jeudi 10 avril 2008

LETTRE D'UNE INCONNUE DE ZWEIG A OPHÜLS

Peu de découvertes marquantes à me mettre sous la dent ces derniers temps, hormis la parenthèse BD Taniguchi qui m'a enthousiasmée. Bien sûr, il y a eu quelques bonnes petites surprises comme la lecture des nouvelles de Saki au style frais, ironique et aux fins déconcertantes ou le recueil de nouvelles fort sympathique de Neil Gaiman, Miroirs et Fumées, à l'univers étrange prenant. Cependant, en attendant les très prometteuses lectures à venir dont je reparlerai probablement (Le Pilon, La Veilleuse et surtout Le Secret de Caspar Jacobi de Ongaro qui parait dans moins d'une dizaine de jours en France), rien de bien transcendant.

Voilà quelques années, j'avais vu le film Lettre d'une Inconnue, réalisé Max Ophüls en 1948(et produit par le grand John Houseman) pendant sa courte période américaine . Il y a de cela quelques jours, la curiosité m'a poussé à lire la courte oeuvre(une soixantaine de pages) de 1927 dont est tiré le film( signé Stefan Zweig).
Un homme reçoit une lettre manuscrite d'une femme qui avoue l'avoir aimé tout au long de sa vie sans que celle-ci n'ait jamais comptée dans le coeur de ce dernier. Un cri désespéré pour aspirer à la sortir de l'anonymat, synonyme de souffrance.

Tout le livre est un récit amoureux ininterrompu de cette femme, de sa timide rencontre d'adolescente jusqu'à sa mort, en passant par la naissance et la mort de leur fils, issu de l'une de leurs éphémères rencontres. Ophüls, quant à lui, ménage quelques courtes transitions astucieuses pour nous rappeler l'homme en train de lire la missive, l'objet de l'amour de l'expéditrice. De plus, si le livre se refuse à nommer les personnages et à situer précisément chronologiquement l'histoire, Ophüls prend le parti pris de nommer ses personnages et de donner un peu plus de détails narratifs dès le début en annonçant: Vienne, vers 1900.



D'emblée, le film nous transporte dans l'ambiance de l'époque et des lieux avec le trot d'un attelage sur le pavé de la rue sous un temps maussade. A ce titre, la reconstitution de cette ville est splendide notamment dans le souci du détail, la photographie en noir et blanc de Frank Planer est admirable et les jeux de lumières sont fascinants.
Bien entendu, Ophüls ne se contente pas d'une pale copie de la nouvelle de Zweig. Il l'enrichit sans qu'on ait l'impression qu'il la dénature pour autant. Ainsi, alors que dans le livre, l'homme est un écrivain mélomane, dans le film, il devient un pianiste professionnel dont la passion des livres est évoquée de façon très discrète(Par contre, un penchant pour l'alcool est évoqué à quelques reprises. )
Le réalisateur s'en sert pour donner un rôle prépondérant à la musique. Citons cette scène d'une grande sensibilité où Lisa (c'est son nom dans le film) entend vaguement depuis sa chambre Stephan jouer du piano. Elle va alors discrètement se rapprocher progressivement de son idole pour pouvoir l'admirer de plus près. Le jeu sur le son de plus en plus présent est rendu avec une maestria étonnante pour l'époque. Soulignons aussi la merveilleuse interprétation de Joan Fontaine qui crédibilise l'ensemble de son rôle tout au long du film avec une grande délicatesse, chose qui est loin d'être évidente quand on a affaire à un personnage à jouer sur une période aussi étendue. La musique (très belle partition de Daniele Amphitheatrof) est en outre, directement ou indirectement, le déclencheur des quelques scènes comiques que Ophüls se permet d'immiscer dans son film alors que Zweig nous plongeait dans un récit mélo-dramatique sans la moindre relâche. Ainsi, la scène l'encombrement du piano est évoqué de façon pour le moins cocasse par les déménageurs. Il y aussi l'orchestre féminin peu enclin à s'éterniser devant les amants d'un soir. Par ailleurs, l'annonce contre toute l'attente de sa mère et beau-père de l'incapacité à épouser l'homme qu'ils comptaient lui attribuer est masquée de façon auditive par le passage de la fanfare de Lintz, rendant cette scène proche d'une scène du cinéma muet.


Dès le début, dans la nouvelle, on sait d'ores-et-déjà que l'auteur de la lettre est morte au moment où l'homme découvre ces pages. Pour le film, cette information est à mettre au conditionnel.
De plus, Ophüls, ne dévoile pas l'épisode tragique de l'enfant aussi tôt que dans la nouvelle où la femme reprend à maintes reprises la formule de "mon enfant est mort", tel un refrain funèbre.
Autre ajout majeur narratif: le duel qui attend Stefan au lever du jour. L'inconnu demeure néanmoins quant au motif de celui-ci ainsi qu'au nom de son rival. Ce n'est qu'au terme du film qu'on devine que c'est le mari de Lisa qui va affronter Stefan. La tension dramatique s'en trouve ainsi réhaussée par rapport au livre où tous les éléments sont mis en place très(trop?) vite: de la mort de l'inconnue à celle de son enfant en passant par le terrible sort d'être rester dans l'anonymat pour Stefan jusqu'au bout.
Ophüls en génie narratif fait plutôt intervenir de troublants symboles qui renvoient au destin de Lisa. Tôt dans le film, on voit Lisa adolescente faire de la balançoire, annonçant déjà son immuable retour vers l'homme de sa vie. Sa destinée de femme d'un soir est ,elle, annoncée par la scène du retour de Stefan en charmante compagnie, suivie par les yeux incrédules de la pauvre Lisa au sommet de l'escalier en spirale. Un traveling d'anthologie nous invite à les suivre jusqu'à chez lui. Le même mouvement de caméra sera utilisé lorsque pour une (énième devine-t-on) nuit de débauche, cette fois-ci, Stefan amène Lisa. Cette figure symbolique de l'escalier ou de la spirale est d'ailleurs récurrente chez Ophüls. Enfin, le thème de la fatalité dramatique est pressentie par le cri redondant "dans deux semaine". Il arrive une première fois lors du désespérant départ de Vienne à Linz, qui revient ensuite lors du départ de Stefan pour un concert pour Milan et, enfin, pour le départ du fils de Lisa (et Stefan) qui est un signe avant-coureur de la prochaine maladie de son fils qui le conduira à sa mort, dévoilée plus tard de façon très sobre.
Et puis, il y a cette scène d'anthologie, qui comme la plupart des scènes-clés du film sont des libertés d'Ophüls prises par rapport au livre. Cette scène qui se déroule au Prater dans des décors féeriques. Stefan emmène Lisa dans un train dans lequel des peintures reproduisant le décor de lieux célèbres en mouvement donnent l'impression du voyage. Une image de relation artificielle reprise par l'évocation d'un voyage imaginaire relaté par Lisa au Brésil, à Vera Cruz, car "le nom lui plait". Le romantisme de la scène est palpable. Et puis, à leur côté, le Matterhorn apparaît. Lorsque Lisa lui demande alors pourquoi aime-t-il l'alpinisme, Stefan lui répond naturellement:
"Sans doute car il y a toujours une montagne plus haute", symbole évident de la façon dont il envisage l'amour. Une scène complètement épurée dans ses dialogues où chacun d'entre eux est essentiel.



La cruauté de cette relation est définitivement affichée lorsqu'enfin, arrivé au terme de cette missive, Stefan se remémore les souvenirs de son amoureuse éternelle dans un tourbillon mélancolique. Ophüls met un point d'honneur à humaniser son personnage par rapport au livre. Au moment où les larmes effleurent son visage, le regret semble faire surface. Quand il se retourne une dernière fois en sortant de sa propriété, Lisa n'est plus qu'un fantôme et il est trop tard pour revenir sur son passé. Le dénouement fatale est à prévoir mais nullement dévoilé par le chef d'orchestre Ophüls.

On pourrait (pour faire le difficile) regretter l'allusion très poétique des roses blanches offertes par l'inconnue à l'écrivain à tous les anniversaires de leur rencontre, comme un rituel, qui figurait dans la nouvelle. Celles-ci apparaissent bien dans le film mais dans un cadre autre et un peu précipité je trouve.

Les adaptations au cinéma issues du monde littéraire méritent rarement d'être vantées pour leur qualité.
En revoyant le film après avoir lu le livre, j'ai l'impression que Ophüls a réussi le tour de force de transfigurer le sujet de façon terriblement dramatique pour nous offrir une vision à la fois personnelle et fidèle. Il en résulte un chef-d'oeuvre inoubliable.



  • A voir et à revoir: Lettre d'une inconnue de Max Ophüls, édité dans la précieuse collection "les introuvables" de chez Wild Side , avec en outre, des bonus très pertinents.

>A lire: Stefan Zweig, Lettre d'une inconnue(1927)

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Ce film a l'air vraiment bien. Une seule chose m'interpelle: pourquoi avoir donné un prénom à l'inconnue?? A priori, je trouve ce choix un peu bizarre. J'essayerai de voir le film pour me faire une meilleure idée.

edwood a dit…

Ce film est magnifique à plus d'un titre. Le choix de nommer les personnages a,je pense, avant tout été fait par commodité. Le film donne un peu plus d'ampleur aux relations bilatérales entre personnages par rapport à la nouvelle qui se contentait d'une relation unilatérale entre l'inconnue et l'écrivain. Ici, certaines scènes (entre sa mère et elle principalement) n'auraient pas été naturelles sans cela. Cependant, sauf erreur de ma part, les deux personnages principaux ne se nomment jamais entre eux.

gaelle josse a dit…

Bonjour,
J'ai découvert votre blog il y a peu par l'amicale complicité d'Anne Françoise Kavauvéa et j'avoue que que la diversité des auteurs présentés m'impressionne. Foin des sentiers battus !
Oui, Zweig, magnifique auteur, et Ophuls, bien sûr, difficile de rêver d'une plus subtile alliance.
La taverne fait désormais partie de mes favoris ! Bien à vous,

edwood a dit…

Gaelle, c'est avec plaisir que je vous retrouve dans la taverne, curieuse parmi les curieux.
Et j'en profite pour vous remercier pour vos compliments.

Ce billet ne me rajeunit pas et permet de me rendre compte que certains textes de l'époque mériteraient un nouveau traitement.

Zweig et Ophüls ont réalisé chacun de leur côté une oeuvre complémentaire et sensible, placée sous le signe de la mélancolie.