Brice est préposé au rangement et au classement des archives de la sous-préfecture. Tâches qu'il exécute avec une rigueur de tous les instants et une méthodologie au-delà de tout soupçon. Qualités ô combien requises pour permettre à ce foutoir ambulant, au propre comme au figuré, de retrouver une certaine cohérence. Ces lieux coulissants que Brice arpente sont au seuil d'une dimension parallèle qui semble l'invoquer, à travers des visages aperçus subrepticement. Comme souvent chez Jacques Abeille, les êtres paraissent emportés par une volonté qui les dépasse, transportés par un souffle émanent des espaces traversés.
Les rencontres qui naissent de ces déambulations en apparence aléatoires, nullement fortuites pourtant, obéissent à des lois dont on ignore la nature et les ressorts, les tenants et les aboutissants.
Ces déplacements presque somnambuliques tracent la direction d'un destin qui s'inscrit à la lisière du fantasmé, de l' halluciné et de la réminiscence. L'inconnu du banc, présence devinée plus que sensible, se présente à Brice afin, semble-t-il, de donner un sens à sa pérégrination au sein de Journelaime. Réflexion de ses propres pensées, il incarne sa partie rationnelle émergeant au terme de sa journée de labeur, dominée par des gestes automatiques. La tâche monotone qui occupe l'archiviste de façon diurne provoque des changements imperceptibles mais irrémédiables dans sa vie privée. Les feuillets et dossiers dégringolant de cartons déséquilibrés, éparpillés à travers la surface du sol, tels des cadavres d'un passé indécis et imprécis, progressivement, retrouvent une place déterminée et ancestrale dans le foutoir de la sous-préfecture. La réorganisation de l'espace de travail ne s'immisce-t-elle pas en parallèle dans les greniers labyrinthiques de sa mansarde? Les brèches comblées de ce côté-là ne donnent-elles pas accès à des passages secrets de ce côté-ci? La netteté environnante ne s'insinue-t-elle pas dans l'esprit et le corps de Brice, qui connaissent un véritable bain de jouvence?
Peu à peu, le repoussant jeune homme devient un séducteur irrésistible, dont la timidité antérieure s'efface au profit d'une audace qui le dépasse. De même, chaque personnage contient des ombres qui les habitent et qui leur donnent une double dimension. Madame Bise ainsi s'invente des vies multiples, partagées entre le deuil et l'insouciance. Mademoiselle Braise quant à elle, couturière-modèle bien propre sur elle, invite Brice à partager des jeux indécents derrière la cabine d'essayage. Longuet, surnommé le rhinocéros, supérieur hiérarchique intraitable, proposera des promotions inattendues à la carrière de Brice. Sa fille, Marie-Laure, retournera sa veste de Brice vers Mauvit, son collègue de travail, qui lui aussi, semble dissimuler des éléments ténébreux.
L'intérêt que l'on prend à suivre ces aventures ne vient pas tant des rebondissements que l'on peut attendre, que de l'ambiance tissée par le conteur Jacques Abeille, qui donne à découvrir ses personnages par tableaux miniatures. Quelques traits, quelques évocations et ils se sont déjà esquivés de la scène, tels des apparitions fantomatiques. C'est aussi cela l'art de Jacques Abeille: étreindre le lecteur par une réalité qui se dérobe, et que l'on se plaît à caresser, à entr'apercevoir au tournant d'une page, d'un passage plus suggestif que révélateur. La clef des ombres demeure un mot de passe par tous ignorés.
A découvrir: La Clef des ombres de Jacques Abeille, paru il y a de cela presque vingt ans, chez Zulma, qui fait partie du cycle des chambres( et non de celui des contrées comme cela est indiqué sur la quatrième de couverture)
*La deuxième illustration est une gravure à l'eau-forte et aquatinte de Nathan Delmarche Di Pietro, intitulée Parc Tenbosch
2 commentaires:
Merci beaucoup pour la chronique de ce bijou d'onirisme(dont je reste personnellement trés impressionné par le labyrhinte autour du personnage de Séverine).
Concernant l'appartenance de ce roman au Cycle des contrées (celui-ci et le Cycle des chambres ne s'excluant pas mutuellement),je pense qu'on peut le considérer comme une œuvre périphérique, celles se passant dans l'univers des contrées, comme Les Carnets de l'explorateur perdu, Louvanne ou L'Écriture du Désert.
Le nom du Cycle des chambres n'apparait pas avant les éditons Attila à ma connaissance, cela signifierait-il qu'Abeille a eu tout récemment la volonté d'écrire des séquelles ?
Kalev,
merci de votre nouveau passage en ces lieux. La clef des ombres est un livre méconnu et pourtant, son atmosphère, une fois encore, plaide en sa faveur. Ce récit situé dans les coulisses d'une préfecture n'est pas sans rappeler les arcanes du Cycle des contrées dont l'aventure nous est narrée tout d'abord par un scribe qui demeure à l'écart, tout en incarnant la pierre angulaire de l'oeuvre.
Il n'est pas vain de rappeler le souci, omniprésent chez Jacques Abeille, de vouloir relier par un fil ténu les différentes pièces de sa bibliographie. Celles-ci s'imbriquent les unes les autres pour immiscer chez le lecteur cette impression dérangeante et caractéristique, d'embrasser un univers à la fois inscrit dans l'histoire, et malgré tout, en permanente gestation.
Quant à cette volonté d'écrire les séquelles du cycle récemment, je ne saurais me prononcer avec certitude et ne peux que supputer un besoin d'écrire survenant davantage à la suite d'un voyage onirique imprévisible, qu'au terme du tracé d'un sentier balisé.
L'auteur devenant en quelque sorte le scribe de ses propres expériences.
Il est probable que je revienne prochainement sur sa trilogie érotique De la vie d'une chienne, parue chez Climats.
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