lundi 22 février 2010

Roberto Bolaño, le pseudoceros bifurcus des lettres chiliennes

"Il était en avance, comme le guide d'un escadron de sapeurs suicidaires."(Horacio Castellanos Moya)

Après Thomas Pynchon et Lezama Lima, Cyclocosmia explore un autre auteur monstrueux Roberto Bolaño, qui n'en finit plus de faire parler de lui depuis sa disparition. Christian Bourgois poursuit d'ailleurs l'exploration de son oeuvre le 8 avril avec Le Troisième Reich.

Ouvrons Cyclo III.
La première évocation signée Horacio Castellanos Moya est un double souvenir particulièrement émouvant qui laisse transparaître le visage humain de l'artiste.
L'autre texte de l'écrivain salvadorien relatant le mythe Bolaño aux Etats-Unis est à mes yeux beaucoup plus anecdotique. Castellanos Moya a peut-être trop tendance à faire des rapprochements faciles entre des éléments culturels assez dissemblables même si la thèse de l'absorption tentaculaire de la culture américaine n'est pas usurpée, loin s'en faut.

Côté illustration, Cyclocosmia nous avait habitué à un bien bel habillage. Le numéro III ne dérogera pas à cette règle. Nous avons droit à une série d'illustrations apocalyptiques et symboliques de Benjamin Monti, qui trouvent une place naturelle dans la cosmogonie bolanienne. Ici, l'innocence est pervertie par la cruauté, le mal contaminant l'humanité jusqu'à la dernière goutte. L'aspect work in progress, avec les annotations laissées à même la page confèrent un cachet fort appréciable à ces pages.
Côté innovation de ce numéro III de Cyclo, on notera que désormais, les parties "invention" et "observation" ne sont plus séparées. En effet, les textes d'invention ont été cette fois-ci incorporés à l'ensemble des textes évoquant la figure et les oeuvres de Roberto Bolaño. Ce choix est d'autant plus appréciable que les clés de voûte de ces courtes oeuvres(nuit, couteau, désert) s'insèrent remarquablement dans l'univers bolanien. La construction systématiquement fragmentée de ces textes tissent une toile multidirectionnelle.
Ils permettent aussi de procurer une respiration aux textes d'observation très denses, qui nécessitent une attention toute particulière.

Julien Frantz nous avait offert un bien beau texte sur la thématique de l'image chez Lezama Lima. La nouvelle qu'il nous propose ici, L'Envers du rêve, fait beaucoup songer à cette thématique. D'ailleurs, il est question d'un miroir qui exauce le voeu le plus cher dans la réalité au risque de subir des rêves reflétant l'inverse du souhait. Au vu de l'introduction, nous pensons à un conte pour enfant, mâtiné d'un soupçon d'Alice de Lewis Caroll et d'une once de contes des Mille et unes nuits. Cependant, l'ingrédient essentiel de cette oeuvre est sans doute l'originalité qui lui permet d'envoyer aux oubliettes toute éventuelle accusation de plagiat.
Plus la lecture avance, plus le lecteur est déstabilisé par la distorsion du récit au sein duquel les éclats de la réalité se mêlent de façon confondante aux projections oniriques, à moins que ce soit l'inverse...

Dans le chapitre des réjouissances, arrêtons-nous sur l'oeuvre de Guillaume Vissac, Ernesto & Variantes, qui m'avait agréablement surpris lors du précédent Cyclo avec Méliphage.
Ici, un jeune homme, Ernesto, est dans un lit d'hôpital entre la vie et la mort. Il est accompagné par sa mère et une fille, Angélica, dont la parenté avec Ernesto demeure ambigüe tout au long du texte. La nature de la maladie dont souffre celui-ci reste aussi très mystérieuse.
J'avoue avoir été bluffé par le traitement de cette histoire apparemment banale. L'auteur joue sur les répétitions qui s'immiscent dans la tête du lecteur. J'ai eu comme l'impression d'avancer dans l'histoire tout en reculant, effet accentué par les annotations d'Angelica et d'Ernesto, fragments de journaux intimes rétro-actifs. Ce procédé rappelle Mark Z.Danielewski et La Maison des Feuilles, truffée de notes et autres passages secrets. La rupture de perspective, l'anti-linéarité du récit m'ont plongé dans une sorte d'ambiance lynchienne.

Dans l'oeuvre de Roberto Bolaño, il est primordial de saisir l'existence proéminente d'une inspiration fusionnelle, une aspiration à créer une inter-connection entre les différents corpus de la mosaïque.
Au-delà l'espace transparent, Antonio Werli nous dévoile les différents ponts qui relient les éléments disparates de l'oeuvre du Chilien. Chez elle, chaque élément est une fenêtre ouverte vers un nouvel espace narratif prêt à éclore ici ou là. L'invention est en gestation.
Yaël Taïeb développe dans Bolaño et Borges, deux gauchos dans la distance, l'idée d'une filiation ténue entre les différents artisans de la littérature. Le recueil Le Gaucho insupportable reflète ce mouvement circulaire et inépuisable de la littérature qui passe de la lecture à la réappropriation puis vers la (re)création qui aboutira à nouveau à la lecture. Si le parcours de l'auteur argentin est bien différent du celui du Chilien, il subsiste malgré tout une trajectoire parallèle dans l'oeuvre, particulièrement visible dans les formes courtes.

En abolissant les limites entre la réalité et la fiction et en abordant la vie imaginaire d'un certain Samuel Augusto Sarmiento, poursuivant celle de Roberto Bolaño comme une étoile distante, David Gondar a créé une pièce qui s'insère remarquablement au mécanisme créatif de l'auteur.

L'écrivain se plait à intégrer la réalité dans son oeuvre pour mieux perdre son lecteur.
Les êtres célèbres sont comme des étoiles filantes, qui jaillissent soudainement, et qui s'évanouissent tout aussi vite.
Les artistes, Archimboldi(dans 2666), Arturo Belano(Les Détectives sauvages), Alberto Ruiz-Tagle(Etoile distante) disparaissent et, pourtant, ce sont eux qui hantent inlassablement l'imagination des personnages et du lecteur.
Roberto Bolaño Zen, signé Sergio González Rodríguez, est un texte reliant le travail journalistique de ce dernier et la genèse de l'oeuvre posthume de Bolaño, 2666. Auteur de Des Os dans le désert ou de l'Homme sans tête, González Rodríguez a risqué sa vie pour éclaircir le mystère abominable de Ciudad Juárez et a bien failli y laisser sa peau. Son travail a inspiré le roman inachevé, tout comme la série d'assassinats de femmes perpétrés autour de la ville Mexicaine à la frontière des Etats-Unis, et de l'enfer. Roberto Bolaño les a dépeints avec une telle horreur qu'ils prennent l'apparence de l'irréalité. Dans le même temps, la monotonie transversale de ces descriptions laisse, au contraire, envisager une grande banalité.





"Parole oraculaire, cancer textuel, prosopopée d'un Hermès psychopompe ne sachant que trop bien que ce qui est en haut est désespérément identique à ce qui est en bas, 2666 est un roman écrit après et d'après la mort, martelant avec la plus simple, la plus sincère et la plus désarmante cruauté qu'il n'y aura jamais de révélation pour nous punir ou nous sauver du mystère du mal."(Julien Frantz)

Roberto Bolaño a introduit un alter-ego dans sa propre oeuvre. Arturo Belano, double à la fois présent et absent de l'autre côté du miroir, témoin impuissant et impalpable de cet univers d'une cruauté totale. Prosopopée pour anapocalypse de Julien Frantz est un texte qui démontre que chez Bolaño, le mal est un fléau impossible à éradiquer. Nous ne pouvons que constater son implacable invasion et propagation.

La soif de mal de Eduardo Lago constitue un dossier complet et central de cette revue, synthétisant les éléments abordés précédemment.

N'oublions pas que l'auteur ambivalent est avant tout un poète qui a fondé le mouvement infraréaliste.
Dans Chili noir, Néstor Ponce envisage l'influence du mouvement et en particulier dans l'oeuvre du Chilien.
Joaquín Manzi nous offre, quant à lui, une analyse poussée de La Universidad desconocida, poème qui évoque plusieurs décennies de vagabondage de Roberto Bolaño, des années 1970 aux années 1990. J'avoue avoir été moins sensible à ce texte par trop ésotérique qui s'adresse davantage aux spécialistes ayant déjà lu l'oeuvre en question, qu'à des personnes n'ayant jamais ouvert le livre.

Ce dernier a, pour certains observateurs superficiels, l'étiquette de sympathisant communiste dénonçant le fascisme. Pourtant, derrière les évidences, se cache un vagabond d'une grande complexité, déçu par de nombreux gouvernements, que François Monti(qui a fait Tabula Rasa de l'oeuvre du pseudoceros bifurcus sur le net) tente d'évoquer avec discernement dans A la gauche de Bolaño.

Si certaines oeuvres de Bolaño s'apparentent à des enquêtes policières, elles s'en détournent de façon toute personnelle. Tout d'abord, on devine que l'enquête est une quête désespérée. Les indices sont distillés de façon quasi-invisible et ne permettent pas d'entrevoir une résolution arrêtée et fermée de l'enquête. Le détective principal est le lecteur, contrairement aux canons du genre encore une fois. Au coeur de L'auberge espagnole de Roberto Bolaño, l'exemple choisi par Eric Bonnargent(alias Bartleby Les yeux ouverts) pour illustrer cette façon de contourner le genre et les formes littéraires en général, de s'y infiltrer pour mieux surprendre, est le roman Les Detectives sauvages, pivot de la bibliographie du Chilien.


"Qu'est-ce qu'il y a derrière la fenêtre?"

Ou entre les lignes? Ce que le lecteur y voit. N'oublions jamais que le livre est avant tout un objet qui unit deux créateurs, l'auteur n'offrant jamais qu'un point de départ à l'univers imaginatif de celui qui le lira.

Ainsi, le texte d'Eric Schwald dont le titre en dit long, comprend la succession d'une étude scientifique au sujet d'un no man's land(écho du désert de Sonora) et d'un récit à la première personne au cours duquel on devine des actes atroces, encadrés eux-même par de courts récits(manchettes journalistiques?) évoquant les événements.
La coupure entre les différentes parties rappelle celle dont Bolaño a recours pour Les Detectives sauvages ainsi que 2666. C'est un ensemble ficelant des liens de façon particulièrement suggestive.

L'assimilation de Bolaño à un samouraï romantique est le sujet de l'un des derniers textes de ce fort riche Cyclo III. Rodrigo Fresán déchiffre dans l'entreprise littéraire du chilien une aventure vitale, comme si la vie de ce dernier en dépendait. Au crépuscule de sa vie, ses livres ont été réalisés comme un pèlerinage lui permettant d'avoir accès à une vision au-delà de la mort, puisant les mots nécessaires à la survivance de son oeuvre.
N'est-ce pas le propre des grands écrivains?

Pour conclure ce numéro, Alban Orsini nous gâte avec une contemplation gourmande de Martha le matin envers et contre tous ces objets immobiles qui martèlent leur désapprobation.
Insolente Martha qui hypnotise jusque dans son sommeil le plus profond. Doit-on y voir une métaphore de la disparition de Bolaño qui insuffle outre-tombe une nouvelle vie à son oeuvre?



5 commentaires:

GVissac a dit…

Beau billet ! Et complet en plus ! Et merci pour le coup de pouce of course !!

Nikola Delescluse a dit…

Cher Edwood, voilà un recensement en bonne et due forme, avec moult détails et connexions à l'oeuvre de Bolaño. Je n'ai pas commencé la lecture de ce troisième numéro de Cyclocosmia mais ton résumé se révèle bien alléchant. J'en parlerai prochainement dans Paludes, apportant ma petite pierre à ce superbe tombeau élevé par les éditions Minuscule à Roberto Bolaño, un écrivain à lire et à relire.
Amicalement, Nikola...

edwood a dit…

Merci des compliments.
Quand on a droit à une revue aussi précieuse, on se doit en tant que lecteur de la célébrer comme il se doit, n'est-ce pas?
Quant à votre nouvelle, Guillaume, je le dis sans ostentation aucune, c'est l'une des plus créatives lue depuis bien longtemps.

edwood a dit…

Nikola, tes passages en ces lieux sont toujours aussi appréciables.
Nul doute que ta future vision de Cyclocosmia sera éclairante.
D'ici là, j'invite tous les visiteurs de la taverne à découvrir ta lecture de La Somnolence de Martinet, dont tu parles toujours si bien.

Nox a dit…

Bonjour edwood,

Pour compléter sur la nouvelle de Guillaume Vissac, puisqu'il ne le dit pas lui-même (:-) ), il s'agit d'une fiction sur un passage des Détectives Sauvages, et que ça me semble peu clair dans ton article (par ailleurs, très complet).

Sur la "guérison" d'Ernesto San Epifanio frappé par l'infâme maladie de l'homosexualité, relaté en quelques mots (p 398-404, ed Christian Bourgois).

Procédé qui rappelle par ailleurs le fonctionnement de Bolano, qui pouvait développé des histoires déjà écrites et publiée.

Auxilio Lacouture devenue l'héroïne d'Amuleto et répétant à nouveau son histoire.

Ou le personnage principal de la dernière partie de la littérature nazie en amérique, à nouveau raconté dans Etoile Distante.

Bonne journée !
Nox