Peut-on affirmer pour autant qu'il est le terrible scélérat d'un acte sanguinaire? La populace de Menfrez, serait prête à en donner sa tête à coupée, au point de scander haut et fort, tel un refrain morbide:
"L'ECORCOBALISEUR A TUE SON FRERE! L'ECORCOBALISEUR A TUE SON FRERE!"
Pourtant, sa soeur aînée considère que cette conclusion n'a ni queue ni tête. En effet, depuis le départ précipité de ses parents, l'écorco, à la lisière de l'âge adulte, sans la présence de son frère et soeur, est aussi esseulé qu'une pendule sans aiguilles, un voilier sans personne à la barre, ou pour être plus exact, une coquille vide au milieu d'une immense plage déserte. Pourquoi, dans ces conditions aurait-il voulu mettre à mal une aide aussi précieuse.
Un indice, bien flou toutefois, retrouvé dans la chambre de son frère cadet, l'aidera à aiguiller l'héroïne dans sa quête. Il s'agit d'un vestige de son activité de photographe, censée lui permettre de prendre conscience de son identité propre. Cette prise laisse apparaître une sorte de mirage gris, noyé dans un paysage maritime informe.
Ainsi, grâce à la coopération bienveillante d'un capitaine de goélette, solitaire au long cours, elle part à l'abordage d'une aventure maritime dont le but est de recoller les morceaux familiaux, si j'ose m'exprimer ainsi.
Par vents et marées, elle rejoindra la côte de La-Mer, cette île portuaire entourée par le désert, où cohabitent citadins et bédouins, exilés contre leur plein gré, suite à une tempête de sable extraordinaire. Ce n'est que le début d'un bien long périple.
Vous l'aurez compris, on navigue à la surface d'eaux fantastiques dans lesquelles, l'auteur nous invite à plonger à tout moment. De l'étêtement alternatif, comme étrange invention physico-ludo-mécanique au turbot comme boussole alternative, en passant par un étonnant appareil à détecter le vide, une technique de réminiscence charnelle qui fait suite à un voyage organique, ou par les indéchiffrables élécubrations cosmico-philosophiques des marins Hermann et Henric, assurément, la fantaisie ne fait pas défaut à Bérengère Cournut pour trouver des alliés originaux à la quête de son personnage.
On assiste aussi à un feu d'artifices de jeux de mots, de clins d'oeil, et autres audaces linguistiques, dont le poème de Michaux placé en éxergue, Le Grand Combat n'était qu'un avertissement:
"Il l'emparouille et l'endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu'à son drâle ;
Il le pratèle et le libuque et lui baruffle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l'écorcobalisse.
L'autre hésite, s'espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C'en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s'emmargine... mais en vain
Le cerceau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille
Dans la marmite de son ventre est un grand secret
Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ;
On s'étonne, on s'étonne, on s'étonne
Et vous regarde,
On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret."
Ainsi, la nature tripolaire de la relation entre frères et soeurs, clé de voûte du roman, la fratrie(qui s'oppose à la patrie) donne lieu à un vocabulaire déjanté comme cette variation "tricéphale, trinervée, triploïde, trigéminée". Chacun de ces trois membres n'est pas désigné par un prénom, mais affublé d'un surnom, qui ne figure que dans un dictionnaire imaginaire, l'Isandreline, l'Anicétonque et surtout l'Ecorcobaliseur, dont une définition étrange et visionnaire nous est donnée, en guise de queue-de-poisson, par la bouche même du concerné:
"Un article m'est consacré entre "Ecorche-cul(à l') et "Ecornifleur": Ecorcobaliseur- I. Nom pr., masc. : personnage au ventre vide, dont le centre est un tourbillon. Grand consommateur de revirements. Héros de livres populaires.-
II. Nom com., masc. (familier) : enfant très acceptable jusqu'à l'âge adulte, puis qui tourne mal. III. Nom masc. plur. (déformation de "les corps cobaliseurs"), terme de marine, fin du XXIe siècle: sur la côte, équipes chargées des transmissions complexes ne pouvant être pratiquées par sémaphore simple."
L'auteur fait aussi usage de ce surnom inconnu pour en faire surgir des variations jubilatoires, dans la bouche de la belle-soeur de l'Isandreline, tout aussi imprononçables que l'original comme écorbosaliveur ou écrocobaliseur.
Parmi les autres audaces linguistiques, on peut aussi citer ce baragouin(une sorte de créole imaginaire) qui est censé sauver l'Isandreline d'une situation périlleuse, face aux autochtones:
"BA PTA OUHI ! DISPURA TI FOULO, FAR PLUQUE LOCCUBRIN', AYON IBNASS LESSONG."
Par ailleurs, les festivités de Menfrez sont celles de Turbo-Pinpin, le journal local s'appelle l'Expêche. A ce titre, on peut saluer la revue de presse fictive, placée au dos de la couverture qui vante les mérites du roman de façon pour le moins farfelue, tout à fait dans l'esprit de l'oeuvre(à mourir de rire aussi).
Défricheur invétéré, Attila édite pour la première fois(et seule fois à ce jour) une oeuvre parfaitement originale avec beaucoup de réussite. Je tiens à féliciter Benoît Virot et ses alcooliques(oups acolytes) comme il se doit, non seulement pour avoir déniché cette oeuvre, mais aussi pour la formidable présentation du roman qui savent donner ce petit plus indéniable, qui donne envie de se procurer l'objet-livre (pour un prix modeste de 16€). Ici, une fois de plus, ils nous ont concocté une mise en page aérée, légère, qui confère à la lecture un confort non négligeable.
De plus, outre l'apport d'une bien belle carte maritime sur une double page, nous avons droit(en guise d'introduction de chacune des quatre parties) à quatre compositions en couleur des années 40 de Victor Brauner (1903–1966). Ses compositions surréalistes mêlent morphologies humaines et formes de poisson, dans des positions improbables qui mettent en valeur l'ambiguïté.
Elles sont rares mais précieuses, d'autant qu'elles ont été choisies remarquablement pour s'insérer à merveille dans cette fantaisie littéraire.
Que dire de plus? Ce livre est un pur enchantement, une bouffée d'air pur dans un paysage littéraire aseptisé, un voyage déroutant en hommage au monde de la mer et aux contes pour enfants, que n'aurait probablement pas renier Jules Verne et Jacques Prévert.
Servi par une plume gracile et pleine d'humour, Bérengère Cournut(dont seules quelques oeuvres avaient eu l'honneur de parutions dans des revues) nous livre ici, et ce dès son premier roman, une bien brillante démonstration de ce que peut donner un livre quand l'artiste inspiré laisse vagabonder son esprit en territoires inconnues.
- L'appel du large inconnu: à lire sans modération, L'Ecorcobaliseur de Bérengère Cournut, paru chez Attila, en 2008
- La succulente chronique de Nikola
- la délectable chronique d'A-S. Desmonchy
- Les corbaux saliveurs, une chronique savoureuse d'Antoine P.
- un aperçu de l'oeuvre de Victor Brauner
2 commentaires:
Bravo, cher Edwood, encore une passionnante critique, d'un livre tout aussi passionnant, et hors normes, que je ne saurais trop recommander moi-même à tous les amoureux de l'imaginaire.
La Partita m'attend!
Amicalement, Nikola...
Merci encore Nikola!
Attila prépare deux nouvelles parutions, la première totalement originale, Invention des autres jours de Jean-Daniel Dupuy(pour mai) et la seconde, Neige de Anna Kavan pour très bientôt.
Bonne lecture de La Partita alors.
Attention la comtesse Mathilde von Wallenstein vous guette!
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