samedi 11 décembre 2010

Trois destins placés sous l'oeil du corbeau

Gravure de Gustave Doré pour illustrer le poème Le Corbeau d'Edgar Allan Poe


En marge de ses oeuvres marquantes- mais quelle oeuvre de Gabrielle Wittkop ne l'est pas?-recueil de trois nouvelles mettant en scène un personnage dont on devine la mort imminente, Les départs exemplaires démontre une nouvelle fois le charme envoûtant que possède la plume de cette artiste fascinante à plus d'un titre.

Comportant pas moins de trois fois le mot fétiche de Gabrielle Wittkop( « réticule ») et réutilisant- de façon moins systématique toutefois- le procédé anaphorique, caractéristique du fameux roman La mort de C., la première nouvelle nous immisce au XIXème siècle dans l'esprit d'Idalia, dessinatrice de 17 ans qui rêve d'une escapade ascensionnelle à bord d'un ballon. Quoi de plus naturelle dès lors de voir la jeune écossaise prendre le chemin qui la conduit au pied de la tour d'un donjon, surplombant le Rhin dans la région de Coblence, modèle inespéré d'artistiques esquisses, rêvassant de l'Highlander Bonnie Dundee, fidèle au roi James, jadis trahi par un valet félon. Suspendu le temps, animées les pensées primesautières par des rêveries au long cours qui font oublier l'heure des collations à partager en famille et le chemin du retour. En empruntant les escaliers qui la mènent au sommet des lieux, elle se retrouve coincée sur la plate-forme du burg à cause d'une bottine dont elle est persuadée qu'elle incarne la perfidie originelle subie par l'illustre Highlander. Affaiblie par les conditions climatiques et les contingences de sa situation, plus légère que les corbeaux qui la survolent, elle embarque, en esprit tout du moins sur la nacelle d'un vaisseau en partance vers des destinations plus proches du ciel que de la terre. D'appel en appel, de cris désespérés en cris de détresse, la jeune fille rivalise d'invention pour renouer contact avec la civilisation, allant jusqu'à propulser au loin des pigeons voyageurs qui pourraient se poser au pied d'un promeneur solitaire. Pourtant, malgré les signes qui interpellent la population locale, aucun de ses membres ne fait le rapprochement salutaire entre les différents indices, visions, réminiscences et échos de ses gémissements emportés par le vent, et la mystérieuse disparition, rendue désormais publique.

Gravure de Gustave Doré pour illustrer le poème Le Corbeau d'Edgar Allan Poe

A l'inverse du premier, le texte qui clôt le recueil, Une descente, nous précipite quant à lui dans l'enfer des sous-sols new-yorkais où vivote une population de hobos, dont la recension varie allègrement selon les estimations des uns et des autres.
Délaissé depuis peu par sa petite amie qui exploitait illégalement son travail dans le commerce de chaussures qu'elle tient, Seymour se retrouve du jour au lendemain dans la précarité de la ville tentaculaire. Symbole de la défection progressive de son sort, son ventre légèrement proéminent au niveau de l'abdomen, est traîné comme une épave provoquant le naufrage insensible de son propriétaire, qui se voit confronté aux rebuts de la société au sein d'un dédale où croupit une horde de sans-abris subsistant péniblement grâce aux maigres denrées en voie de putréfaction renvoyées par la métropole, et qui se servent du papier recyclé des journaux de la bourse pour confectionner un matelas au ras du sol.
Dévoré par la vermine, le malheureux vagabond qui aura passé ses derniers jours dans les souterrains, connaîtra paradoxalement une fin similaire à la jeune Idalia.



Gravure de Gustave Doré pour illustrer le poème Le Corbeau d'Edgar Allan Poe

Le texte central du recueil, Les nuits de Baltimore, met en scène les derniers jours d'Egar Allan Poe dont la mort a suscité les théories les plus diverses: tuberculose, épilepsie, diabète, rage, alcoolisme aiguë parmi tant d'autres.
Gabrielle Wittkop, elle, semble suggérer la prédominance de l'hypothèse de la corruption et de la violence qui sévissait de manière dissimulée durant les élections.
L'échange de tenues effectué dans cet hôtel miteux de Baltimore avec un homme au visage d'ombre, puis la déchéance de l'homme en noir dans la taverne « Gunner's Hall » transformée provisoirement en bureau de vote, nous invitent à penser que celui-ci aie été contraint par ses tortionnaires de renoncer à son droit de vote élémentaire.
Le récit grouille de références à l'histoire de l'auteur. Ainsi, les deux hommes mentionnés de prime abord lors de l'arrivée du personnage dans la cité qui a salué son talent de façon prématurée, sont Thomas W. White, le directeur de la revue Southern Literary Messenger qui l'enrôla en 1835 , et John P. Kennedy , qui était membre du jury du Baltimor Saturday Visiter au moment où l'auteur natif de Boston, et futur ami de Kennedy, reçoit en 1833 le premier prix pour le Manuscrit trouvé dans une bouteille.
Perry, quant à lui, le seul compère à qui l'homme décide de rendre visite est l'autre nom d'Edgar Poe.
De plus, William Gowans, libraire qui a partagé le premier étage de la demeure new-yorkaise du couple a véritablement décrit Virginia, sa femme telle que le fait Gabrielle Wittkop « avec les yeux d'une hourri et un profil qui eût tenté Canova. »
La précieuse valise que transporte sans cesse le personnage, dans un souci qui touche à l'obsession, contient très certainement les feuillets d'une oeuvre en gestation dont, cependant, on ignore la nature précise.
Bien que séduisant, le rapprochement entre la célèbre exclamation proférée par Albert Einstein, lors de sa découverte permettant de formuler la relativité, soudainement prononcée par le personnage, et Eureka, titre de l'essai de Poe, semble cependant conduire à une impasse, dans la mesure où l'oeuvre était déjà publiée au moment où se déroule le récit.
« Oh Susannah » est le début d'un couplet plusieurs fois inséré dans la nouvelle, et il s'agit au même titre de la chanson de Stephen Foster de 1848, associée à la ruée vers l'or en Californie, dont on retrouve dans le texte présent la trace par l'intermédiaire de rescapés noyant leur désillusion dans l'alcool d'une taverne.
La missive du compagnon d'infortune de l'homme en noir, adressée au Docteur Snodgrass dans le but de le sauver, nous est restituée avec une quasi-exactitude, hormis l'identité du comateux éthylique qui est ici omise. Par ailleurs, le cabaret où gît la victime est appelé dans le texte de Wittkop « The Raven », allusion explicite au poème légendaire de Poe duquel provient l'épitaphe gravée sur sa tombe:

« Quoth the Raven, 
"Nevermore." »


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