jeudi 10 janvier 2008

LA PARTITA ROMANESQUE de Alberto ONGARO


Après après avoir été complètement envoûté par le cultissime La Taverne du doge Loredan, je voulais découvrir plus amplement l’œuvre romanesque d’Alberto Ongaro. Hélas, bien que très prolifique dans ce domaine, le nombre de ses titres qui ont eu l’honneur d’une traduction dans la langue de Molière se comptent sans difficulté sur les doigts de la main. En attendant, la parution prochaine de son dernier titre, le Secret de Caspar Jacobi, annoncé pour avril prochain par les éditions Anarchasis, je me suis lancé à corps perdu dans la Partita, édité en Italie pour la première fois il y a plus de vingt ans(en 1985) et qui est le premier et seul roman de Ongaro, hormis la Taverne(et Une vie d'aventures qui s'apparente plus à un biographie romancée qu'à un roman pur)à avoir connu le bonheur de la traduction (il a même eu l’honneur d’une réédition en format poche!). Du net, je n'avais pu glaner que deux malheureux mots sur cette oeuvre qui se devaient de résumer son contenu: "roman fellinien". Ah si j'appris aussi au détour d'un blog que ce livre avait fait l'objet d'une piètre adaptation cinématographique(comme souvent) en 1988 par le réalisateur Carlo Vanzina. J'entrepris de me le procurer mais épuisé, introuvable, ce livre se drapait d'une aura mystérieuse. Heureusement, la bibliothèque de Lausanne disposait d'un précieux exemplaire abandonné dans son dépôt(message privé à l'aimable personnel de celle-ci: c'est moi le lourd qui vous demande à intervalles réguliers de sortir du dépôt des ouvrages que vous pensiez destinés à finir leurs jours dans ce lieu retiré où gisent les livres boudés par les lecteurs).

Le récit à la première personne est celui de Francesco Sacredo qui revient dans les terres familiales de Venise après avoir purgé une longue peine sur l’île de Corfou pour avoir témoigné d’une témérité… un peu trop virulente-dirons-nous- à l'encontre d'un soldat. Quand le navire qui le conduit est sur le point d’accoster sur la lagune, un mauvais présage se présente. Les différentes îles sont sur le point d’être emprisonnées par la glace, signe prématuré d'un étau qui va se refermer inévitablement sur notre personnageet qui va annoncer les mauvaises surprises à venir. En effet, rapidement, Francesco Sacredo comprend que l’ensemble de l’étendu patrimoine de son père, y compris celui dont il allait hériter, a été dilapidé aux jeux. Se rendant sur le théâtre de ces joutes endiablées qui ont lieu depuis près de trois mois, Francesco va apprendre que c’est une comtesse borgne du nom de Mathilde von Wallenstein qui a entraîné la ruine présente de sa famille et la sienne propre à venir. Dès lors que l'incroyable bénéficiaire du hasard croise le regard du beau Francesco, celle-ci décide de lancer un pari impromptu, un pavé dans la mare qui pourrait décider du sort de celui-ci. En effet, elle lui offre la possibilité au cours d’une partita de dés de se voir recrédité non seulement de son propre héritage mais aussi de sauver le riche patrimoine familial qui semblait s’être envolé. Seulement voilà, si le sort venait par contre à jouer en sa défaveur, il se verrait condamné à vivre aux côtés de celle-ci jusqu’à la fin de ses jours. Francesco accepte le pari. Alors que son destin semble basculer vers cette abominable voie, il entreprend de déjouer le sort qui l’attend en tentant une escapade désespérée.

A ce moment, il est bien loin d’imaginer que celle-ci débouchera sur une course-poursuite ininterrompue de plusieurs mois à travers l'Europe pendant laquelle les coups de théâtre et autres rebondissements seront légion. D’ailleurs, Ongaro témoigne d’une force et d’un sens narratifs comparables à l’art de la scène. Par exemple, au cours de la fameuse partita décisive, on perçoit la tension qui émane de la scène, les visages masqués amassés autour de la table de jeu, celui à moitié bandé de la comtesse telle une corsaire qui se joue de ses adversaires, le changement d’état du père de Francesco au fil du jeu et la peur de ce dernier. On voit et on entend les dés tournoyer sur le tapis comme une toupie animée d’une volonté propre et qui s’amuse de la fébrilité qu’elle fait naître;on devine les murmures qui s’échappent des visages faussement impassibles des spectateurs , témoins avides d’une scène grisante. Pour éviter la routine des romans d’aventure classiques à la Stevenson, Ongaro se plaît à imaginer des situations rocambolesques et jouissives pour le plus grand plaisir des lecteurs. Ainsi, pour se venger de son père, Francesco aura l’audace d''imaginer un stratagème incroyable. Il va demander à un couturier,atteint d’une maladie sexuellement transmissible, proche d'un barbier de confiance, de coucher avec l’une des maîtresses attitrées du père de Francesco pour que le mal se diffuse jusqu’à lui. De façon inespérée, celui-ci parviendra même jusqu’à la comtesse qui accueille désormais le chef de famille ruiné. Les personnages que l’on rencontre sont charismatiques et on ne peut plus truculents. On se régale notamment du tableau savoureux que Francesco nous brosse des frères Podesta qui sont en quelque sorte des chasseurs de prime engagés par la comtesse pour retrouver sa tête mise à prix. Deux hommes qui se ressemblent comme deux goûtes d’eau, à ceci près que l’un d’entre eux porte un signe reconnaissable entre tous, la marque définitive d’une gifle monumentale reçue par une ex-conquête. Cependant, Francesco ne verra jamais que de dos ses deux assaillants et sera malgré tout harcelé par leur présence tout au long du récit. Il sait qu’il a le mauvais rôle, celui de la proie qui est condamnée à s’enfuir à l’aveuglette dans une partie de cache-cache interminable, d’attendre fébrilement les courriers des rares personnes sur lesquelles il peut compter(si toutefois il peut encore avoir confiance en quelqu’un !) et de tenter de glaner de maigres informations qui peuvent filtrer dans les auberges. Pour se dissimuler, il changera de nom mais le passé reviendra au galop.
Pour exorciser ces fantômes qui le hantent, ce dernier sera contraint d’imaginer les différentes tournures du scénario de la chasse dont il est la victime potentielle, de rendre concrets les trames imaginaires. A force de tenter de combler les vides de ses aventures, la paranoïa et aussi la schizophrénie prendront le pas, créant au lecteur l'impression d'être devant un personnage à la fois acteur et narrateur. Agacé de risquer de se tromper lourdement et surtout de subir son destin, il se plaira à envisager le retournement de situation qu’il souhaiterait donner à cette partie, à savoir se retrouver le chasseur et non plus le traqué. Pour cela, il inventera un subterfuge dont il a le secret. Il contraindra un vieux prince à engager les redoutables gardes du corps de sa femme(qui a à peine quatre ans!) dans la traque de ses éternels sicaires en lui faisant croire qu'ils fomentent l'assassinat de lui et sa femme sous l'égide de ses perfides rejetons.
Malheureusement, son sort semble le mener vers une impasse. Il comprend que la partie qu’il croyait soldée à jamais s'est irrémédiablement immiscée au-delà ; les réminiscences de cette funeste nuit, de plus en plus pesantes seront là pour lui rappeler. Il ira jusqu’à se demander si finalement la comtesse ne lui a pas joué un tour, ne s’est pas tout bonnement amusée de lui en lui donnant l’illusion de le tourmenter à distance. Ainsi, le discours de la comtesse s'inscrivant en filigrame:
"Le crédit et le débit sont les deux faces de la même monnaie(...)Ils sont comme un homme et une femme qui ne parviennent pas à se déprendre l'un de l'autre, comme le jour et la nuit,ou, si vous préférez, la vie et la mort. Il ne vous sera pas facile de vous libérer de moi"

Non seulement, Ongaro fait preuve d’une grande virtuosité narrative en construisant un récit à la première personne engagé,dans lequel on ressent véritablement les désirs, les peurs et les démons qui peuplent notre personnage. Il allie aussi à ces élucubrations un grand raffinement dans le langage. On retrouve dans celui-ci le charme du XVIIIe. Entre autres, il réussit le tour de force de rendre raffinée une illusion coquine là où bon nombre de ses compères auraient sombré dans le vulgaire ou de rendre absolument délectable la moindre des anecdotes évoquées qui auraient pu paraître insignifiantes livrées à d'autres mains.

Bien sûr, quand on est rentré dans l’univers de cet auteur merveilleux par la grande porte de La Taverne du doge Loredan, on peut rester quelque peu sur sa faim devant la répétition relative du schéma narratif qui se présente après la mise en bouche plus que prometteuse. On est loin également des mises en abîme fascinantes de l'illustre ouvrage. Cependant, Ongaro esquive ce défaut en rendant palpitant et surprenant les événements grâce à une formidable éloquence de tous les instants. A ce titre, Ongaro, tout comme pour la Taverne, se refuse à conclure son roman de façon ferme et définitive. Cette façon de procéder a le grand mérite de laisser libre court à l’imagination vagabondante du lecteur selon ses propres fantaisies. Pour qui aime les romans qui ont le goût et le charme d’antan associée à une inventivité débridée, La Partita est un livre insolent et immanquable dont il se réjouira de découvrir les aventures trépidantes de Francesco avec un grand A.




4 commentaires:

Anonyme a dit…

Force est de constater quet tu as le don de donner envie de lire l'oeuvre dont tu parles...

Anonyme a dit…

Très joli site, superbes illustrations, des textes très interessants, personnels et pertinents.
Que demandez de plus ?!
Je reviendrai avec plaisir te lire...
Alex

edwood a dit…

Merci Alex pour ces commentaires élogieux. Si cela t'intéresse, je viens de mettre en ligne un dialogue que je viens d'avoir avec Alberto Ongaro, l'auteur de la Partita.
@ bientôt.

edwood a dit…

La partita enfin réédité par Anacharsis, dans une nouvelle traduction de Jean-Luc Nardone et Jacqueline Malherbe-Galy.