mardi 12 mai 2009

Hantises et malédictions..tout un programme



A la taverne, on aime les revues littéraires car elles s'imposent comme une alternative traditionnelle à la mode mercantile pour découvrir la littérature. Peut-on rêver démarche plus dépaysante que de partir à la découverte d'auteurs oubliés, à travers une sélection de leurs textes courts, être séduit et se laisser inviter naturellement à ouvrir d'autres portes, à entreprendre d'autres voyages littéraires.
Si les revues littéraires sont un objet en voie de disparition, c'est à mes yeux, avant tout, car elles induisent un processus lent, indirect de découverte, à l'heure où le lecteur lambda est avide de livres prêts à consommer, vite lues..et vite oubliées. Antithèse de la modernité, elle sollicite la curiosité du lecteur et sa participation totale. L'auto-satisfaction de la découverte en sera d'autant plus jouissive qu'elle découlera d'une approche plus personnelle.

Le visage vert, du nom du roman homonyme de Gustav Meyrinck, repris par les éditions Zulma depuis 2007 (après quatre années de silence) présente certains aspects qui méritent largement qu'on s'y attarde.
Commençons par la présentation globale. Le style rétro séduit d'emblée. En guise de couverture recto, nous avons une série de noms d'auteurs, dotés d'une police de caractère fort variable, qui se superposent avec des coloris noirs et fuschia sur fonds crème. Au verso, tel le reflet d'un miroir, l'ordre des lettres est inversé et la densité des couleurs semble s'estomper. Cette invention graphique annonce le thème central de la revue qui catalyse l'ensemble des textes proposés, reproduit sous la bannière frappante

HANTISES ET MALÉDICTIONS

Un programme alléchant. La mise en page, les ornements délicats et les illustrations (souvent, il s'agit des portraits d'auteurs pour l'essentiel) choisies avec beaucoup de goût accentuent à la fois l'atmosphère inquiétante et la tonalité résolument gothique qui se dégagent des textes.
D'ailleurs, l'essentiel des auteurs qui montrent ici le bout de leur plume ont vogué dans le monde littéraire, entre la fin du XIXème jusqu'au début du XXème siècle. Nous allons voir que si certains noms alimenteront des réminiscences à certains d'entre vous, d'autres sont tombés dans un oubli insondable. L'aura dont se drape leurs textes en est d'autant plus étrange.




Après un édito succinct qui donne l'eau à la bouche, on nous offre en guise d'ouverture, une délectable nouvelle d'un auteur délaissé, Jules Bois, présenté comme un "barde de l'invisible".

"L'Amour est plus fort que la Mort"

Le succube évoque un filon déjà maintes fois exploité de la figure de l'être aimé trépassé qui vient hanter l'esprit de l'être vivant afin de l'attirer dans l'au-delà. Cependant, la poésie qui s'en dégage m'a fait songer aux plus belles pages de l'ineffable Véra de Villiers de l'Isle-Adam. Le thème de la possession, du vampirisme y sont ici davantage exprimés.

Ralph Adams Cram est présenté pour être l'un des architectes précurseurs du "gothic revival".
S'il a conservé une notoriété posthume dans le domaine littéraire, cela est du probablement à l'influence que son oeuvre a exercé sur le grand Lovecraft, à tel point que ce dernier reprendra l'univers de l'une des deux nouvelles présentées ici, La Vallée morte, dans nombre de ses écrits. Quant à l'histoire de maison hantée, N°252, rue Monsieur-le-Prince, elle présente de troublantes ressemblances avec celle de La maison Maudite(1924) du maître de l'épouvante. Si le style emprunte de nombreux clichés aux ghost stories, l'écriture conserve un charme suranné indéniable. Sa particularité est de se dérouler à Paris, cadre que l'on retrouve rarement pour de telle légendes, qui prennent souvent place dans les demeures victoriennes et autres sempiternels châteaux perchés au-dessus des falaises des îles écossaises. L'occasion pour l'auteur d'user et abuser de termes français transcrits dans leur langue d'origine, comme la "Bouche d'enfer", terme repris dans le titre de l'analyse qui suit de Michel Meurger.


Anne-Sylvie Salzman est un peu un cas à part car il s'agit du seul auteur en vie figurant dans cette revue. Elle avait déjà collaboré au visage vert, sous le règne de Joelle Losfeld, au travers de la nouvelle, Meannanaich(N°9 d'octobre 2000) et La fin de la nuit( octobre 2002).
Ici, elle nous offre une troublante histoire de soeurs dont la ressemblance est frappante. Leur destin vont se croiser et s'associer dans un monde étrange, dans lequel un oeil vient perturber le destin des personnages et brouiller la vision du lecteur. Comme beaucoup de récits ici présents, la part de mystère est prépondérante, mais ici, de façon exacerbée. A noter que deux romans de Salzman ont aussi vu le jour, Au bord d’un lent fleuve noir en 1997(chez Losfeld) et Sommeil en 2000 (Collection "Merveilleux" de Corti). J'espère pouvoir avoir l'occasion de prolonger ma découverte et de vous dire plus sur ces deux romans fort tentants.



Le paquebot ensorcelé (de Norbert Sevestre?) m'a beaucoup séduit dans la forme mais laisser sceptique quant au fond. Il s'agit à mes yeux de la nouvelle la plus mystique, mais peut-être aussi de celle qui laisse le moins de liberté quant à l'interprétation. Elle se présente sous forme de chronique mystérieuse, relatant la malédiction d'un navire, Le Prince Edward, qui aurait subit par le passé, une série de tragédies, systématiquement situées à un endroit particulier, qui ressemble étrangement au triangle des Bermudes. L'intérêt est aussi d'y découvrir un personnage de fictions épisodiques, qui a fait l'objet de bien des controverses, Sâr Dubnotal. Ce personnage est un psychagogue, androgyne, à l'habillement reconnaissable entre tous, mélangeant les modes orientale et latine. Comme le laisse si habilement songer François Ducos tout au long de son passionnant article, si ce dernier a intrigué de nombreux historiens de la littérature, c'est avant tout car le mystère plane quant à l'identité de(s) auteur(s) qui lui a donné vie. La légende de la genèse de l'oeuvre rejoint celle du contenu du texte.

Un autre article d'une grande richesse, probablement l'un des plus beaux hommages dont aurait pu rêver l'auteur en question est celui d'Eric Vauthier, intitulé Jean Cassou, conteur et enchanteur. On apprend que si "Jean Cassou est aujourd'hui presque oublié"(selon Alain Bosquet) il n'en demeure pas moins une figure majeure et atypique au sein du paysage littéraire français moderne. Les histoires de Jean Cassou portent en elles l'empreinte des grands conteurs que sont Andersen ou Hoffmann mais elles conservent une distinction réaliste prépondérante. Ainsi, Gonzague Truc résume remarquablement l'impression de lecture des deux nouvelles qui nous sont proposées:

"Il y a, dans les livres de Jean Cassou un mélange, un dosage de réalité, de fantastique, de sensualité, de sentiment, de désespoir, d'âpre et vaine ardeur qui les fait ressembler étrangement à la vie."
Au-delà de l'écrivain, conteur et poète, la figure de Jean Cassou résistant pendant la deuxième guerre méritait cette évocation humble afin de redorer son blason.

La maison sous la neige est le récit de voyageurs reclus dans un chalet enfoui sous la neige. Peu à peu, la situation devient préoccupante à cause des vivres qui s'amenuisent dangereusement. Le récit peut paraître réaliste mais on va se rendre compte que les hantises des personnages vont prendre le dessus. Je n'en dirai pas plus. Ophélie, quant à lui, est un pur bijou de concision et de poésie. L'art de voyager en l'espace de quelques pages. Après celles-ci, une envie furieuse de découvrir cet auteur risque de vous étreindre. Hélas, il s'agit d'un auteur dont les oeuvres sont extrêmement difficiles à dénicher.

Leopoldo Lugones, c'est un peu l'anti-Cassou. Figure tour à tour adulée et bannie par ses pairs- Borges en tête- selon ses penchants politiques fluctuants, celui qui n'hésitait pas à exclamer "L'heure de l'épée a sonné" conserve une place certaine dans les mémoires de l'histoire littéraire sud-américaine. Sa vie démontre qu'il n'est pas aisé de manier les mots aussi bien dans ses discours que dans ses livres. Membre influent du mouvement autour de la Revista America, influencé par Edgar Allan Poe ou Walt Whitman, l'argentin marquera les esprits en particulier avec un recueil de 1906, Las fuerzas extranas, qui comprend les deux nouvelles présentées ici.
La pluie de feu
et La statue de sel sont des récits qui s'apparentent à des mythes. La particularité est la narration entreprise par un homme qui a succombé à un cataclysme. J'ai beaucoup apprécié la première des deux oeuvres, dotée d'une grande puissance d'immersion dans une ambiance de dévastation, d'apocalypse. Lugones réussit le tour de force de rendre extrêmement palpable la fragilité du personnage face à l'ampleur de la force de la nature.

Hermann Wolfgang Zahn est, quant à lui, tombé dans un oubli profond. Et pour cause, il s'agissait d'un neurologue peu soucieux de mettre en avant son talent d'écrivain. Histoire d'un tableau est une nouvelle qui met en avant la puissance insoupçonnée que peut recéler un objet.
L'auteur associe les situations de bien belle façon pour jouer avec lui et faire vagabonder son imagination, d'un bout à l'autre de ses possibilités. Un exercice de style trépidant, une nouvelle très riche, troublante qui mérite largement le détour.

Je me rends compte que je me suis largement laissé emporté par ma passion. J'aimerais tout de même ne pas trop parler des deux dernières oeuvres dont est composé la présente revue afin de préserver quelques surprises au lecteur qui franchira le pas. Autant vous dire que l'ultime oeuvre est une adaptation originale et aventureuse d'Ancient sorceries de Algernon Blackwood, qui sait mettre en valeur toutes les ressources propres à cette revue de bien belle tenue, que nous offre ici Zulma. Un succulent dessert en somme pour une revue d'une bien belle tenue d'ensemble.



3 commentaires:

Le Visage vert a dit…

Thank you, d'un humble passant au Visage en effet vert.

edwood a dit…

Je ne m'arrêterai pas en si bon chemin puisque je suis en pleine découverte de votre blog qui remplit mes dernières soirées. C'est ainsi que je prépare un billet évoquant cette mine d'or intarissable, dévoreuse de temps;)

Le Visage vert a dit…

Mais je vois ça ! Merci pour vos commentaires enthousiastes et curieux.