ma sincérité et mon indépendance.

-Votre activité professionnelle vous contraint à écrire la nuit? Si vous aviez le choix, continueriez-vous à écrire la nuit, ou vous mettriez-vous à le faire à des heures plus "raisonnables"?

Je ne me suis jamais posé la question…
Je crois que j’ai la chance d’être indépendant, de n’avoir de compte à rendre à personne.
Mon salaire de veilleur de nuit me permet de satisfaire des besoins élémentaires, de vivre très correctement, de m’instruire, de m’insurger si je décide que la chose est nécessaire, de lire et d’écrire. Encore Je considère que je suis de mon temps et de mon espace.
Mais je suis pris dans un chiasme :
Je ne serai certainement pas resté veilleur de nuit si je n’avais pas écrit.
Je n’aurais sans doute jamais écrit si je n’avais pas été veilleur de nuit.

Pour conclure je dirai simplement : qu’on écrive de jour ou de nuit, il faut être pleinement conscient qu’on écrit après Homère, après Lucrèce, après Villon et Cervantès, après Gustave Flaubert et Lewis Carroll, après Khlebnikov et Mandelstam, après Joyce, Musil, Kafka et Faulkner, après Jelinek, Bolano, Guyotat et Pynchon… On doit alors se poser la terrible question : comment écrire après eux ? Et on hésite à se taire.

samedi 4 juillet 2009

Une cuvée 2008-09 riche et variée

L'heure des beaux jours a sonné, il est désormais temps de faire le bilan de cette fort riche saison 2008-09 de lectures.
Comme l'année passée, il a été délicat pour moi de ne pas intégrer certaines oeuvres des classements qui suivent. Je me suis limité à trois sélections par catégorie, ce qui nécessairement exclut plusieurs titres d'une très grande qualité. Pour les départager, cela n'a guère été plus aisé
puisque certains d'entre eux auraient pu être interchangés sans que je sente pour autant mon sentiment trahi.

J'ai fait l'impasse sur la catégorie "bande-dessinée" puisque je n'ai pas eu l'occasion de butiner dans cet univers cette saison. Ainsi, les catégories retenues sont:

-Meilleurs romans de l'année
-Meilleurs romans lus pendant l'année
-Meilleures nouvelles
-Meilleures lectures hors-catégories


  • Meilleurs romans de l'année
1- David Toscana, El último lector (Zulma)
2- Ramón Sender, Le Roi et la reine (Attila)
3- Jean-Daniel Dupuy, Invention des autres jours (Attila)

-El último lector de David Toscana est un chef-d'oeuvre d'inventivité tant dans le fond que dans la forme. S'il m'a charmé à ce point, à mes yeux, c'est avant tout pour la relation de proximité qu'il parvient à tisser entre écrivain et lecteur, et la mise en avant du livre en tant que monde à part entière. On espère que Zulma aura la riche idée de traduire d'autres romans de cet écrivain mexicain dans un proche avenir.
- Le Roi et la Reine s'est avant tout une ambiance de huis-clos fantastique, qui se joue comme une partie d'échecs avec quelques pièces maitresses et plusieurs apparitions surgies de nulle part. L'écriture de Sender est puissante, fascinante, hypnotisante. Attila a encore réussi à faire ressurgir un écrivain dont on se demande comment l'oeuvre aie pu demeurée aussi longtemps sous silence.
-Attila a frappé fort cette année. J'aurais encore pu retenir La Tombe du Tisserand de Seumas O'Kelly ou Fuck America de Edgar Hilsenrath, pourtant il a fallu se limiter à une seule troisième place.
J'ai donc retenu Invention des autres jours, sous-titré, roman kaléidoscopique. Par sa construction morcelée inimitable, Jean-Daniel Dupuy a réussi à créer une oeuvre d'une grande originalité. Son écriture est dotée d'un pouvoir enchanteur. Il manie les jeux de mots ou les déformations linguistiques, les ritournelles et les poèmes avec un sens du rythme enivrant.
Il a naturellement répondu, il y a quelques jours, aux questions de la taverne.
  • Meilleures lectures de l'année
1- Romain Verger, Grande ourse(Quidam, 2007)
2- Julián Rios, Cortège des ombres( Tristam, 2008)
3- Robert Alexis, La véranda (José Corti, 2007)

-Romain Verger est, pour moi, l'une des grandes révélations de cette année littéraire.
Cet artiste romancier, poète, critique, anthropologue, peintre, photographe(et j'en oublie probablement) a plus d'une corde à son arc. Dans Grande ourse, son roman fantastique (dans tous les sens du terme) il exploite tous ses talents et les mille et unes ressources de l'écriture pour faire déferler sur le lecteur un raz-de-marée sensoriel. Le résultat est court mais d'une densité étourdissante pour un deuxième roman.
Je devrais reparler avant la fin de l'été de Romain Verger et des différents aspects de son travail.

-Julián Rios, auteur d'un cycle Larva, est un écrivain fantasque qui manie la langue avec une audace incomparable.
Cortège des ombres est un recueil de nouvelles mais le fil conducteur qui unit les différents textes, la bourgade de Tamoga et ses habitants fantomatiques, le place définitivement dans une forme à part. Il plane sur ces textes une ambiance mystérieuse dont il est difficile de s'extraire.

-La véranda de Robert Alexis, c'est un voyage d'une grande poésie durant lequel le temps semble être suspendu. Il se dégage de l'écriture de Robert Alexis, un perceptible parfum de mélancolie. Même si la deuxième partie perd quelque peu de ce charme, nul doute que ce court roman recèle en lui la beauté presque surannée d'un poème de Byron ou de Lamartine.
  • Meilleures nouvelles
-Jean Cassou, Ophélie( in Le Visage vert numéro 15, 2008)
-Gilbert Keith Chesterton, Les trois cavaliers de l'apocalypse( in L'oeil d'Apollon, éditions du Panama, dans la collection "La Bibliothèque de Babel", 1977)
-Thierry Acot-Mirande, Temps gelé (in Temps Gelé, Monsieur Toussaint Louverture, 2009)

-Ophélie est un bijou de concision, une démonstration remarquable qu'une nouvelle de quelques pages peut emporter le lecteur très loin quand elle est composée par un écrivain aussi poétique que Jean Cassou. Je tiens à saluer la revue Le visage vert et toute son équipe, sans laquelle je serais probablement passé à côté d'une si belle découverte.

-Gilbert Keith Chesterton figure aussi parmi les réjouissances de cette saison de lecture. Les trois cavaliers de l'apocalypses est un conte à la chute étonnante.

-Temps Gelé m'a permis de faire connaissance avec la jeune et audacieuse maison Monsieur Toussaint Louverture ainsi qu'avec un auteur qui a su créer un monde personnel, à la lisière fantastique et science-fiction.
  • Hors-catégories
1-Juan Rulfo, Pedro Páramo (Gallimard,2005 / en poche chez Folio depuis 2009)
2-Jacques Abeille, Le Cycle des contrées(Ginkgo Editeur, Deleatur)
3-Jean-Pierre Martinet, Jérôme (Finitude, 2008)

-Parmi les inclassables, Pedro Páramo de Juan Rulfo s'est imposé comme un chef-d'oeuvre qui a marqué, et qui continuera d'influencer des générations d'écrivains mexicains. Sa technique narrative, jonchée d'échos percutants, sa concision, son onirisme en font l'un de ces livres, dont on se dit une fois refermés, qu'ils sont un accomplissement de l'art littéraire.

-Jacques Abeille est l'un des écrivains français en activité dont l'oeuvre est la plus puissante. Son cycle des contrées se situe dans un univers à la fois fantaisiste et étrangement ressemblant à des territoires existants. Il a su créer des personnages faits d'ombres et de lumières, dans un environnement d'inventions, et avant tout happer le lecteur dans une atmosphère envoutante.
Ginkgo/Deleatur, en cours de réédition illustrée de cette oeuvre monumentale, est à saluer pour sa contribution salvatrice.

-Jérôme est un autre livre phénoménal, que j'ai pu goûté dernièrement.
Il ne peut se lire impunément si j'ose dire. On pénètre dans le monde oppressant de Jérôme Bauche corps et âme, avec la crainte de ne jamais en ressortir indemme.
Il faut dire que Jean-Pierre Martinet a habité son personnage principal de tourments insondables. Il ne refuse aucune audace, aucun délire pour que le lecteur ne soit plus un spectateur, mais bien l'incarnation complète de cet homme de deux mètres et de cent cinquante kilos.
Pour la prochaine saison, j'aurais la tâche ô combien ardue de rédiger, après relecture , une chronique qui rende hommage à cet auteur admirable, que les éditions Finitude nous proposent de redécouvrir. D'ici là, je vous invite à vous délecter de la chronique audio que Nikola a faite à ce sujet.

La taverne reste ouverte tout l'été et espère vous retrouver encore plus enthousiastes à la rentrée. Je tiens à remercier tous ceux qui ont réagi aux différents billets de l'année, ou ceux qui ont pris simplement le temps de les découvrir.