samedi 7 février 2009

Dogra magra, quesako?

Je clamais dans mon premier billet de l'année que j'allais faire le maximum pour tenir un rythme régulier sur mon blog. Voilà pourtant que je ne suis plus intervenu depuis. Hélas, je n'ai pas pu être à la hauteur de mes engagements, essentiellement à cause de passions dévorantes mais aussi de lectures peu enthousiasmantes. J'avoue avoir encore des difficultés à évoquer les oeuvres qui m'ont déçu, malgré un intérêt littéraire indéniable. La crainte de détourner des lecteurs potentiels qui auraient probablement pu apprécier à leur juste valeur l'oeuvre en question, en la découvrant par eux-mêmes.
Toujours est-il que je compte bien tenter cet exercice de style périlleux à mes yeux plus souvent cette année.




Si la littérature japonaise provoque en Occident, depuis quelque temps, un vif regain d'intérêt phénoménal, il n'en a pas toujours été ainsi. Si beaucoup d'entre vous ont probablement déjà lu l'un des livres de Haruki Murakami ou de Yoko Ogawa, qui a, ne serait-ce qu'entendu parler, de Yumeno Kyûsaku?
Auteur oublié d'un certain livre au titre bien mystérieux, ressemblant à une formule incantatoire, Dogra Magra, que nombre de ses lecteurs considèrent comme "le plus haut sommet de la littérature policière japonaise".

De son vrai nom Sugiyama Naoki, né au début de l'année 1889, la vie de cet homme( dont la multiplicité des pseudonymes, auxquels il aura recours tout au long de sa vie, est révélatrice) est entourée de parts d'ombres et de mystères. Amateur de romans policiers, il pénétrera dans le monde de la littérature par une série de douze nouvelles, regroupeés sous le titre Crimes à la campagne , qui voient le jour dans la revue Shinseisen. Au fil des années, il poursuit cette collaboration fructueuse avec cette revue, qui culmine en 1928 avec Le visage d’un homme, L’amour après la mort, L’enfer dans la bouteille.
Même si elle comprend pas moins d'une cinquantaine de nouvelles, sa bibliographie récèle une bonne dizaine de romans. Parmi ces derniers, figure le très remarqué Le Tambour d'Ayakashi, paru en 1926, sous le pseudonyme de Yumeno kyûsaku, qui obtient le deuxième prix ex-aequo de la revue Shinseinen. Dès lors, l'auteur se servira de ce pseudonyme, s'apparentant à un pied de nez aux réflexions de son père qui déclarait à propos de son oeuvre:

"Bah, c'est juste un livre écrit par un rêveur."

L'aspect péjoratif de la remarque va se transformer en atout qui lui permet de se distinguer des canons du genre.
Entrepris très tôt dans sa carrière d'écrivain, revu et corrigé bon nombre de fois, un objet littéraire inclassable nommé Dogra Magra, sort de ses tiroirs finalement au crépuscule de sa vie. Une oeuvre atypique qui échappe aux genres, et qui aurait pu tomber dans l'oubli, sans l'essai salvateur du philosophe Tsurumi Shunsuke bien des années plus tard.


« Si l’oeuvre de Yumeno Kyûsaku est classée dans la littérature policière, il ne fait aucun doute que du point de vue de la profondeur et de la richesse de la pensée, elle constitue une catégorie à part. À mon sens, aucun autre nom ne peut lui être substitué dans toute l’histoire de la pensée au Japon »(« L’univers Dogra-Magra », in La science de la pensée, 1962)


Propulsé au rang d'oeuvre-culte, que se cache derrière ce roman volumineux (pas loin de 600 pages tout de même) au titre mystique?




".............Bôôô~~~~~nnn~~~~~nnnn.............".


Un jeune homme se réveille au son d'une pendule . Il est enfermé dans un petite pièce. Il ne se souvient de rien. Il entend la voix d'une jeune fille qui l'appelle "grand frère". Il est invité à rencontrer le médecin légiste Wakabayashi qui lui explique qu'il se trouve au sein de l'Université impériale de Kyûshû. Ce dernier lui fait lire le testament du professeur Masaki, qui prend la forme d'un gigantesque rapport kaléidoscopique, à propos des crimes perpétrés par un certain Kure Ichirô. Au fil du récit, les similtudes entre Kure et le personnage principal deviennent de plus en plus troublantes. Et la fille évoquée ne présente-t-elle pas aussi des similitudes frappantes avec la fille à la beauté extraordinaire qu'il a rencontrée dans les galeries extérieures, avant de se rendre dans le bureau du professeur, celle-là même qui l'appelait "grand-frère".
Dès lors, privé de mémoire, contraint de se fier aux documents qui lui sont présentés et aux remarques de son interlocuteur, comment ne pas sombrer dans la paranoïa?

Ces documents présentent des théories psychanalytiques effarantes, dont l'une des plus remarquables est celle du rêve du foetus. Selon cette dernière, chaque être vivant subirait, pendant sa période de gestation, un processus de réminiscence de l'évolution de l'humanité, en passant par toute une série de stades animales. Elle peut paraître loufoque mais présente toutefois des arguments qui amènent à se poser des question. Cette situation est accentuée par l'art burlesque déployé par l'auteur des lignes, aussi dérangé que les fous qu'il étudie, comme l'atteste l'emploi répété de l'onomatopée

tchakapoko poc poc

ou d'un discours décomposé qui prend la forme d'un monologue schizophrénique à plusieurs voix.
Théories visionnaires, sketchs manipulateurs ou tours de passe-passe sous couvert de rivalité scientifique pour manipuler le jeune homme? Plus les pages avancent, plus les indices sèment la confusion dans l'esprit du lecteur.

Hélas, si tout cela est bien amené, si le style de l'écriture se révèle original, on peut regretter un gros problème de rythme. Ainsi, pendant pas moins de 300 pages, seule la lecture du testament vient rythmer le récit. Certes, il est fort intéressant mais assez torturé et difficile à suivre. Du coup, l'attention du lecteur est sollicitée sans relâche, ce qui risque d'en détourner plus d'un. Vraiment dommage car les idées développées sont d'un intérêt de tout premier ordre.
C'est aussi un plaidoyer en faveur des internés des hopitaux psychiatriques qui subissent de plein fouet, à la fois l'abandon de leur proche, mais aussi l'impuissance des médecins dans le domaine. L'internement est présenté comme un cercle vicieux ne faisant qu'empirer l'état du patient pour le rendre aussi fou que le médecin qui le traite.

Par ailleurs, la construction rétrospective du livre est un choix pour le moins pertinent. Il nous invite à remonter au passé lointain du Japon pour comprendre l'origine du trouble dont souffre Kure.
Malgré le statut de huis-clos du livre, le récit, surtout dans la deuxième moitié du livre, nous fait voyager à travers les époques et les lieux. Les allusions à la culture, aux traditions et croyances japonaises l'agrémente encore davantage.

Pour conclure , j'ai trouvé la fin du récit un peu précipité et brouillonne, comme si l'auteur se rendait compte qu'il avait trop tardé à faire évoluer l'intrigue, et qu'il devait se charger de l'expédier au plus vite. Du coup, je me suis senti bousculé par un enchaînement abracadabrant et incohérent.
Encore dommage car l'auteur possédait vraiment d'excellentes idées et un art consommé pour faire exploser, aux yeux du lecteur, un feu d'artifices d'hypothèses envisageables.



  • à découvrir: Dogra Magra de Yumeno Kyûsaku,
    Editions Philippe Picquier 2003( paru en 1935) traduit par Patrick Honoré




-P.S.: Merci encore au Nouvel Attila d'avoir su titiller ma curiosité dans ses pages attrayantes.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Cher Edwood,
je suis heureux de vous lire de nouveau, et j'espère de tout coeur que vous serez en mesure de suivre un rythme plus régulier sur votre blog, toujours très intéressant. Ce billet sur un auteur que je ne connais guère en est une nouvelle fois la preuve, et vous avez beau vous exercer à l'art périlleux de chroniquer un texte sur lequel vous avez des réserves - à Paludes , nous hésitons aussi souvent à franchir le pas -, on n'en sent pas moins la passion du lecteur vous habiter. Merci de nous faire découvrir Dogra Magra et cet étonnant Sugiyama Naoki.
Nikola...

edwood a dit…

Merci Nikola pour ces encouragements renouvelés.
En effet, il est bien difficile d'émettre des réserves sans amenuiser pour autant l'envie de la découverte à celui qui lira mon billet. C'est cette crainte qui prédomine quand je m'attaque à des textes comme ceux-ci, dont la qualité littéraire est indéniable.
Le lecteur doit toujours être maître de son jugement. Je ne suis pas là pour lui dire qu'il faut lire ou ne pas lire tel ou tel texte. Je ne suis qu'un modeste lecteur parmi tant d'autres et n'ai nullement la prétention de représenter LE lecteur type.

Par ailleurs, qu'avez-vous pensez des quelques audaces de mise en page que je me suis permises?

Enfin, je n'ai pas compris pourquoi vous évoquiez Naoki Sugiyama?

Anonyme a dit…

Vos audaces, cher Edwood, me paraissent judicieuses. Et elles ne gênent pas la lecture, bien au contraire, elles l'appuient quand c'est nécessaire, par exemple lorsque vous citez l'onomatopée récurrente du texte.
En ce qui concerne Sugiyama, Naoki, j'ai peut-être mal compris le paragraphe présentant l'auteur du récit, mais il me semblait que c'était le véritable nom de Yumeno Kyûsaku, ce pourquoi je l'ai nommé ainsi. Le peu de choses que vous nous indiquez sur sa vie m'ont intrigué.
Nikola...

edwood a dit…

Mais où avais-je la tête Nikola?