mardi 3 août 2010

Ma rencontre avec les contrées salutaires







Plusieurs éditeurs s'y sont collés. Avec à la clé, une infortune assez consternante. La liste est longue de ceux qui ont entrepris l'exploration du conteur Jacques Abeille et de son oeuvre:
Joëlle Losfield, Zulma, Ginkgo, Le Mercure de France pour ne citer qu'eux. En cette rentrée littéraire qui représente le tableau de chasse de nombreux chalets d'édition, l'opus phare et maudit de Jacques Abeille, ouvrant le cycle des contrées, ressurgit grâce aux soins de l'audacieuse maison Attila, qui ne se contentera point ici d'une simple et pale copie. En effet, cette prochaine édition des Jardins Statuaires jouira d'une nouvelle jeunesse, avec en sus, une parure offerte par l'éminent dessinateur belge François Schuiten, qui a su restituer l'image de grandeur de ces mondes hors du commun, et susciter toute la curiosité du lecteur vagabond qui porterait son regard sur la couverture. En guise de surprise de choix, verra simultanément le jour une aventure ( Les mers perdues ) édifiée par les deux créateurs qui, ensemble, ont ouvert leur horizon commun et leurs rêves démesurés autour de l'univers des statues. L'occasion d'explorer les songes de l'un des plus fascinants auteurs de langue française était inespérée. Jacques Abeille n'a pas seulement écrit l'oeuvre d'un fou; il l'a dessinée en rêvant pour la poursuivre dans son roman et y emprisonner ses spectres lecteurs et l'ombre de leurs pensées. En quelques souvenirs épars, en quelques phrases tissées autour de mes impressions de lecture, j'aimerais entreprendre une nouvelle mise en perspective de cette aventure littéraire et humaine, qui donnera lieu au cours de ce mois d'août, à d'autres inventions, autant d'invitations à découvrir un auteur précieux et plus que jamais actuel.

Au fil du temps, certains souvenirs s'estompent. Et d'autres, comme animés d'une volonté propre, ressurgissent, démultipliés par une puissance insoupçonnée. Quelques années en arrière, furetant dans les pages d'une revue, un murmure me parvenait aux oreilles. Insidieusement, par des évocations qui piquaient ma curiosité, on m'invitait à parcourir les jardins secrets et ses allées. Je me laissais emporté par un appel, obsédant, provenant d'une contrée perdue aux fins fonds d'une libre prairie, De l'autre côté du Cabinet de curiosités. A mille lieux des sentiers battus par la pluie médiatique. A l'ombre des mastodontes peuplant les serres urbaines, un oasis de dépaysement et une bouffée d'air pur s'offraient à moi. Il suffisait de se laisser happer, de s'engloutir dans les méandres des littéra-terres oubliées. En m'ouvrant des portes insoupçonnées vers ses contrées envoûtantes, l'immersion dans le cycle ne faisait que commencer.

Pourtant, comme de nombreux mystères, ceux-ci semblaient être irrémédiablement attachés à une malédiction continue, faite d'une accumulation de déroutes et de tourmentes. Terres de brume, Lost field ou soleil noir, à plusieurs reprises, à défaut de visiteurs, de ressources et d'abnégation peut-être aussi, les jardins tombés en friche, semblaient voués à une disparition certaine. Ne subsistait de cette étroite sente menant aux jardins salutaires qu'un fil imperceptible, disparaissant des dernières cartes bibliogéographiques mises en circulation. Échappant aux catégoriques classifications et aux sempiternelles anthologies, ces rivages, se trouvaient pourtant là, à portée de mains, au sein même du répertoire portuaire de notre nation, trop souvent prise en flagrant délit d'incapacité à surprendre. C'est par l'intermédiaire de quelques vagabonds, quelques mutins succombant à son charme que les lieux ont survécu dans les annales. Pour faire rejaillir l'étincelle créatrice de ce monde orienté vers l'inconnu, et qui renvoie infailliblement à nos instincts primitifs de rencontre, il fallait un groupe d'irréductibles passionnés, capables de mettre du sang dans leur vin. Un retour aux sources, un rite initiatique qui pose comme bases essentielles l'émerveillement et le renouvellement de notre perception face à l'étranger.




Ici, comme une tradition perpétuée au fil du temps, ce sont les jardiniers qui s'approprient le territoire, en sculptant des statues avec un art consommé du détail et, avant tout, une patience à toute épreuve. Les statues obéissent à des coutumes émouvantes et immuables qui structurent les jardins dans le temps. Ces sculptures jonchent le parcours d'un visiteur d'ailleurs qui, au fil de ses déambulations, découvre avec émerveillement le statut de ces oeuvres d'orfèvre. Ce narrateur mystérieux remonte à la surface l'histoire de ces voyages naviguant entre conte et poésie réaliste. Avec lui, on est saisi par la troublante impression de reparcourir des jardins intimes, primitifs appartenant à une époque indéfinissable, naviguant au sein d'un âge où se débattent insidieusement écrit et oralité.

C'est toute l'harmonie des cités qui est menacée dès lors qu'une rumeur se répand telle une traînée de poudre: une attaque de guerriers venant du Nord se prépare. Des cris sourds, des peurs tapies, des méfiances réprimées, peu à peu, s'échappent, progressivement, jusqu'à délivrer un sentiment de crainte dans le sein des citoyens des quatre coins des contrées.
Étrangement, l'évasion contribue à l'émergence de ces terres englouties. A travers le conteur qui se fait guide, héritier du scribe de Melville, c'est la figure de Jacques Abeille qui apparaît en toile de fond, et c'est son rêve qui prend vie.
En pénétrant les jardins, éveillé, je rêvais avec lui.




Aucun commentaire: