vendredi 12 novembre 2010

Cinema paradiso


"Début mai 1980, je suis allé à l'Uranie. On y passait un film dont je ne peux me rappeler le titre. Pis encore, dont je ne me rappelle même pas- et peut-être non sans raison- si c'était un film de fiction ou un documentaire."
En nous ouvrant les portes de l'Uranie à Kralievo, où la notion de temps semble avoir été abolie à jamais, et en écartant le rideau couleur velours bleu qui en garde l'entrée, Goran Petrovic invite son lecteur à prendre place aux côtés de la trentaine de spectateurs assistant à une séance au cours de laquelle les images projetées à l'écran s'apparentent à un montage kaléidoscopique en gestation.
Après nous avoir narré l'histoire atypique et tourmentée de cet hôtel reconverti en cinéma de quartier, l'objectif du cinéroman va, tout au long d'un travelling, de temps à autre interrompu par des inter-titres et des réminiscences, remontant les rangées de sièges depuis la première jusqu'à la dernière, nous dévoiler la composition et la mémoire de cette arche de Noé hétéroclite, à bord de laquelle les absents de la communauté et les présences intermittentes ont aussi le droit de figurer.
En tête de ce cortège, on retrouve Simonevitch, l'ouvreur qui jadis accomplissait ses devoirs avec la plus grande ferveur, et qui depuis quelque temps préfère rester dans les coulisses du paradis afin de s'occuper de cette fausse perruche qui porte le nom de "démocratie", et qui refuse obstinément de s'exprimer, malgré les messages d'espoirs que son propriétaire attend d'elle.
La surveillance et l'oppression, règles inflexibles qui ont jusqu'à présent dicté la conduite de la majorité des citoyens du pays, semblent être dans ce lieu intemporel à la merci des caprices de chacun.

Dominées par une voûte céleste parsemée de constellations, qui se délite, qui s'écaille, qui se désagrège, les hauteurs de ce paradis terrestre révèlent, à travers ses interstices, la face cachée des destins qu'il abrite. Cependant, le rôle principal incombe au lecteur qui devra combler, par l'intermédiaire de ces bribes de récits les brèches du spectacle qui lui est offert.
Sans pour autant lever le voile sur toutes les réponses aux interrogations susceptibles de traverser l'esprit de son lecteur, la réalisation de ce récit fragmenté ressemble étrangement au long-métrage élaboré dans l'ombre par le projectionniste de l'Uranie, le bien-surnommé Bonimenteur, qui découpe et recoupe les bobines les plus marquantes et les plus disparates de l'histoire du cinéma, pour les rassembler par thématiques communes, puis les mettre en scène dans un ballet d'images absolument rocambolesque. Compilateur rhapsodique mariant avec maestria les registres et les effets les plus contradictoires, le burlesque et le tragique, la gravité et la légèreté, l'authenticité et la parodie, le pittoresque et l'indicible, le narrateur semble être le complice de ce film fantasmé, qui superpose les points de vue, qui dépasse outrageusement le cadre du documentaire, qui surpasse allègrement l'inventivité des fictions conventionnelles.
"Cette fois-là, ils n'étaient que deux- Gagui et Dragan. Pour les différencier, disons que le véritable prénom de Gagui était Dragan, alors que le surnom de Dragan était Gagui. Le premier Gagui, un peu plus âgé que l'autre, était analphabète, aussi était-ce l'autre qui lui lisait toujours ce que disaient les sous-titres."
Symbole de cette imbrication de visions, de cette interchangeabilité de rôles, de cette stimulation affabulatrice, Gagui, incapable de lire les sous-titres et contraint de suivre le déroulement de l'action à travers la narration improvisée de son voisin Dragan, dont les excès de fantaisie ne sont pas entendus de la même oreille par Djordjévitch, l'implacable enseignant au lycée, pour qui la fidélité au septième art est une règle sacro-sainte. Mais nous sommes à Kralievo dans un paradis artificiel, à des années-lumière du climat d'hostilité qui a régné en Serbie depuis trop longtemps déjà, et les positions les plus opposées, les comportements les plus excentriques peuvent ici cohabiter sans la moindre arrière-pensée, sans la peur des représailles, malgré l'attitude menaçante d'un certain Tronçonneuse qui sème la terreur dans les rangs.

Sans temps morts ni effets spéciaux, l'oeuvre de Goran Petrovic est littéralement menée à tambour battant et l'adaptation française servie par Gojko Lukic n'est probablement pas tout à fait étrangère à cette réussite proposée aux Allusifs, maison dont on reparlera très certainement dans la taverne.



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