dimanche 24 janvier 2010

La Dernière Goutte remet les pendules à l'heure de Gabriel Báñez

A Irène, por su amor de las lettras argentinas que me inspiró de viajar por el tiempo con..
Gabriel Báñez.





Gabriel Báñez est né à La Plata, dans la province de Buenos Aires en 1951. Il était non seulement romancier mais aussi nouvelliste, scénariste, journaliste(rédigeant le supplément El Dia) et éditeur (dirigeant La Comuna ediciones). Gabriel Báñez a disparu l'année passée.

"Intègre et chaleureux, Gabriel Báñez aimait l’écriture et détestait par-dessus tout les mesquineries de l’humaine comédie."
(extrait du site internet de La Dernière Goutte)
Jusqu'à présent, seules deux de ses oeuvres, El Circo Nunca Muere (Première mention de qualité au concours Juan Rulfo) et Los Chicos Desaparecen avaient été traduites en français dans les années 1990 grâce aux défuntes éditions Alfil.
Gabriel Báñez a aussi tenu son propre blog "Corte y Confección" pendant plus de trois ans, de mai 2006 à fin juin 2009.

En cette année 2010, les éditions de La Dernière Goutte, la maison qui "aime le verbe, les mots, ce qui claque, ce qui fuse, ce qui gifle et qui griffe et qui mord" ont prévu de nous proposer, avec l'appui du programme SUR (d'aide à la traduction d'ouvrages d'auteurs argentins), de (re)découvrir cet écrivain hélas trop méconnu en Europe, à travers quatre de ses oeuvres.

C'est au sein du premier roman de cet auteur, Les Enfants Disparaissent (aussi adapté au cinéma par Marcos Rodríguez), publié initialement en 1993 en Argentine, que la taverne vous invite à pénétrer.



“Un écrivain rigoureux et secret dont le goût prononcé du grotesque le range aux côtés des maîtres du genre, en particulier Roberto Arlt”
(Mempo Giardinelli)

"Les Enfants Disparaissent", cela aurait pu être le titre tapageur d'un journal de faits divers pour évoquer la succession de disparitions inexplicables qui secoue une petite bourgade argentine.
Ces accidents irrationnels ne constitueraient-ils pas un leurre dissimulant en son sein une cause raisonnable ?
Invariablement, Macias Möll s’avère être le dernier témoin oculaire de ces enfants sur le point de disparaître.

Macias est un horloger qui fait et défait les mécanismes des montres avec une patience et une précision inaltérables. Le soin apporté à ces témoins du temps qui passe s’apparente à un respect quasi-religieux.
Le temps est pour lui une divinité qui se cache derrière des présences apparemment anodines. Un policier immobile au soleil engendrant une aiguille d'ombre effilée, l'altération des volutes de fumée, les papiers de caramel rejetés par le vent, le temps distille à chaque instant un témoignage de son passage, sans cesse renouvelé, et cependant, soumis invariablement aux mêmes lois.




"L'âge lui avait toujours semblé une idée abstraite. Les adultes se remémoraient les meilleurs moments de leur vie, et c'est ainsi qu'ils se rassuraient quand il était trop tard, pour tout. L'enfance, au contraire, était un printemps toujours neuf qui repoussait la vieillesse dans un au-delà. Le vertige des pensées et l'éternel assemblage des mécanismes, eux aussi, nécessitaient de faire abstraction des années. Les adultes, se disait-il, n'avaient pas ce genre de préoccupations. Les adultes pensaient."


Définitivement cloué à sa chaise roulante, Macias prend un bain de jouvence tous les jours à la sacro-sainte dix-huitième heure de la journée.
Adulé par une marmaille avide de nouveaux exploits toujours plus spectaculaires qui lui lance des ersatz de confettis, il dévale sur son bolide la pente du haut de la ville jusqu'à la place publique, de façon effrénée, faisant tomber les records les uns après les autres.
Loin de se lancer dans une vaine course contre la montre, cet homme espère simplement réanimer la balançoire inerte de la place publique, faire rejaillir chaque jour la vitalité sur le monde, renaître quotidiennement d'un souffle nouveau.

Chaque franchissement de ligne propulse aux oubliettes les précédentes performances.
Pour célébrer ses renaissances, il se lance dans une danse dont le mouvement circulaire lui permet de se glisser au coeur du temps.
Son objectif ultime constitue la barre des douze secondes, qui lui permettrait de transmuer son fardeau en horloge parfaite.
Pour y parvenir, inspiré par le théoricien mathématique, son maître spirituel Kline qui clame que "La première certitude fut la première de nos erreurs", il perfectionne son engin et élabore d’audacieuses techniques de descente toujours plus risquées, qui lui permettent de fusionner avec sa monture, et de repousser toujours plus loin les obstacles à la vitesse.
La structure du livre égrène à sa façon les temps intermédiaires de Macias, en scandant un à un les chapitres de sa vie, jusqu'à la seconde durant laquelle un fatal grain de sable s'échappera des rouages de l'horloge interne du récit pour le faire dérailler.




A la suite de ces prouesses, telle une malédiction, les enfants disparaissent, un à un, sans laisser la moindre trace.
La police s’interroge et demeure dans une impasse inacceptable. Les autorités s’efforcent ainsi de faire passer à la trappe le mystère drapant toute cette affaire. Les médias s’emparent de l’enquête policière qui bascule en chronique sociale.
L’horloger paralytique devient une mascotte locale dont la portée spirituelle en marge demeure désespérément insaisissable.

"L'ignorance était toujours un avatar de la peur. Le plus instinctif. Le plus puissant aussi."

Comme souvent dans le monde contemporain, ce qui est incompris est simplifié, vulgarisé, déformé.
Les citoyens à l'image du jardinier, sont emprisonnés chaque jour par leurs habitudes quotidiennes.
A l'inverse du paralytique sur l'établi duquel trône un sablier, symbole du mouvement perpétuel, les représentants de l'ordre, quant à eux, en tête desquels figurent le commissaire de police, le juge, s'évertuent à conserver un espace vital toujours identique, immuablement inanimé, où chaque élément est condamné à l'immobilité. Leur esclavage culmine dans leur stérile tentative de reconstitution d'un passé qui leur échappe.
Le piétinement de l'enquête est perceptible dans ces pages où le lecteur a l'impression de subir un incessant va-et-vient qui s'oppose au mouvement circulaire et harmonieux des aiguilles d'une montre.

Harcelé par la police, Macias avoue ne pas se souvenir des enfants fêtant ses exploits. Leurs prénoms ne lui rappellent plus rien car ces derniers ne servent à ses yeux qu'à figer leur présence sur terre.
Sur les photos des journaux, les visages de ces victimes rivés à la page perdent de leur netteté originelle. Dans l'esprit de Macias, l'image de leurs corps se noie dans une idée de jeunesse, d'innocence qui submergent les caprices des temps.

"Il n'y a rien à comprendre: les choses cessent d'être ce qu'elles sont au moment où elles cessent d'être ce qu'elles sont."

Gabriel Báñez nous offre un livre alerte et frais, sans fioritures, qui provoque une réflexion particulièrement profonde sur l'incompréhension et la réaction que celle-ci engendre chez l'être humain.

Certains critiques littéraires ont vu à travers ce récit de Macias Möll un renvoi dissimulé au traumatisme des Folles de Mai des années 1970, suscitées par les nombreuses disparitions de jeunes hommes se révoltant contre la dictature argentine.
On peut aussi y voir un hommage à ces millions d'enfants du monde entier, confrontés dès leur plus tendre enfance aux pire abominations de l'humanité pour espérer voir le soleil se lever le lendemain.

"Les Enfants Disparaissent", cette sentence inexorable, lourde de sens, revient hanter la population locale et le lecteur à intervalles réguliers.

On n'échappe pas à son destin.
L'enfance s'efface tôt ou tard pour laisser place à l'impassibilité, la cruauté de l'âge adulte.



4 commentaires:

irene a dit…

c'est absolument sublime, ed !!
je ne sais pas comment te remercier.

irene

edwood a dit…

Irène, c'est toi que je dois remercier pour m'avoir fait découvrir l'oeuvre de Gabriel.

Anne-Françoise a dit…

C'est ta belle chronique, riche et précise mais laissant au lecteur le plaisir de la découverte, qui m'a donné envie de lire ce roman à la fois limpide et profond, dont l'apparente simplicité cache des trésors de réflexion, sur l'immobilité et le mouvement, le temps et l'espace, "La fin des certitudes" (avec cette référence constante à Morris Kline, que tu évoques à travers ta chronique)... et puis cette enfance condamnée à disparaître. Je me trompe peut-être, mais je n'ai pas forcément pensé à l'aspect politique que peut revêtir l'idée de la disparition en Argentine - j'ai lu ce roman comme une méditation sur ce mouvement inéluctable qui nous éloigne de nous-mêmes. Finalement, Macias Möll, privé de mouvement (quoique...)est sans doute celui qui peut rester au contact de cette enfance qui nous échappe.
Des thèmes graves, mais que Báñez aborde avec grâce et légèreté.
Merci beaucoup, Mr Ed, pour cette découverte (qui m'a en plus permis de découvrir La Dernière Goutte...)

edwood a dit…

Chère Anne-Françoise,

Ton message me touche évidemment puisqu'il met en lumière ce que je me suis plu à mettre à nu, à savoir la candeur qui ne parvient plus à nous émouvoir, à cause- il est triste de le constater- d'une sophistication de la société, peut-être davantage éprise par ce qu'elle devient, que sensible à l'essence de son identité primitive.

La recette de Gabriel Bañez est certainement de témoigner de ce que sont les choses, sans déformation, sans fioriture ni ostentation. Il démontre la dégénérescence par l'incapacité à l'émerveillement, l'asservilissement à un modèle de pensée sans issue.

Les références citées ne sont pas nécessairement à prendre en compte dans le processus de lecture. Je n'y ai guère pensé non plus au cours de la mienne. Les images que le texte recèle, les symboles sont ici certainement plus prépondérants.

Concernant La Dernière Goutte, c'est une maison intègre qui a quelques perles dans son catalogue et je ne doute pas qu'elle sera reconnue à sa juste valeur au fil du temps.