dimanche 16 janvier 2011

Un roman à 69 tiroirs signé Goran Petrovic


Jardin d'eau, peinture de Claude Monet
 
Nous avions évoqué l'auteur serbe Goran Petrovic à l'occasion de la parution de Sous un ciel qui s'écaille aux éditions Les Allusifs. La tentation était trop forte pour ne pas plonger ensuite dans la première traduction française de l'une de ses oeuvres, où il est question de couples de lecteurs qui se perdent sans bouger, d'histoires racommodées au goût du jour et au parfum du citron, renfermant un récit qui foisonne et n'en finit pas de se dérober à la huitième lecture.

Soixante-neuf tiroirs, autant de chapitres au sein desquels il faudra au préalable se glisser pour connaître tous les mystères qu'ils recèlent. Comme son nom l'indique, il s'agit d'un roman à tiroirs, qui sont autant de portes coulissantes s'ouvrant sur différentes lectures d'un livre, dont la luxueuse reliure en maroquin d'un rouge profond tranche avec les ouvrages que l'on a l'habitude de trouver à l'époque dans cette partie de l'Europe. Adam Lozanitch, correcteur provisoire de la modeste revue Beautés de notre pays, se voit un jour confier le manuscrit en question qui ressemble à « Un récit sans histoire, des pages et des pages de descriptions faites pour une femme qu'il n'avait jamais connue en dehors de ces pages. Un jardin et une villa construits de telle sorte qu'on y voit même ce qui n'est pas décrit, qu'on y entend des sons et qu'on y sent des odeurs. » Ignorant la fonction précise qu'il doit exercer dans cette entreprise, Adam qui tente de défricher les racines de l'oeuvre, parcourt, dans l'attente d'un élément de réponse, les allées d'une bibliothèque et fait la rencontre apparemment fortuite d'une jeune fille hypnotisante au chapeau cloche et au parfum câlin, avec laquelle il vivra plus tard des lectures simultanées, pris au piège du charme partagé par les pages du livre et de la jeune employée.


Sous la per­gola, peinture de Oscar Bluhm

C'est par le jeu des hasards et des rencontres livresques que se tissent les relations et autres ramifications de la narration que Goran Petrovic dévoile, insensiblement, au gré de réminiscences et anecdotes distillées avec une science du conte remarquable, et qui se développent comme une plante grimpante, indomptable dans son essor, redoutable par son emprise. L'introduction à chacune des lectures parsemant le texte sont autant de motifs de réjouissance, parodiant quelque peu les titres du Don Quichotte de Cervantes par l'intermédiaire de phrases à peine esquissées et qui se répondent les unes les autres dans un ballet mélodieux du plus bel effet. Que ce soit l'écriture, la correction, la lecture, tout ce qui gravite autour du livre est assimilé à une activité organique qui permet de remodeler à volonté. La bibliothèque s'apparente ainsi à un jardin des plantes, où chaque parcelle doit faire l'objet d'une attention de tous les instants, nécessitant ici d'élaguer, ou là de planter un terme en voie de disparition, ou une tournure richement élaborée. De simples spectateurs de mots gravés sur la page, les lecteurs se métamorphosent en auteurs à part entière, rivalisant d'invention pour créer leurs propres parcours, décidant de leurs moindres détours à travers les différents passages secrets du livre. Celui-ci devient tributaire des caprices du lecteur, représentant désormais le ferment de ses élucubrations, le terreau commun aux excroissances de l'imagination des lecteurs égarés. Le bouleversement intérieur des pages se fait en parallèle de l'épanouissement des lecteurs, ainsi tout ce qui les entoure doit servir leur propension à s'évader. Dans cet univers infiniment ouvert, le caractère martial du beau-père d'Anastase, les bruits inopinés qui traversent les cloisons fragiles de l'appartement d'Adam sont au contraire des attaches qui l'enracinent à la vie de tous les jours, qui insidieusement perturbent le développement personnel du lecteur.
En marge du récit, nous assistons à une partie de l'histoire de la Serbie, dont les éléments authentiques se mêlent aux fantaisies les plus notoires, accentuant ainsi la confusion immanente des pages. On se demande parfois si ce n'est pas le passé du pays qui est au service des personnages, bien plutôt que l'inverse, comme lors de ce discours officiel entrecoupé de façon intempestif par l'irruption de l'imaginaire au coeur même de la réalité. Le télescopage des deux mondes ne peut se réaliser sans danger, car la stricte conception de cette dernière n'est guère capable de donner le change à l'inépuisable potentiel inhérent à la fiction. Pour préserver sa faculté d'émerveillement, le lecteur devra ainsi toujours plus avant s'enfoncer dans les pages de sa destinée. L'auteur réalise le tour de force prodigieux de rendre tout à fait intangible la frontière qui sépare les deux univers.

A travers le chiffre 69, on peut, parmi bon nombre d'hypothèses, songer à l'imbrication des points de vue, la réciprocité des émotions suscitées par une oeuvre, ou le renversement essentiel que peut susciter sa découverte dans la vie d'un lecteur. Assurément, nous avons affaire à un livre hautement recommandable.



  • A lire: Soixante-neuf tiroirs de Goran Petrovic, traduits par Gozko Lukic et Gabriel Iaculli, initialement aux éditions du Rocher( 2003) et édité ensuite en poche dans la collection Motifs Serpent à plumes( 2006)

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