© Vanessa Santullo pour Marseille Face B. librairie histoire de l'oeil |
Brice Matthieussent est le traducteur confirmé de plus de deux cents fictions américaines signées par des auteurs prestigieux tels que Jack Kerouac, John Fante, Thomas Pynchon, Bret Easton Ellis, Charles Bukowski. Avec Vengeance du traducteur, il signe un premier roman qui est tout à la fois un essai, une fiction et un exercice de style particulièrement ludique, qui s'inscrivent dans le prolongement de son activité première.
Si bien souvent l'image du traducteur se noie dans celle de l'auteur du texte original, si la prose du premier est assimilée à une retranscription de la voix de son maître, le traducteur n'en demeure pas moins un auteur à part entière, capable d'insuffler une nouvelle vie à un texte ancré dans une langue. Tiraillé d'un côté par le devoir de fidélité vis-à-vis du géniteur de l'oeuvre, et de l'autre par le désir de créativité, le traducteur s'évertue à trouver le juste milieu qui lui convient. Le roman de Brice Matthieussent quant à lui s'engouffre dans la brèche de l'esprit d'un traducteur rebelle qui, agacé de se retrouver acculé en bas de page, obligé de suivre à la trace les astérisques qui se cachent derrière une pléiade de mots, d'éclairer certaines phrases sous le nom peu flatteur de N.D.T., décide de mettre son grain de sel dans l'oeuvre dont il a la responsabilité. Déboussolé par la qualité douteuse du texte auquel il est confronté, ce dernier prend de plus en plus de libertés vis-à-vis de l'auteur, allant jusqu'à faire disparaître une quantité astronomique d'adjectifs et une myriade d'adverbes, tous jugés superflus par l'apprenti sorcier. Viennent ensuite les indications scéniques intercalées entre les dialogues, aussi inutiles que les précédentes, et qui connaîtront donc le même sort. Pour contrebalancer le sensible allègement, le traducteur procède aux ajouts de son cru et qui, à ses yeux, enrichissent considérablement le propos. David Grey est capricieux, insolent, irrévérencieux, se permettant de copieusement critiquer l'oeuvre qu'il va devoir traduire, détraquant l'intrigue pour les beaux yeux d'une nymphe radieuse tout droit sortie du Lolita de Nabokov, dont il semble être un lecteur invétéré, prenant un plaisir machiavelique à concocter sur mesure des perfidies à l'encontre d'Abel Prote. Pour s'esquiver tout en répondant présent à l'appel de ses sempiternelles initiales, le vengeur masqué, le zorro littéraire change sa signature comme de chemise, s'immisçant tour à tour dans la Nique en tapinois, de Nymphettes du traqueur, dans la Nausée du traquenard ou la Nique de Tarzan. Le traducteur prend ses aises sous la ligne d'horizon confinant ses excentricités, ses notes en bas de page devenant de plus en plus envahissantes, prennant des proportions inquiétantes pour l'intégrité de l'auteur, allant jusqu'à soulever la fine barre noire qui pèse de tout son poids sur elles. Le centre de gravité de l'oeuvre se déplace insensiblement, sans que la symétrie essentielle reliant les différents acteurs du texte en gestation s'en trouve pour autant ébranlée.
Le Pantin de Goya |
Seulement voilà, l'omniscience élémentaire de l'écrivain Abel Prote met en danger la pérénité des initiatives entreprises par le traducteur. Ce dernier qui avait l'illusion de pouvoir impunément se jouer du père du texte s'aperçoit, bien malgré lui, qu'il est tributaire du jeu d'échec ordonné par l'auteur. Ainsi, le traducteur américain et l'auteur français s'échangeront provisoirement leurs propres appartements, situés de part et d'autre de l'Atlantique, pour fourvoyer son alter-ego qui se retrouve, tel le pantin du tableau de Goya, balotté entre ciel et terre. Le traquenard va plus loin puisque les deux hommes ne sont en définitive que des personnages d'un roman qui incorpore celui dans lequel les deux rivaux figurent, La Vengeance du Traducteur, telles des poupées russes emprisonnées elles-même dans d'autres figurines.
Au-delà de l'intrigue complexe à souhait, le texte est truffé d'allusions aux pulsions du traducteur qui souhaite s'affranchir de l'oeuvre originale. Le texte découvert n'est en fin de compte que le reflet du texte invisible et dont l'espace vacant sur la page renforce le poids fictif, signifiant ainsi l'impossibilité de la totale disparition du texte dont le traducteur s'efforce de supprimer les traces sur les lieux de son crime presque parfait.
5 commentaires:
Je connais Mathieussent essentiellement par ses traductions des romans de Jim Harrison, un auteur que j'aime beaucoup.
Je note ce titre, ton billet m'a alléchée...
je pense que le nom Prote n'est pas là pour rien. Un prote est un chef d'atelier dans une imprimerie, c'est à dire celui par qui tout passe avant le bàt, celui qui autorise et vérifie l'impression finale. Sinon je n'ai guère je dois l'avouer aimé ce livre que j'ai abandonné bien vite. Je préfère de loin le traducteur à l'auteur… mais votre point de vue est intéressant.
Ingannmic, je te remercie pour tes commentaires élogieux que ce soit à mon adresse ou à celle de Brice Matthieussent. Je le découvre pour ma part avec cette fiction qui m'a agréablement surpris par son enchevêtrement d'intrigues, et son écriture très personnelle.
Ces précisions concernant la définition du nom peu commun Prote est je pense à ne pas prendre à la légère dans l'édification du texte car en effet, cet Abel Prote mène en bateau, si j'ose m'exprimer ainsi, le traducteur rebelle. L'allusion à Nabokov n'est elle aussi pas si innocente qu'il n'y paraît puisque son Lolita a été, malgré la nationalité russe de l'auteur, écrit en langue anglaise.
Le livre n'est peut-être pas exempt de défauts mais je lui ai trouvé en tout état de cause une inventivité au-delà de tout soupçon. Cependant, visiteur masqué, je comprends tout à fait que l'avis de certains diverge à son sujet.
bonjour, je découvre ton blog par ce billet sur les traducteurs. Une oeuvre m'avait autrefois fait réfléchir, indirectement cependant, sur le travail du traducteur : Les belles infidèles, d'Hubert Nyssen. Les belles infidèles, ce sont justement les traductions. Le livre est avant tout un polar, dans lequel le coupable sera démasqué par un héros au goût immodéré pour les petits mensonges et travestissements littéraires.
Sinon, pour conclure, quel titre pour un blog. La taverne du doge Loredan est un livre qui m'a intrigué plusieurs mois. Il m'a fallu y retourner plusieurs fois, mais quelle fascination, au final.
Nico, je te remercie de cette incursion dans la taverne. Le titre du livre d'Ongaro me semblait en effet à moi aussi particulièrement propice à la rêverie, à l'effervescence imaginative. Le texte caché, ce qui se trame en son sein fait souvent l'objet des livres dont il est question ici. J'ai aussi noté le livre d'Hubert Nyssen.
Enregistrer un commentaire