mercredi 17 décembre 2008

CHRONIQUES SCANDALEUSES DE TERREBRE de Léo Barthe

Je continue ma progression toujours plus avant dans la fascinante redécouverte du cycle des contrées avec les chroniques scandaleuses de Terrèbre. Celles-ci ne sont pas de la main de Jacques Abeille mais de celles de son hétéronyme, Léo Barthe, le pornographe, l'oncle de Ludovic Lindien. Sous ce masque énigmatique se cache tout un pan insoupçonné de l'oeuvre de Jacques Abeille, essentiellement publiée chez la musardine.
Résultat des filatures de l'enquêteur Molavoine du Veilleur du jour, ce recueil de sept textes, de par sa nature pornographique, qui s'écarte largement des tomes précédents, risquait de déconcerter, voire de choquer les lecteurs du cycle. Pourtant, malgré cette orientation audacieuse, Léo Barthe, qui s'est vu confier le carnet de l'enquêteur, parvient à conserver l'ambiance si mystérieuse et attachante du cycle.
Tout d'abord, dans une optique de lecture à rebours caractéristique du cycle, les lieux ( la boutique de l'antiquaire, le temple, l'auberge...), les situations et les personnages, pour la plupart évoqués sous le masque de l'anonymat devraient raviver des images puissantes aux lecteurs fidèles du cycle.

On assiste aux ébats par le regard dérobé d'un personnage tiers qui dévoile la scène par le biais d'un récit à la première personne. Ce dispositif permet une immersion totale du lecteur, d'autant plus que la narration s'attache à donner un aspect dangereux à ce parcours. Avec beaucoup d'ingéniosité, il se sert des particularités des lieux, pour conférer une ambiance occulte au récit, comme ici au début de celui du prêtre, dans le temple:

"Ce couple, ce maudit couple, est venu s'abriter un soir de pluie dans le temple. Cela arrive souvent et je n'ai pas l'habitude de m'en formaliser car qui sait si ceux qui entrent par accident ne recevront pas dans le Lieu Saint le signe dont ils ne se savaient pas en quête? Qui peut juger de ce qui guide les pas des hommes aveugles? J'ai bien vu que ceux-ci n'étaient pas des croyants; ils n'avaient ébauché aucun geste rituel en entrant ni en s'avançant vers le choeur, mais leur expression était assez recueillie et, événement assez rare, ils s'intéressaient à l'aspect de l'édifice. L'homme montrait à sa compagne notre plafond dont la teneur religieuse malheureusement m'a toujours paru douteuse, mais qui est probablement une grande oeuvre d'art. Je les voyais bien puisque je me tenais à la tribune; je venais de quitter l'orgue. Eux ignoraient ma présence car j'étais dans l'ombre au-dessus d'eux et retenu de me manifester par un désir de discrétion dont je me suis repenti toujours. Ils ont fait le tour de la nef à pas lents, parlant à mi-voix, et de temps à autre levant les yeux vers la voûte. La femme, qui me paraissait extrêmement jeune, tenait ses bras repliés et serrés contre elle et parfois frissonnait. On entendant des paquets de pluie crépiter contre les verrières. Un instant ils disparurent à ma vue en s'avançant sous la tribune. Je croyais qu'ils allaient sortir et attendais pour me mettre en mouvement que le panneau de la porte capitonnée résonne en retombant, quand de nouveau leurs pas retentirent. Je vis la jeune femme surgir et remonter à grands pas l'allée centrale en direction du choeur. L'homme la suivait à quelque distance d'une démarche qui parut hésitante ou intimidée et comme si, cependant, il ne pouvait se résoudre à laisser aller seule sa compagne. Elle s'immobilisa contre la barrière du choeur et sembla se recueillir, puis, résolue, elle se tourna vers lui et, moi aussi, je pouvais la voir en face."

Ou là le récit de la servante que l'on suit depuis une cachette étonnante d'une chambre d'auberge:

"Dans chaque chambre il y a une penderie ; une boiserie scellée dans la cloison. Au lieu d’être tapissé, comme ça peut se faire puisque c’est la muraille, le fond de chaque penderie est en lambris. Elle m’a montré qu’on peut faire glisser ce lambris comme un écran et on se retrouve directement derrière le miroir de la chambre voisine et, si on referme bien la porte de la penderie sur soi, on peut tout voir de l’autre côté. Je l’entends encore : « Comme c’est toi qui vérifies l’état des chambres entre deux passages, maligne comme je te connais, je sais bien que tu aurais découvert ça toute seule un jour ou l’autre. » Il y avait eu un petit silence. Nous étions toutes deux enfermées dans l’ombre de la penderie, regardant vers une chambre déserte et grise. Nous étions plutôt à l’étroit. J’ai senti qu’elle posait la main sur mon cou, je n’ai pas bougé, regardant fixement depuis le fond du miroir, et j’ai entendu sa voix de nouveau : « Ce n’est pas seulement parce que tu l’aurais découvert toute seule que je te dis ça, Marthe. » Puis elle a ouvert brusquement la penderie. Je me suis retrouvée tout ahurie dans le jour. Déjà elle s’éloignait, mais elle disait encore : « Il y a un miroir dans chaque chambre, Marthe, même dans la mienne. »


Ce jeu créé une sorte de complicité insidieuse. Bien loin d'un vulgaire voyeurisme, les personnages qui s'invitent à partager ces jeux coquins de leurs yeux ébahis, y puisent une aura magique qui les nourrissent de l'intérieur pour exorciser leur propre fébrilité ( la passivité, la vieillesse, l'infirmité, la timidité).

Dans les passages érotiques qui ne représentent finalement qu'une petite partie de l'ensemble, tant Léo Barthe se plaît à retarder l'échéance de l'acte dans un jeu délicieux de préliminaires, l'écriture, revêt une grande élégance. Les parties génitales sont transmuées par des métaphores admirables. Le langage pittoresque fait ressurgir la spontanéité bestiale, l'abandon total des protagonistes et l'intensité du désir qui en émane.

Le dernier récit, quant à lui, l'histoire d'Eponine Délimène(
directement de la main de Léo Barthe) dont le côté scabreux est longuement évoqué à la fin de Les Voyages du fils, est, de loin, le plus fructueux pour comprendre l'origine des relations mouvementées du trio de Terrèbre dans Le Veilleur du jour: Destrefonds (le futur conférencier), Lonvois (le chancelier ), Roxelin( l'homme de loi) ainsi que leur relation avec Eponine.

En définitive, il s'agit d'un opus surprenant, pas nécessairement le plus riche des contrées, mais qui regorge d'idées méritant largement de ne pas passer à côté.
Désormais, il faudra avoir la patience d'attendre jusqu'en octobre de l'année prochaine pour découvrir la suite inédite du cycle des contrées(Un homme plein de misère) sans succomber à la tentation des fragments déjà parus qui suivent celui-ci dans l'ordre logique du cycle( Les carnets de l'explorateur perdu, l'Ecriture du désert, Louvanne).







4 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci pour cette belle "incitation à la débauche" du lectorat de Jacques Abeille!
Pierre Laurendeau

edwood a dit…

..et c'est une débauche à la mise en scène remarquable que nous invite Léo Barthe.

Kalev a dit…

Je viens enfin de le lire, concluant ainsi officiellement mon exploration méticuleuse du cycle des contrées. Du coup, pardonnez davantage l'auto-promo éhontée, mais ma chronique du cycle prend se forme définitive, pas seulement pour Les Chroniques scandaleuses : http://karelia.over-blog.com/article-le-cycle-des-contrees-de-jacques-abeille-59975956.html

edwood a dit…

Kalev,
Merci de votre passage ici et de l'intérêt que vous portez à l'auteur. Je ne vous en veux absolument pas pour cette mise en valeur du cycle, au contraire, dans la mesure où les livres de Jacques Abeille( Léo Barthe en l'occurrence) sont rarement recensés de façon aussi complète.
Vous m'avez même rappeler qu'il me restait quelques oeuvres périphériques à découvrir, dont certaines d'entre elles seront probablement évoquées dans la taverne.