Malgré mes recherches laborieuses effectuées sur le net, j'ai dû constater que De la Vie d'une chienne, triptyque édité chez Climats, fait suffisamment rare pour être signalé, n'a en toute vraisemblance, pas laissé la moindre trace d'une quelconque chronique. Pourtant, il s'agit assurément d'une oeuvre représentative de l'art érotique selon Léo Barthe qui nous invite à découvrir une série de récits narrés par l'aubergiste, suite à la rencontre ineffable que vient de faire un voyageur au sein d'un domaine situé à la lisière du rêve.
Chaque scène, hormis la première, sera narrée de façon indirecte par l'intermédiaire d'un autre personnage, ajoutant ainsi à l'incertitude inhérente à certains détails que l'on pourrait croire inventer de toutes pièces afin de divertir l'auditeur et de renforcer son immersion. On comprend vite que les faits et gestes des différents protagonistes qui parsèment ces histoires obéissent à une force qui les dépasse, comme si ces derniers n'étaient pas tout à fait maître de leurs agissements, comme si les pêchés mis à nu devait être contrebalancés par une innocence fondamentale, symboliquement représentée par l'anonymat des figures féminines qui traversent la narration.
En ayant recours à son nom de plume érotique, Jacques Abeille exprime le besoin de ses personnages à raconter ce qui ne peut être dit de face, de conserver une certaine distance vis-à-vis de situations particulièrement embarrassantes, de conserver leur intégrité essentielle. Qu'il s'agisse d'un voile, d'un masque, de l'obscurité, ou de la position des corps, un médiateur invisible s'efforce, semble-t-il, par son sens de la mise en scène, de dissimuler l'identité des femmes. Dans son indécence à se montrer dans les circonstances qui nécessiteraient une certaine discrétion, le corps acquiert une autonomie qui lui permet d'emprunter les caractéristiques du visage, et de s'emparer ainsi du potentiel expressif qui lui est habituellement réservé:
« Votre conduite toujours, le plaisir que vous éprouvez à votre nudité, les effluves, messages muets qui émanent avec constance de votre peau, portent vers le dehors votre désir qui allume celui de quiconque vous rencontre. Pourtant, jamais à ce point n'a explosé votre obscénité. Vos cuisses s'étirent de part et d'autre de votre buste qui tente de s'enrouler sur lui-même comme pour rapprocher vos bouches opposées. Dans ce mouvement que les liens maintiennent à son point de tension extrême, vos hanches se soulèvent et votre cul nargue le ciel. Vos fesses largement s'évasent et leur sommet est un creux ouvert que ponctue votre trou honteux. Vous l'exhibez avec une folle insolence. Je lui parle et le souffle de ma voix caresse ses sombres fronces. » ( Histoire de la Bonne)
Antoine Wiertz, La liseuse de roman (1853) |
L'impossibilité d'embrasser intégralement la femme soumise, loin d'amenuiser la violence du désir, démultiplie au contraire, afin de pallier à cette attente supplémentaire, le besoin de faire revivre à toute heure du jour et de la nuit les images obsédantes, de capturer à la dérobée l'objet des fantasmes. Derrière un buisson, à travers une porte entrouverte ou l'orifice caché derrière une peinture, le décor participe au processus cyclique du désir, qui prend naissance au moment de l'exhibition, incarnant la passivité de l'observateur tapi dans l'ombre. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la première narration, celle qui ouvre Histoire de la bergère, est introduite suite au tableau indécent que vient d'épier le voyageur rendant visite au tenancier de l'auberge. Cette incapacité à être acteur génère une frustration qui ne peut être tout à fait réfrénée. Ainsi, la femme symbolise la tentation du moment ardemment souhaité où les rôles seront intervertis, durant lequel le spectateur deviendra finalement l'acteur assouvissant ses pulsions à l'insu de celle qui se jouait auparavant de lui. En perpétuelle mutation, les protagonistes trouvent une part prédominante de leur épanouissement à pouvoir se glisser tour à tour dans la peau de différents rôles, susceptibles de révéler de nouvelles perspectives à leurs divertissements. Dans Histoire de la bonne, il y a d'abord cette transformation en chienne, dictée par le patron de la maison. La première s'empare également du journal de l'étudiant pour vivre les événements passés de l'autre côté du miroir. Par la suite, elle souhaitera métamorphoser le jeune homme en esclave sexuel pour s'approprier le plaisir de dominer. Dans Histoire de l'affranchie, le maître des lieux organise des soirées où il laisse sa femme à la merci de ses invités afin de la découvrir sous un angle nouveau. En confiant son histoire au scribe, la bonne le rend complice des jeux interdits qu'elle s'ingénie à rendre passionnant pour faire revivre d'autant plus intensément sa vie secrète.
« Mon autorité est telle qu'elle se laisse faire avec une passivité qui m'exalte. », déclare ainsi la bonne devenue affranchie en guidant le modèle du peintre qui s'est attaché ses services.
A plus forte raison, l'auteur anticipe la participation du lecteur qui devra lui aussi s'immiscer à la place de l'une ou l'autre de ses créations afin de jouir complètement des pages qui lui sont offertes.
Les compositeurs de cette partition érotique tissent un concerto tumultueux qui n'est pas sans conséquences dans une dimension parallèle, mais dont on ignore cependant tous les tenants et les aboutissants. Dans Histoire de la bonne, les capacités de concentration de l'étudiant fluctuent en fonction de l'évolution de ses aventures nocturnes. Ce dernier s'exclame: « Contre toute raison j'ai le sentiment obscur d'avoir lancé un maléfice avec la catastrophique légèreté d'un apprenti sorcier.»
Dans Histoire de la bergère, le paysan prend la décision finale de demander une rémunération pour les services qu'il rendait avant en échange d'une couche rudimentaire et de maigres provisions. Enfin dans Histoire de l'affranchie, la bonne puise dans sa libération sexuelle matière à créer le tissu novateur de son existence, lui permettant de devenir elle-même l'artisan de son bonheur.
L'élégance de l'écriture se heurte régulièrement à la brutalité du langage utilisé pour rendre compte de toute l'ampleur des scènes évoquées, donnant lieu à des contrastes pour le moins éloquents.
L'enjeu de ces récits se situe en grande partie en marge du caractère érotique des scènes, dans la mise en branle perpétuelle de l'imagination du lecteur qui devra, afin de profiter de la substantifique moelle de l'oeuvre, deviner la convergence des destins, les relations qui se tissent entre eux, et entrevoir les parts d'ombre de la narration qui se trament en coulisse du récit derrière les mises en abîme savamment élaborées.
- A découvrir: Chez Climats, dans la collection Climax, De la vie d'une chienne, trilogie érotique de Léo Barthe, comprenant Histoire de la bergère( 2002, paru aussi en poche), Histoire de la bonne( 2002) et Histoire de l'affranchie( 2003).
1 commentaire:
J'ai beaucoup réfléchi avant de me décider à commenter ta belle chronique. Elle l’est vraiment, et subtile…Sans elle, d'ailleurs, je crois que m'auraient échappé des aspects essentiels de cette trilogie qui a exercé sur moi des éclairs de séduction mêlés d'agacement. Peut-être ma lecture est-elle indécise en raison de l’impossibilité de s’identifier à l’un ou à l’autre des personnages, sauf, peut-être, et comme tu le suggères avec finesse, à ce rôle récurrent, celui du voyeur (qui est sans doute aussi celui de tout lecteur, et pas seulement pour la littérature érotique). Et je crois que c’est ce qui fait la force de ces textes : obliger le lecteur à définir son rôle… Comme tu l’as fait remarquer (ici ou ailleurs) les trois romans sont peut-être un peu longs, et exploitent à outrance des situations souvent répétitives. Cependant, ils ont le mérite de nous interroger sur différents thèmes essentiels : j’ai trouvé particulièrement intéressante la relation qui s’établit entre l’humain et la nature, dans les aspects parfois douloureux qu’elle peut offrir – ce lien essentiel entre plaisir et souffrance, et l’abandon à une forme d’animalité. En ce sens, le contraste entre la crudité de certaines situations et la tendresse qui se dégage des dialogues est particulièrement intéressant, et la réflexion sur le langage qui s’inscrit dans ces récits m’a séduite. Ici il est question d’établir des rapports (je suis consciente de la maladresse du terme que j’emploie), et comme tu le notes avec subtilité, la dissimulation du visage – sa disparition, même – ouvre un questionnement sur la communication.
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