mardi 13 juillet 2010

Les Saisons de la déliquescence




On cite volontiers Le Grand Meaulnes d'Alain Fournier, Sous le Volcan de Malcolm Lowry et, moins fréquemment, Les Saisons de Maurice Pons. Pourtant, assurément, il s'agit d'un livre culte, hanté, l'un de ceux que tout lecteur se doit d'avoir lu une fois dans sa vie. L'un de ceux qui charrient des torrents d'images, faisant jaillir des cascades d'émotions. L'un de ceux qui laissent des traces indélébiles dans sa propre existence.

La saison pourrie

Pluie d'hier, pleurs d'aujourd'hui, plaie de demain.
A longueur de journée, le ciel s'acharne à déverser, du matin au soir, du soir au matin, des trombes d'eau. Une symphonie rebattue. Un tel climat pourrait- se dit-on- créer les conditions favorables à la fertilité, nourrissant l'espoir d'une végétation luxuriante, d'une culture abondante et fort variée. Pourtant, la terre égorgée par l'eau déferlant sur elle à longueur de journée, loin de se repaître de ce festin élémentaire, charrie des torrents de boue, vomissant la pourriture qui la ronge de l'intérieur. Les gouttières s'efforcent d'évacuer le surplus d'humidité, les toits de planche sont rongés par la rouille, les façades obstruées, les bâtisses en état de décrépitude avancée. Quant au bélier, rivière tumultueuse par le passé, elle n'est plus désormais qu'une tranchée aride, vestige d'un temps révolu.
Un voyageur inconnu, Siméon, trouve refuge dans ce pays inhospitalier, avec comme seules richesses, une plume et un bloc de papier vélin. L'espoir de trouver le couvert dans l'auberge environnante se heurte à la patronne éléphantesque et à l'hostilité de la population locale, qui ne voit guère d'un bon oeil la venue d'un étranger se déclarant écrivain, alors que pas un ici ne sait lire ni écrire. A force d'imprécations auprès de la tenancière des lieux, il parvient, malgré tout, à obtenir un fadasse bouillis de lentilles noires, seule denrée périssable offerte par la terre, et un lit rudimentaire perchée dans les combles de l'habitation. In excelsis!




Après la pluie, le mauvais temps

Après l'aurore, l'horreur d'aujourd'hui, l'or blanc maculé de demain.
Ensevelies par une neige qui tombe drue toute la saison, les contrées se meurent, prisonnières de son tombeau glacé. La putréfaction prolifère, envahissant les êtres qui s'évertuent, malgré tout, à vouloir apprivoiser ces terres. Première victime de cet état de déliquescence, Siméon échoue à se débarrasser de ses blessures, qui le harcèlent, qui le harassent sans discontinuer. Pis, elles dégénèrent, elles deviennent gangrènes, le forçant à consulter un médecin, ayant recours à des méthodes peu communes, et à un assistant surprenant. Car ici, les animaux sont l'oxygène, dont semble être privée l'eau qui déferle incessamment, sous toutes ses formes. Ce sont eux qui, plaqués au bas du ventre, réchauffent comme une couverture de survie, eux encore qui rendent possible la procréation, accordant un temps de sursis à ce pays dépérissant.

Renaissance de demain ,
PrimaClara

« Encore un avertissement; ne vous méprenez pas sur mes desseins qui sont périlleux. Ce que je dois écrire n'est pas beau en soi. Je peux bien vous l'avouer, ce sont des horreurs que je dois décrire, des horreurs et des souffrances surhumaines- comme par exemple la mort de ma soeur Enina- et c'est à travers cette horreur que je dois atteindre la beauté, une beauté qui purifiera le monde, qui en fera sortir tout le pus, mot à mot, goutte à goutte, comme d'une burette à huile. »


La construction d'un monde meilleur passe par la déconstruction, par l'éradication des racines gâtées. Siméon, pour garder les yeux ouverts, se voit obliger de retirer, à intervalles réguliers, les particules de glace qui s'infiltrent dans sa cornée. Amputé par morceaux, puis par monceaux, c'est à corps et à cris qu'il s'efforce d'engendrer les mots lui permettant d'extraire ses propres maux, affluant par cercles concentriques, d'extirper ses tourments intérieurs.

« Mais l'obscurité maintenant était totale. Il se glissa rapidement hors de sa cachette et reprit sa marche vers le haut du village, emportant jalousement le trésor d'images qu'il venait de dérober à la nuit. »

Fantasme, chimère, le printemps est une saison éphémère, entreaperçue à la dérobée, dans la pénombre. Faite d'ombre plus que de lumière, c'est la saison des illusions, des espoirs de renaissance. Clara, la fille des Dogde, dénudée, offerte au regard incrédule de Siméon, incarne cet espoir, apporte la preuve incontestable que le monde de beauté est aussi doté. Dans le paysage montagneux, le col-frontière apparaît bientôt comme la ligne de fuite rêvée par toute une communauté, hantée par les richesses disséminées de l'autre côté.
Ces contrées ténébreuses, où les saisons durent plus qu'une année, déréglées par une temporalité surnaturelle, ce pays à la population rustre et méfiante, aux pratiques insolites n'est pas sans faire songer aux univers kafkaïens. Maurice Pons a su le dépeindre avec un lyrisme avivant des émotions primitives, rivant le lecteur aux maux de Siméon, à ses souvenirs épars. Il nous livre ici une fresque animée d'une fièvre de tous les instants, d'une ferveur, qui par sa simplicité, son épurement, touche au sublime.



  • à (re)découvrir chez Christian Bourgois: Les Saisons de Maurice Pons(1965)

2 commentaires:

Le pendu a dit…

C'est un livre à lire que je n'ai jamais osé relire.

Anne-Françoise a dit…

Et Simeon lutte pour garder ouverts les yeux qui font de lui, l'écrivain, un témoin de cette catastrophe. Le monde que tu as su nous rendre sensible dans ton beau texte garde l'empreinte de la catastrophe passée (souvent il y est fait allusion aux camps où est morte Enina); cette zone en putréfaction ne connaît aucune espérance : même le terrible "répit" glaciaire ne peut tuer ces germes, ces bactéries, ces bacilles, ces microbes, ces ferments qui dévorent tout, commençant par le corps de Simeon. La vie n'a pas de place entre la stérilité absolue et la décomposition universelle. Et pourtant, le rire conserve un espace dans ce texte désespéré qui joue de tous les registres, de la tendresse au grotesque, de la cruauté à la tragédie. Un rire grave, cependant (quoique, je l'avoue, l'âne chirurgien, la grenouille... tiens donc, la grenouille???)
Merci en tout cas pour cette découverte qui restera une étape mémorable dans mon parcours de lectrice.