jeudi 17 juin 2010

Sender renaît de ses cendres grâce à Attila


Après Le Roi et la Reine(en 2009) salué jadis comme il se doit dans la taverne, Attila poursuit le défrichage de l'œuvre de l'Espagnol Ramón Sender, avec deux courts récits, censurés dans son pays de longues années durant. Ces derniers offrent une perspective dérangeante à la guerre civile espagnole, d'autant plus frappante quand on connait le destin de l'auteur, dramatiquement lié au conflit, avec la perte de son frère et de sa femme.
Le premier, Requiem pour un paysan espagnol, déjà traduit en édition bilingue chez Fédérop(en 1976) est ici suivi par un texte inédit celui-ci(ou presque) puisqu'il avait tout de même eu droit par le passé à une parution dans la revue La Novela Espanola. Même si la plus grande partie de la bibliographie de Sender demeure inconnue aux lecteurs francophones, on ne peut que se réjouir de cette nouvelle parution, d'autant que les œuvres présentées font preuve d'une concision et d'une puissance narratives rares.

Commençons par Requiem pour un paysan espagnol qui ouvre le livre.
Un curé est sur le point de célébrer le Requiem de Paco, paysan sensible au sort des malheureux, qui vient de connaître une mort tragique, exécuté par les phalangistes.
Attendant les participants à l'office, Mosén Millán est assailli par les souvenirs de la vie de Paco, depuis son baptême jusqu'à l'extrême onction, en passant par son mariage. Il faut dire que Mosén a noué, toute son existence durant, une relation étroite et particulière avec Paco. Comme s'il s'agissait de son gamin, il le prenait sous sa coupe, le faisant devenir enfant de chœur, formait sa jeunesse en lui montrant la misère dans les habitations troglodytes. Il était, de plus, le seul à pouvoir recueillir certaines de ses confessions. Mais le dernier pêché, ce n'est pas Paco qui l'a commis, paix à son âme.
Subrepticement apparaissent les fantômes de la bourgade parmi lesquels figurent le cordonnier, qui tricote des relations ambiguës avec les villageois, ou bien la superstitieuse et médisante Jerónima, qui cherche à déjouer les mauvais tours de la fortune avec ses formules de sorcière, vues d'un mauvais œil par la population et le clergé. S'illustrant par leur absence, les proches du défunt offrent la possibilité de ressusciter Paco dans l'esprit du curé, jusqu'au terrible et inavouable remords.
Étrangement, les personnes répondant à l'appel ne sont point celles que l'on attendait; c'est ainsi que peut se poursuivre le dialogue de sourds dans cette chambre d'échos, propice à la communication entre les regrettés et les vivants.
L'enfant de chœur accompagnant le curé récite inlassablement, à intervalles réguliers, un romance relatant les moments décisifs de la vie de Paco, paraboles quasi-bibliques qui servent de courant maïeutique au fil narratif. Ses mots laconiques résonnent de façon morbide, annonçant ainsi la fin tragique de la relation entre les deux hommes.
Désormais, les êtres vivants ne sont plus que des spectres habités par les morts. Chez Sender, le récit bouleverse par la puissance rétrospective des scènes. L'Espagnol a le don de faire sonner et résonner les détails suscitant l'émotion "si bien-comme le dit si bien Hubert Nyssen(dans la présentation de l'édition Babel)- qu'à la fin, mieux qu'un épisode, mieux qu'une tranche de vie, c'est la brève éternité de l'homme qui s'impose à la conscience du lecteur."
Sous sa plume, les coups de fusil ou le bruit de crécelles recèlent une tonalité bouleversante.



Poursuivons notre découverte avec Le Gué, qui une fois de plus nous présente un personnage principal envahi par le remords. Nous verrons d'ailleurs que le couplage de ce texte avec Requiem est loin d'être innocent. Le récit est plus court, et peut-être plus dense, encore plus troublant.
Ce n'est plus par le biais de l'approche filiale que nous vivons le remords, mais plutôt à travers l'amour insatisfait d'une femme pour son beau-frère qu'elle a dénoncé mettant un terme à sa vie.
Lucie repasse devant la maison en deuil, espérant filer jusqu'au gué pour y nettoyer son linge et purifier son âme. Pourtant, une voix se fait entendre, celle de la mère du défunt. En témoignant sa haine à l'encontre de l'assassin de son fils, Lucie est rattrapée par une foule de souvenirs.
« Il lui donna la faux. Debout derrière elle, ou plutôt tout contre, il posait ses mains sur elle, et ils fauchaient ensemble. Ils avançaient très lentement. Elle sentait dans son corps sa chaleur à lui et résistait au mouvement pour que le contact fût plus étroit. Elle perçut dans son cou le souffle accéléré du garçon, qui lâchait la faux et la prenait dans ses bras en cherchant ses seins. »

Le lecteur est, non seulement complice de l'amour voilé de Lucie pour son beau-frère, mais aussi de sa délation fatale. Joaquine, sa soeur, apparaît ensuite de l'autre côté de la rivière. Sa présence accentue le raz-de-marée déferlant sur Lucie.

« Cela fait trois nuits que je veille, que j'écoute le vent contre la cheminée, et que je me demande ce que je pourrais faire pour que ce remords arrête de me brûler de l'intérieur. »

Malgré l'emploi de la troisième personne, avec ses monologues intérieurs qui happent le lecteur au cœur de l'esprit de la jeune fille, c'est presque à un huis-clos psychologique auquel nous assistons. Pour Lucie, la libération passe nécessairement par l'aveu de son acte cruel.
Pourtant, les éléments, l'eau et le vent, se montrent capricieux, résistant aux confidences, entre les deux côtés de la berge, entre les deux amantes du disparu. Salvateur potentiel, le grand-père, le confident de Lucie par le passé, n'est plus présent en ce bas monde, pour remédier à la recrudescence émotionnelle qui, par vagues successives, emporte Lucie, au sein d'un tumulte inexpugnable. La pénitence est d'autant plus terrible que la confession, même entendue, n'est toujours pas crue.
Comme une malédiction irrémédiable, les hantises deviennent peu à peu des hallucinations, emportant le récit, toujours plus loin, vers des rivages supranaturels. Et c'est la rivière qui sert de passage de témoins entre les morts et les vivants, qui sert de frontière entre la réalité et le fantastique, en pourchassant et acculant Lucie dans ses derniers retranchements, par ses ritournelles, inaudibles mais ensorcelantes, indéchiffrables mais obsédantes... « Moucharde, tu parleras...tu parleras et tu ne le diras jamais, jamais, jamais... »




3 commentaires:

Nikola... a dit…

Très belle recension de ce magnifique opus de Sender! Merci de nous faire sentir, dans leur profonde subtilité, les enjeux de ces deux textes rassemblés par les éditions Attila (clamera-t-on jamais assez la qualité de cette maison??!!)et formant un douloureux diptyque sur la souffrance de la culpabilité et les affres de la confession. Est-il possible de dire le mal et la trahison dans un monde aux frontières morales brouillées?

Anne-Françoise a dit…

Comme tu les sais, je n'ai pas encore découvert les oeuvres de Ramon Sender. La lecture de tes deux articles transforme ce qui n'était qu'une envie en nécessité. Ai-je raison d'avoir entrevu des points communs entre cette oeuvre et certains des films de Bunuel? Merci beaucoup, en tout cas, de susciter toujours et encore ce désir de découvrir des textes, de se plonger dans des oeuvres fascinantes, souvent envoûtantes (tes choix sont toujours irréprochables).

edwood a dit…

Anne-Françoise, merci une fois de plus pour ta lecture attentive et ta fidélité à ces pages.

Hélas, ma connaissance de l'oeuvre du cinéaste ibérique est par trop fragmentaire pour pouvoir émettre un soupçon de réponse. Toujours est-il qu'il y a un lien étroit entre les récits de Sender et les tourments de l'histoire de son pays, qu'il a subis de plein fouet, en perdant plusieurs membres de sa famille au cours des conflits qui ont jalonné la guerre civile. Chez Sender, la réalité prend régulièrement des teintes fantastiques, et peut-être, que cette propension à basculer imperceptiblement d'un registre à l'autre est un point commun que l'on peut trouver avec Buñuel.