samedi 14 novembre 2009

La taverne du doge Loredan fête ses deux ans en compagnie du roman éponyme d'Alberto Ongaro


Eh oui, cela fait déjà deux ans que je promène ma plume sur ces pages, que je prends un plaisir toujours accru à faire partager les trésors que recèle la littérature. A cette occasion, j'aimerais bien entendu remercier les fidèles visiteurs de la taverne, mais aussi, ceux qui y ont glissé un message, ou simplement, les vagabonds qui au cours d'un de leurs passages, ont pris le temps de s'attarder en ces lieux.
Je souhaitais fêter cet anniversaire d'une façon symbolique et conviviale.
Si la taverne fête ses deux ans et que le souffle de ma passion s'est perpétué au fil de mes lectures, je le dois avant tout car je suis tombé, voilà maintenant quelques deux ans et demi, sur le livre d'un grand Monsieur vénitien, qui a donné le nom à ce blog. Pourtant, bien que La Partita puis Le Secret de Caspar Jacobi aient été salués en ces lieux, aucun billet de ma part n'avait exclusivement rendu hommage à La Taverne. L'occasion était trop belle pour le faire à mon humble façon et de tirer mon chapeau à ce conteur hors du commun qu'est Alberto Ongaro.


"Tout ce que l'on écrit existe quelque part... Ou simultanément avec l'écriture ou avant ou après... C'est pourquoi on trouve des livres auxquels on s'identifie aussi profondément. L'écriture est un fait magique ou devrait l'être... Qui peut exclure que celui qui a écrit le livre que tu lis a au moins en rêve glissé du siècle passé jusqu'à toi en capturant cette parcelle du futur dont tu fais partie."


Celui qui oublie un manuscrit terriblement fascinant sur le haut d'une armoire a de sérieuses chances d'avoir la tête en l'air, façon de parler bien sûr. Il n'est pas négligeable de rajouter que le fait d'habiter un palais, fait de vides qui soutiennent le plein, ne favorise pas le rangement ordonné d'une collection bigarrée d'ancien marin reconverti éditeur typographe.
Etre doté d'un alter ego espiègle( et bavard par-dessus le marché) n'arrange pas les choses bien évidemment.
Paso Doble n'est pas un danseur, non, lui, c'est plutôt un illusionniste qui multiplie les tours de passe-passe, pendant que le maître des lieux s'évertue à déceler les similitudes entre sa propre vie et la palpitante histoire dont il découvre les lignes, et à recomposer les feuillets manquants de récits qui s'imbriquent les uns les autres, comme les boîtes du magicien sont amenées à en dissimuler d'autres.

Dans la littérature, on parle de romans à tiroirs et de manuscrits trouvés à Saragosse. Quand le lecteur est bousculé par un arrogant metteur en scène qui a plus d'un tour dans son sac, le terme générique s'avère quelque peu galvaudé. Il serait peut-être plus approprié de parler de roman théâtral, sujet à des rebondissements qui peuvent déferler, non seulement à l'intérieur de l'histoire qui nous est contée, mais aussi dans le cadre de la lecture. Ici, les limites de la scène ont des contours mal définis.
A tout moment, le spectateur est invité à rentrer dans la danse, à composer des variations à cette passacaille envoûtante, à deviner les visages qui se cachent derrière cet immense bal masqué, à s'infiltrer dans les failles du récit, à recomposer les passages qui ne lui conviennent point. Le livre n'a pas de vie sans le lecteur; c'est lui qui le fait exister, qui reconnaît ces personnages, qui s'identifie à sa guise à ces destins traversant le temps et l'espace en quelques pages.

"Rumine au fond de toi quelque doux petit mot, tout en l'entrelaçant avec quelque soupir..."

Les lieux, de la baroque taverne du doge Loredan au sein de laquelle le jeune Jakob Flint devra se contenter de contempler la belle femme depuis son clavecin, au palais vénitien exotique qui abrite Schultz et son alter ego, en passant par le clandestin cabinet de voyance truffé de symboles ésotériques, sont décrits avec un sens du pittoresque remarquable.
Les personnages, eux, sont dépeints avec une démesure qui les rendent soit excessivement attirants (Nina) ou soit terriblement repoussants ( Jeremy Trentham, Fielding). Ce dernier ne parvient guère à se débarrasser d'une odeur infecte qui lui colle à la peau et donne l'alerte plusieurs lieux à la ronde. Les métaphores qui l'accompagnent incarnent l'aspect monstrueux du personnage.





Tout comme dans La Partita, la curiosité est attisée, l'excitation démultipliée lorsque les personnages s'apparentent à des fantômes. Ainsi, Molly Jackson prend vie avant tout par l'intermédiaire d'un perroquet, qui répète inlassablement qu'il s'agit d'une "fieffée putain" sans que l'on sache véritablement pourquoi avant plusieurs pages. L'évanescence engloutit progressivement le livre. Nous suivons les traces d'un cordonnier extrêmement sédentaire, Bertotto, demeurant désespérément introuvable dans son propre quartier. Celui-ci aurait rendu folle d'amour Nina Manfrin, cette femme plantureuse, tentatrice et figure centrale du récit qui le devient définitivement quand elle n'apparaît plus que dans les boules de cristal de la chiromancienne clandestine de l'auberge Manfrin. Palper, aimer, espérer, imaginer ne seraient-ce point là les moteurs de l'humanité? Le fait de briser le verre qui sépare les mains de l'objet désiré, ne risque t-il pas de rompre le lien profond qui les unit à distance?

" L'art est un mensonge qui nous fait comprendre la vérité " (Orson Welles)

Très vite, le train du récit quitte les rails conventionnels du roman pour prendre le large, pour s'écarter du trajet prévu, afin d'orienter le gouvernail en direction de la source de la passion, au risque de chuter lourdement de cheval, entre Zurich et Venise.

La logique narrative est court-circuitée par des coups de fil anachroniques, des rencontres improbables, de transformations audacieuses, de parties génitales instrumentalisées de manière incongrue et pour le moins jubilatoire. Chez Ongaro, le désir sexuel bénéficie toujours d'une mise en scène suffisamment recherchée et raffinée pour s'écarter d'une quelconque vulgarité. Il constitue l'aiguillon commun à tous ses personnages, mais le talent secret de l'auteur est d'occulter cet enjeu primaire grâce à une mise en abyme pour le moins ludique.
Les interventions narratives de Schultz et Paso Doble sont absolument délectables et constituent tout un panel de reflexions typiques ou surprenantes que le lecteur peut avoir quand il a un livre entre les mains.

Les frontières entre lecteur, narrateur et personnages d'une part, réalité et fiction d'autre part, sont abolies à l'extrême. La confusion, entretenue à chaque instant, accentue l'énigme inhérente à l'oeuvre et contribue à rendre l'aventure particulièrement interactive pour le lecteur.

Sans nul doute, après plusieurs allers-retours entre Venise et Londres, en passant par Amsterdam et Zurich, le plaisir de la lecture demeure intacte . L'ambiance hors du temps et l'écriture si charmante d'Alberto Ongaro permettront probablement à l'oeuvre de rester tout aussi jouissive à travers les décennies.


En attendant de découvrir sa prochaine oeuvre qui partira sur les traces de Joseph Conrad, Hotel Rafles, Anacharsis publiera, au cours du printemps prochain, la traduction française inédite de Rumba. La Taverne du doge Loredan étant le livre interactif par excellence, si l'envie d'échanger votre impression de lecture vous titille, j'apprécierais de pouvoir recevoir vos billets afin de découvrir d'autres visions de lecteur.
L'un d'entre eux sera sélectionné et aura le plaisir de partir un week-end en pension complète à Venise, aux frais de la Princesse. Halte!
Le Doge n'est pas aussi généreux mais il vous enverra tout de même gracieusement le prochain Rumba, ce qui promet un voyage tout aussi dépaysant. Si toutefois, vous n'aviez que quelques mots à faire partager, n'hésitez pas à les glisser en commentaire sur cette page.



8 commentaires:

A_girl_from_earth a dit…

Joyeux bloganniversaire et quelle bonne idée de l'associer à un billet sur le roman d'Ongaro! Excellente mémoire je vois, ou le livre a-t-il été relu pour l'occasion?

edwood a dit…

Merci Fanja!
Certes, j'ai une certaine mémoire mais j'ai tout de même du relire le livre d'Ongaro pour m'imprégner à nouveau de ce grand moment de littérature.

Eric Bonnargent a dit…

Eh bien bon anniversaire camarade es littérature !

Nikola a dit…

A mon tour de me joindre aux félicitations et de te souhaiter, cher Edwood, ainsi qu'à La Taverne du doge Loredan-le blog, un excellent deuxième anniversaire! Puisse ton clavier continuer de nous abreuver encore longtemps de tes pérégrinations en littérature.
Amicalement,
Nikola...

edwood a dit…

Merci à Nikola et Bart' pour ces encouragements.

Anonyme a dit…

Très bon deuxième anniversaire, Edwood, et souhaits de nouveaux et nombreux coups de coeur littéraires!
Bien amicalement,
Timo

g@rp a dit…

Je suis un peu (beaucoup) en retard pour me joindre au chœur des vœux de joyeux anniversaire.
Mais pas au point de ne pas trinquer dans ta taverne.
En plus, c'est toi qui offre le cadeau à tes lecteurs : l'envie de découvrir ce roman.
Je ne suis pas fâché de t'avoir découvert, même sur le tard.

edwood a dit…

Eh bien, grand merci au visiteur de longue date Timo et au nouveau venu Garp.
C'est l'occasion aussi pour moi de vous dire à tous que j'espère échanger nos impressions de lecture ici ou là, encore longtemps.