dimanche 10 mai 2009

Patrick Dao-Pailler transfigure les §iamoises

Les siamois sont surtout connus pour servir de phénomènes de foire, tout juste bon à appâter des visiteurs assoiffés de monstruosités. Si certains artistes ont abordé le thème directement ou indirectement, comme Tod Browning (Freaks) des exemples équivalents manquent cruellement au domaine de la fiction littéraire. Patrick Dao-Pailler a pris conscience du potentiel qu'offre cet univers, dans toute sa complexité et sa richesse.

"Lucy et Adina, deux soeurs siamoises, interrogent, chacune avec ses mots et sa personnalité, une existence quotidienne commune et un corps partagé."

Son premier roman, §iamoises, fait preuve d'une habilité troublante à aborder des situations dérangeantes et fondamentales, avec un regard à la fois personnel et finement nuancé. Il a opté pour un parti pris déroutant, mais d'autant plus puissant, de faire vivre chacun de ses personnages, non pas comme un être double mais bien individuellement, dans son rapport à l'autre. Lucy puise dans ses rêves ce qu'Adila explore dans les livres. Le piège de la confusion outrancière est habilement déjoué par une impression de complémentarité exacerbée.
La mise en page originale, quasi-théatrale et picturale n'est pas innocente, d'autant plus quand on connaît les domaines de prédilection de Patrick Dao-Pailler. Elle s'apparente à une chambre d'échos qui met en relief les méandres des pensées propres de chacune des soeurs, dont les contours s'embrassent, s'étreignent, s'épousent au sein d'un cercle irrémédiable.

"Ils recherchent tous ce que nous avons trouvé dès notre naissance. Un double à aimer et à haïr. Peu leur importe leur position, leur statut, peu leur importe de savoir s'ils sont ce qu'ils disent être ou l'exact inverse- peu leur importe même leurs volte-face incessantes. L'essentiel est qu'en face un personnage soit là- leur image inversée dans le miroir- qui vienne leur donner le sentiment d'être complets. Ils nous vénèrent pour cela, pour ce que nous représentons: l'hypernormalité. Nous ne sommes pas dans les marges, mais pile au centre. Pile sur la ligne médiane qui partage la courbe de Gauss en deux parties égales. Au fond, qu'ils nous rejettent ou qu'ils nous adorent, c'est vers nous que tous se tendent..."

Au fond, l'auteur tend à nous montrer que les soeurs siamoises sont victimes de convoitise car elles jouissent dès leur naissance du privilège d'empathie complète avec un double naturel, alors que pour y accéder, le commun des mortels devra se résoudre à une quête désespérée de toute une vie.
L'auteur illustre cette proximité entre les siamois,en évoquant des cas médicaux où, bien que biologiquement réalisable, la séparation s'est avérée fatale. La science est dépassée par une alchimie qui la transcende. L'origine de l'accusation retenue contre les soeurs dans la deuxième partie de l'oeuvre n'est-elle pas d'ailleurs à rechercher dans cette jalousie humaine, innée et partagée, bien plus que dans la situation compromettante, dans laquelle les deux soeurs se retrouvent à la suite du crime?

Parmi les griefs que l'on peut formuler, les personnages profitent d'un traitement inégal. Certes, les deux soeurs, Lucy et Ady ou encore Hélène, la voisine qui sous son apparente bienveillance dissimule une terrifiante perversité, sont d'une très grande richesse, et on ne se lasse pas une seconde de découvrir leurs différentes facettes. Pourtant, d'autres comme Bob, chargé des soeurs, Sally ou d'autres personnages qui interviennent plus tard, manquent d'ampleur, car ils semblent, à mes yeux, trop délaissés. A ce titre, la fin du récit m'a parue quelque peu bancale, trop peu cohérente au vu du reste de l'oeuvre.

Toutefois, l'impression d'ensemble que j'ai eue à la lecture de celle-ci est très largement agréable.
L'écriture de Patrick Dao-Pailler est faite de phrases courtes, incisives, et d'ellipses glissées à merveille. L'auteur a le pouvoir de disséquer les tourments intérieurs des personnages et évoquer sans pathos le malaise que suscitent certaines scènes. Sa précision chirurgicale, tout en évitant les lourdeurs, m'a rappelé l'art de Linda . Ils ont tous les deux le point commun de créer une connivence entre le lecteur et des figures abandonnées de la littérature, avec un art certain.
Les références culturelles sont choisies, encore une fois, avec beaucoup d'à propos et certains noms propres sont loin d'être glissés par hasard.

Au final, l'auteur a réussi un double pari. Parvenir à captiver le lecteur avec un thème très délicat, mais aussi, avoir créer un univers très personnel, à la teneur psychologique dense et complexe.
Saluons la maison associative Le Vampire Actif basée à Lyon( dont je vous présentais dernièrement leur riche blog Le Vampire Réactif) qui a su lui faire confiance.



3 commentaires:

Le Vampire Actif a dit…

Cher Edwood,

votre enthousiaste billet nous va droit au cœur. Nous espérons qu'il donnera, aux internautes qui le liront, envie de découvrir ce roman que nous fiers d'avoir édité.
Merci à vous, mille fois!
Amitiés littéraires,

L'équipe du Vampire Actif

Spock a dit…

Félicitations ! (mais petit désaccord…)

Je viens de lire ce livre et je trouve votre article passionnant, m’ayant à moi-même permis de mieux saisir ce qui m’a touché et troublé dans le livre de Patrick Dao-Pailler. Je ne partage toutefois pas votre vision de la fin de ce roman. Vous la jugez bancale, je la juge démystifiante. Pour moi, l’auteur a voulu faire apparaître ces mécanismes mal fichus qui, dans les foires, donnent l’illusion temporaire que nous sommes en présence de monstres fabuleux, de phénomènes extraordinaires inexpliqués par la science. La "femme sans corps", si l’on prend une métaphore du livre, n’est "femme sans corps" que pendant les quelques minutes où nos yeux s’habituent à l’obscurité. Restez trop longtemps sous le chapiteau et vous finirez par deviner les miroirs et les mécanismes de l’illusion ! Je prends donc pour ma part la fin de ce livre comme la révélation d’une imposture, non pas l’imposture de deux siamoises qui n’en sont pas, mais l’imposture qui consiste à les prendre pour deux siamoises. Il s’agirait alors de rendre apparentes les cordes usées de la fiction dans lesquelles sont prises les siamoises (comme dans le discours d’un forain ou d’un bateleur). D’où les soubresauts et l’emballement de la fin que j’ai trouvé pour ma part tout à fait réjouissante. Mais il serait bien d’avoir d’autres points de vue…

Merci encore pour ce blog de qualité !

Spock

edwood a dit…

Spock, tout d'abord, je vous souhaite la bienvenue dans la taverne du doge. Je dois dire que suis ravi de votre réaction. Je ne puis espérer meilleur compliment: trouver mon billet passionnant et en même temps émettre un désaccord partiel.
Hier, je voulais répondre à votre message mais la fatigue a prédominé.

Concernant la fin du texte( plus précisément, à partir de l'apparition des terroristes) je pense qu'elle suggère de nombreuses interprétations. Votre avis sur la question me semble très pertinent.

D'ailleurs, il s'agit de l'une des richesses de l'oeuvre que je n'ai pas abordée. Celle-ci s'apparente à un puzzle dont le lecteur est appelé à reconstituer les pièces à sa guise. Etant dans une grande période lynchienne, j'ai trouvé une certaine parenté entre Patrick Dao-Pailler et le réalisateur de Mullholand Drive. La confusion est cultivée par l'auteur et celle-ci est croissante au fil des pages.

A la première lecture, j'avais été frustré car cette irruption, loin de produire l'effet escompté, semblait compromettre l'élan et la vision insufflée dans la première partie.
Il s'agissait d'une impression et désormais, mon sentiment dominant est que l'oeuvre invite fortement à la relecture pour appréhender les différentes ficelles qui conduisent le fond du récit. N'est-ce pas là le signe d'une oeuvre riche et attirante?