samedi 27 juin 2009

Grande ourse de Romain Verger: la faim justifie le païen



Romain Verger, né en 1972, a marqué de son empreinte les revues Le Nouveau Recueil, La Polygraphe, Décharge, Passage d'encres, Pleine marge, Friches, Contre-allées, Arpa, Diérèse… Il est l'auteur de deux romans, Grande ourse(2007) et Zones sensibles(paru aussi chez Quidam en 2006) mais aussi d'un recueil de poèmes accompagné de dessins, Premiers dons de la pierre(ed. l'Improviste en 2003) inspiré des représentations pariétales de la Grotte Chauvet.


Habitant esseulé d'une grotte obstruée par la neige qui s'est amoncelée tout au long de l'hiver, Arcas est pris en tenailles entre la faim et le froid. Affamé, il est condamné à errer dans des paysages immaculés de toute empreinte vivante pour assouvir ses besoins les plus primaires.
Dans l'espoir de survivre, il doit cueillir une ribambelle d'aliments insoupçonnés fort peu ragoûtants, qu'il trouve sur son chemin et en extraire la substantifique moelle, des crottes de rongeurs à la bouillis d'os en passant par le cuir de vêtements.

Mâchefer, lui est employé de la galerie d'anatomie au jardin des plantes de Paris. L'idée même d'ingérer de la nourriture représente pour lui un fardeau écoeurant. Alors, pour réduire à sa plus simple expression les rares aliments qu'il grignote, il les mâche indéfiniment, fermement.

Composé de trois parties qui mettent en scène deux personnages éloignés par plusieurs dizaines de milliers d'années, Romain Verger tend à nous montrer les liens qui unissent l'homme contemporain et son semblable préhistorique, en dépit de leurs apparentes contradictions.

L'espoir d'Arcas renaît le jour où il se retrouve nez à nez avec une ourse.
Dès lors, le vagabondage d'Arcas représente, non plus seulement une course à la subsistance, mais essentiellement une manière de trouver un but à son existence, une sorte de pèlerinage qui lui permettrait de se rapprocher des membres disparus de sa tribu. Parmi eux, Era, l'objet de ses anciens désirs érotiques, ressurgit comme un aiguillon susceptible de le faire avancer jusqu'à l'épuisement total des dernières limites de son corps dépouillé.

Mâchefer, lui est un homme qui semble avoir choisi l'abstinence pour échapper à un mode de vie qu'il exècre, à la consommation effrénée, à l'abondance engloutissant le monde moderne. Au lieu de s'engraisser, il s'efforce de suivre un régime draconien dont il retranscrit minutieusement l'évolution dans des notes qui s'intercalent judicieusement dans le texte. De la sorte, il est en mesure de tutoyer le vertige qu'ont connu les mammifères, qu'il surplombe du haut du balcon de la galerie d'anatomie, et d'oublier les badauds qui profanent les lieux.
Après le travail, l'employé se réfugie au sous-sol d'un pavillon de banlieue parisienne, partagé avec Ana, une femme dégageant une odeur rance et nauséabonde, qui lui donne l'impression de transpercer la maigre cloison séparant les deux appartements.
Au coeur de sa chambre, seules quelques projections lumineuses émanant de l'extérieur, envahissent les lieux en s'infiltrant au travers de la lucarne et viennent compromettre son isolement.
Puis petit à petit, les remparts de son cocon sont menacés par l'invasion de racines dévorant le sol de sa chambre. Germe alors en lui le sentiment d'une vengeance inoculée au travers de la plante fanée qu'Ana lui avait offerte un jour. Elle n'est pas sans lui évoquer l'idée des gourmands, ces plantes, qui s'accrochent au tronc des arbres.
Dans ses nuits de sommeil, les troubles domestiques sont ressenties de façon cauchemardesque jusqu'au viol de son intimité.

Son essence vitale est aussi menacée par Mia, une femme adipeuse qui lui apporte des denrées dont il se sert pour combler sa frustration érotico-alimentaire.
L'issue de cette relation étrangement malsaine donnera lieu à une remarquable troisième partie, bénéficiant d'une confusion amplifiée entre réalité et délires mentaux, atteignant le paroxysme du malaise psychologique.

Je préfère conserver le mystère au sujet de cette partie qui est particulièrement réussie. J'en dirais presque trop en révélant qu'elle m'a beaucoup fait songer au film-culte Eraserhead, de David Lynch. Il n'est pas négligeable de savoir que le cinéaste figure parmi l'une des sources d'inspiration prégnantes de l'artiste pluridisciplinaire, comme il l'a confié en 2008 lors d'un entretien très pertinent avec Anne-Sophie Desmonchy.

Il est délicat d'évoquer cette oeuvre sans trop en dévoiler, de ne pas vulgariser la poésie très diffuse qui s'empare du texte dès le premières lignes. En effet, Romain Verger est un artiste dont la variété des centres d'intérêt et du savoir-faire se ressent profondément dans cette oeuvre. Les images, les odeurs, les sons mais aussi les douleurs qui parsèment le texte sont dotées d'une grande puissance d'évocation, témoignant d'une palpable inspiration à la fois cinématographique, picturale, poétique, musicale et littéraire( pour Grande ourse, il cite volontiers Hamsun et La faim, A vau-l'eau de Huysmans).

Il ne se contente pas d'apporter un témoignage anthropologique original, d'inventer un récit d'une troublante duplicité et terriblement débridé, d'inviter à la réflexion sur la faim et la façon dont l'homme l'appréhende, il sublime le texte par des phrases épurées, peaufinées, caressantes, obsédantes jusqu'à engendrer l'ivresse des sens du lecteur. Dans ces conditions, il s'avère difficile pour moi d'intercaler un extrait du texte tant les quatre-vingt pages que comprend l'oeuvre jouissent d'une homogénéité étourdissante pour un écrivain qui n'en est qu'à son deuxième roman. Néanmoins, je vous invite à écouter ici la lecture d'un extrait de ce roman païen( ou d'une autre de ses diverses compositions) qui est tout sauf une profanation de la littérature.




6 commentaires:

Nikola a dit…

Lynch, bien sûr, Hamsun, comme le dit lui-même l'auteur, mais également Gabrielle Wittkop, n'est-ce pas? :-) Tu as parfaitement raison, cher Edwood, il est presque impossible d'arracher ne serait-ce qu'un feuillet de ce livre, court et dense, sans risquer d'attenter à ce qui constitue son unité intime. Que le lecteur y aille voir par lui-même, s'il l'ose!
Amitiés,
Nikola...

edwood a dit…

Nikola, nous nous rejoignons pleinement au sujet de ce roman. Je ne m'attendais pas à une telle lecture, une telle inventivité, une telle poésie.
En lisant Grande ourse, j'avais comme l'impression d'être en apnée dans le texte. N'est-elle pas remarquable aussi la progression jouissive de ses parties qui aboutissent chacune d'entre elles à un climax étourdissant?

Crois-moi, Romain Verger figure d'ores-et-déjà parmi les écrivains que je vais suivre de très très près. Je ne devrais pas tarder à plonger dans zones sensibles dont j'ai lu ta chronique qui salue le roman. Par ailleurs, as-tu parcouru les pages de Premiers dons de la pierre?

En juillet-août, j'ai prévu de relayer son blog membrane qui est une mine d'or graphique, et peut-être d'offrir une autre petite surprise aux amateurs ou à ceux qui auraient envie de franchir le pas.

Eric Poindron a dit…

Cher Edwood,

Et moi j'aime beaucoup votre blog ; pourquoi ne répondriez-vous pas, vous aussi, à l'étrange questionnaire ?

Salutations fantastiques

Eric Poindron, du cabinet de curiosités

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Anonyme a dit…

Formidable et si juste

edwood a dit…

Pauline, merci pour le commentaire et bienvenue Pauline dans la taverne.
Après avoir jeté un oeil sur le site de Romain Verger, je suis tenté d'en jeter un autre sur vos compositions artistiques.