dimanche 29 novembre 2009

La taverne passe la bête en revue

« Cyclocosmia est un genre d'araignée à terrier à clapet particulièrement rare et spectaculaire, dont le caractère le plus visible est un opisthosome brusquement tronqué et portant une plaque circulaire fortement sclérotisée qui ressemble à une plaque de bouche d'égoût. »
Le Carnet du Museum n°14, Genêve, 2004

Ce que le carnet du museum ne dit pas (mais je vais immédiatement palier à cette lacune) c'est l'existence d'une revue empruntant aussi le nom de cet insecte aussi étrange que repoussant. Si l'ensemble présente aussi le premier caractère de l'insecte, on peut se rassurer quant à celui autrement plus attrayant de l'objet.
Pour ceux qui auraient raté le numéro un et, par conséquent, la note glissée à l'intérieur, il n'est pas superflu de rappeler que:
"La jaquette de couverture et le marque-page intérieur ont été imprimés selon un procédé de sérigraphie artisanale, chaque exemplaire ayant été réalisé à la main."

Le coeur n'est pas en reste puisque outre des photographies en noir et blanc à la tonalité évanescente, on peut y trouver une non moins banale table des matières prenant la forme d'un jeu de l'oie cartographiant La Havane sous des accents cosmiques, et une mise en page inventive qui donne sérieusement envie de se plonger dans les textes proposés.


Explorons les entrailles de la bête. Nous allons débuter par l'invention justement puisqu'elle constitue l'une des deux principales parties de la revue. Il faut bien commencer par inventer avant de se mettre à observer. Le Cours Delphique, lui, sert de prologue à la revue dans son ensemble et annonce la partie Observation qui sera entièrement consacrée à l'auteur cubain José Lezama Lima.
Ici, il s'agit d'un entretien de l'auteur en question avec Ciro Bianchi Ross, qui consiste en une sorte d'introduction à la réalisation de la formation du nouveau lecteur, réalisée par le biais de la lecture d'un certain nombre de textes incontournables de la littérature selon Lezama.



"Le condylure étoilé est une taupe qui se reconnaît par son nez très caractéristique en forme d'étoile. Son museau rose porte à l'extrêmité un disque glabre composé de vingt-deux tentacules symétriques(...) organe tactile le plus sensible pour sa grosseur jamais découvert jusqu'ici." (Atlas des micromammifères du Québec, Québec, 2002)

Commençons par nous laisser surprendre par l'invention qui sera guidée par les mots-clés bulle, étoile et nourriture.
Le premier récit présenté est Entre les deux de G@rp. Un incarcéré contemple le décor monochrome de sa cellule et se prend pour Caravage. Cette identification serait-elle responsable du carnage qui a causé sa perte, à moins qu'il ne faille se contenter d'absorber du regard l'ombre où demeurent les états irrésolus de l'esprit?

Emmanuel Bourdeau quant à lui, est un nouvelliste qui m'avait déjà interpellé lors du premier numéro avec son texte Emplafonné, dans lequel il rendait hommage au totem du numéro, de façon envoûtante. Ici, il nous offre Dans la poussière, un exercice de style hypnotisant sur l'observation des étoiles.

C'est cette fois Guillaume Vissac qui s'est prêté au jeu pour donner vie au totem du numéro, le condylure étoilé. Melliphage, comme Emplafonné à l'époque, parvient à personnaliser de façon magistrale l'animal, à tel point que l'on se met parfois à douter de l'identité de l'objet décrit. En effet, l'une des caractéristiques qui donnent le cachet au récit est l'intériorisation des deux univers parallèles, celui de l'espèce animale en question, et celui de l'homme qui l'observe. En s'approchant de trop près d'un univers inconnu, en plongeant littéralement dans la familiarité de celui-ci, la distanciation compromise rend impossible la reconnaissance naturelle.
Encore une fois, il s'agit d'un exercice de style à la fois admirable et passionnant.

David Gondar, nous invite à La Havane, la ville où s'est ancrée la lutte artistique de Lezama Lima, en parallèle duquel la grande chanteuse mexicaine Chavela Vargas apparait en toile de fond. Le titre L'Arrastre, qui désigne le train de mules qui traîne le cadavre du taureau hors de la piste de l'arène, est loin d'être innocent.

Vient ensuite, le seul texte signé par une plume féminine de cette revue, en la personne de Emilie Notéris. Moleskin Weapon est un texte difficile d'accès car il ne provoque pas l'instantanéité d'émotions des autres textes. Il est plus juste de parler d'un malaise latent et d'une réflexion qui s'effectue comme à rebours, et ainsi venir désamorcer la barbarie dissimulée dans l'éclat de la science et de l'art, inoculé dans ces soldats en herbe.

Grande réussite encore que l'Auditorium de Eric Schwald. Au milieu du chaos incommensurable des souvenirs d'un vieillard, l'un d'entre eux va ressurgir avec un fracas assourdissant.
L'enfer de la guerre frappe là où on ne s'y attend pas forcément. Le tourbillon sensoriel déployé pour l'occasion est d'une puissance qui devrait empêcher le lecteur de s'enfuir de ces pages.

Apologie d'une star de la faim, signée Alain Giorgetti, lui, revisite le destin incompris de Monsieur Mange-tout. Derrière ce que l'on peut assimiler comme un mystère de la science, se cache un homme désabusé par la société, qui chercha à prendre sa revanche sur elle, en dénonçant sa décadence et son irrationalité plus profondes que son comportement nutritif.






Poursuivons avec la partie observation.
Celle-ci débute par une présentation biographique rédigée par William Navarette, suivie de repères chronologiques assez complets. On y apprend notamment que Lezama Lima(1910-1976) est resté ancré l'essentiel de sa vie à La Havane et en particulier au 162 rue Trocadero, qui ne quittera plus à partir de 1929.

Si Lezama Lima est un sédentaire, il s'agit aussi d'un homme de culture extrêmement ouvert et cosmopolite dans ses sources d'inspiration. D'ailleurs, il s'efforcera de former un cercle d'artistes cubains et étrangers, qui donnera finalement naissance, au terme de moult naufrages, à une revue littéraire Orígines, témoignage important de la littérature du continent américain du XXème siècle.
Pourtant, Lezama Lima a été confronté à de nombreuses difficultés d'ordre financier, politique et médical. Sans relâche, depuis sa plus tendre enfance, des problèmes asthmatiques ont perturbé son existence.
L'instauration du régime castriste à la fin des années 1950 lui enlèvera une partie des fondements de sa vie, à commencer par ses soeurs, condamnés à l'exil, et rendra précaire l'approvisionnement des remèdes contre ses maux.
Contre vents et marées, jusqu'à sa dernière heure, cet artiste extraordinaire s'est employé à créer une oeuvre poétique et romanesque qui constituerait une sorte de littérature ultime.

L'article Hétérogenèse de l'image par Julien Frantz, est à ce sens, essentiel pour comprendre la démarche créatrice de Lezama Lima. L' image, au coeur de son oeuvre, s'apparente à un miroir, plus qu'à un pont, permettant de se connecter à un élément qui nous échappe par sa distanciation essentielle. C'est une sorte de mode opératoire secret puisqu'il est le seul ayant le pouvoir de rapprocher des éléments présentant des caractères antagonistes. L'image comble les brèches qui parsèment l'univers.
Des dessins inédits de l'auteur s'incorporent à cet article.

Si Paradiso(consacrée par ailleurs "meilleure oeuvre hispano-américaine traduite en Italie") est l'oeuvre majeure de l'auteur, elle n'en est reste pas moins une sorte de travail préliminaire pour accéder à la réalisation de Oppiano Licario, qui ne sera finalement jamais tout à fait achevé.
Cet objectif ultime, Pacôme Thiellement (qui avait déjà réalisé un article sur cet auteur pour Le Nouvel Attila) tente de le cerner.
Cette quête qui peut sembler ésotérique voire mystique, s'encre dans une collaboration active du lecteur, dont le rôle a toujours été de première importance au sein des littératures Sud et centre-américaines. Sans lui, les combinaisons entre les cercles de personnages demeurent incomplètes.

L'oeuvre du Cubain est d'une richesse peu commune, mais s'attaquer à celle-ci peut s'apparenter à une entreprise pour le moins périlleuse.
Lezama Lima, le sorcier, devenu Proust des Caraïbes? C'est l'éventualité sur laquelle Pedro babel va tenter de se pencher. La critique est prompte à (ab)user de rapprochements(douteux) avec des repères immédiats afin de compartimenter les artistes de façon définitive( et approximative) et ainsi faciliter son accessibilité.
En dehors d'éparses similitudes, la profondeur de l'image, les jeux de miroir, les codes secrets et les non-dits de l'oeuvre Lezamienne semblent indéniablement condamner les tentatives de rapprochement avec l'oeuvre de l'écrivain français.
Déployant une prose si poétique, si personnelle et insaisissable, un parallèle avec le nom de Stéphane Mallarmé aurait pu s'avérer autrement plus pertinent. Le texte signé Lezama Lima en personne, Nouveau Mallarmé, tend bien à démontrer l'admiration profonde, ainsi que la filiation qui unissait les deux hommes. N'est-ce pas d'ailleurs révélateur de trouver sur les photographies du bureau de Lezama Lima un portrait représentant le poète français?

Bestiaire pour une décapitation, sous titré du jeu de mains au "je" de vilains, est un texte très évocateur de David Gondar dans lequel un parallèle est élaboré entre le recueil Le jeu des décapitations de Lezama Lima, Cou de petit chat noir de Julio Cortázar et La Nuit du tigre de Giorgio Scerbanenco. Le parcours des mains constitue l'enjeu de la ligne directrice du récit, mais aussi l'image des sentiments prenant possession des personnages qui les animent.
Cependant, les mains peuvent parfois témoigner d'une volonté propre qui échappe au corps directeur.




"Paradiso est le roman de l'incomplétude de l'être qui cherche dans son contraire son complément vital."

L'article qui suit est à mes yeux le plus passionnant de l'ensemble car il réalise le tour de force de pénétrer les sens et l'imagination du lecteur dès les premières lignes. Tandis que d'autres articles présentés ici auraient mérité une lecture préliminaire des oeuvres en question, Benito Pelegrín parvient à immerger le lecteur de façon saisissante et instantanée. La sélection de morceaux choisis pour illustrer ses propos est remarquable car ils sont dosés avec parcimonie et ne compromettent jamais la fluidité du discours dans son ensemble.
Benito Pelegrín connaît Lezama sur le bout des doigts( nous dit-on, dans la succinte notice biographique, nous présentant les différents participants à la revue) et on veut bien le croire.
Miroir est un texte très riche qui pénètre les relations tissées entre thèmes du double, de l'homologue et de l'homosexualité.
On découvre que, chez Lezama Lima, le regard peut se poser à tout moment sur un objet contenant des vertus miroitantes indomptables qui risquent de mettre à jour les pulsions sexuelles enfouies au plus profond de l'inconscient.
Ce programme complète à merveille le très dense article de Julien Frantz, sur le thème de l'image.

Armando Valdés Zamora en propose justement une vision alternative, au sein de laquelle on envisage un écrivain ayant recours au corps pour édifier son oeuvre.

Si vous n'avez point encore étanché votre soif de découverte de l'oeuvre édifiante de Lezama, il ne vous restera plus qu'à vous ruer sur les lignes de Ivan Gonzalez Cruz. Ce dernier rend hommage à l'étendue du champ artistique de l'écrivain, et en particulier à son activité méconnue d'essayiste.

Conclusion d'un dossier d'observation- ma foi fort complet-Enrique del Risco, s'interroge sur le statut de l'auteur. Emblème de la littérature cubaine pour certains, adulé par ses plus fervents défenseurs, Lezama a, hélas, trop souvent été relégué au rang d' auteur monstrueux dont l'oeuvre alambiquée ne peut être apprivoisée. A vrai dire, ce dernier n'a jamais eu pour objectif de se rendre plus accessible, plus rationnel.
Pour se prémunir des attaques, Lezama a eu recours à la technique du calamar, en expulsant sur ses assaillants l'encre lui permettant de s'échapper. Cette métaphore du mollusque acculé représente bien l'attitude d'un créateur qui préserve son caractère atypique jusque dans ses derniers retranchements.

Il est très probable qu'après la lecture d'un dossier aussi complet, une envie irrépressible de visiter son oeuvre, risque d'étreindre le lecteur curieux qui sommeille en vous.
Toujours est-il que la démarche entreprenante de ces jeunes défricheurs est remarquable par son caractère salutaire.



7 commentaires:

g@rp a dit…

Ce passage en revue fait un tabac ! Et tous les Cyclocosmiens de zebulonner en chœur : merci, Edwood !

edwood a dit…

Quand une revue littéraire revêt autant de qualités, il est normal d'en parler à sa juste valeur.
Je trouve que l'on parle encore trop peu à mon goût des revues qui parsèment le cosmos littéraire.

g@rp a dit…

Entièrement d'accord. Et là, je pense, entre autres, à Tina, Rougedéclic.

edwood a dit…

Le Nouvel Attila, Le Visage vert, Le Boudoir des gorgones..la taverne a apporté sa maigre contribution pour les faire connaître.

Il y en a encore d'autres: La Femelle du requin, Rouge-Déclic entre autres. Le Salon de la revue avait placé cote à cote Cyclo et Rouge-Déclic. Je dois dire que depuis, je me suis informé sur leur travail et suis de plus en plus tenté. Le dynamisme a l'air d'animer cette revue, et cela me plaît d'autant plus.
J'espère avoir l'occasion d'en reparler prochainement.

g@rp a dit…

Oui, et Rouge-Déclic et Cyclocosmia sont passés ensemble sur France Culture. Il me semble que l'émission peut encore se trouver dans les arcanes de la Toile. Chez Cyclocosmia, il me semble.
Sinon, je vais explorer la taverne pour enrichir ma culture en revues. Parce qu'on ne le dira jamais assez : on y découvre de sacrées pépites, dans ces revues.

edwood a dit…

Ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire la limace. Si Le Visage vert n'est pas inconnue dans la chaumière des revues, il en est tout autrement du Boudoir dont j'ai parlé ici http://latavernedudogeloredan.blogspot.com/2009/06/le-boudoir-des-gorgones-sanctuaire.html
Merci G@rp pour vos réactions enthousiasmantes.

edwood a dit…

Je n'avais pas percuté que TINA est le nom d'une autre revue. Hmm, j'ai profité de mon insomnie pour corriger aussi la fin de mon billet un peu embrouillée.