jeudi 3 mars 2011

Emile Dajan ou Jean-Daniel Dupuy, voyage en Zoneapolis dans les interstices de la réinvention



Il y a des histoires qui se content, et d'autres qui se construisent au fil des pages, au sein desquelles la rencontre du lecteur et des protagonistes est susceptible de bouleverser les repères narratifs balisant les récits traditionnels. Jean-Daniel Dupuy fait partie de ces hérauts qui envisagent la lecture comme un espace récréatif, comme une aventure à part entière, où les personnages n'hésitent pas à se bousculer, à se travestir, à se dissimuler, à chevaucher les territoires en marge, au coeur d'une épopée carnavalesque. Si les masques tardent à tomber, si les langues rechignent à se dénouer, si les indices sont distillés avec parcimonie, si les dissonances et les harmonies qui se font entendre déjouent les habitudes du lecteur mélimélomane, le plaisir découlant d'une telle approche n'en est que plus jouissif.
Le quotidien de Dupuy se transmue en exotisme et se traduit par un voyage permanent. Chaque coin de rue, impasse ou ruelle pouvant déboucher sur un rêve, sur une ribambelle de trouvailles.
Après Ministère de la pitié, Les Noces de carton( tous deux parus aux éditions de La Mauvaise graine) et les mémorables Inventions des autres jours ayant jadis vu le jour chez les entreprenantes Éditions 
Attila, la taverne ne pouvait résister au plaisir de faire découvrir en avant-première aux plus curieux d'entre vous quelques extraits des "errances anachroniques du chevalier anagramme : Okar de Fourchant" tirés de son livre inclassable à paraître très prochainement, intitulé Zoneapolis. Ils sont ici accompagnés de trois dessins à l'encre, réalisés par son compère Georges Boulard qui feront partie des huit illustrations jalonnant le livre en question.





Dessin à l'encre de Georges Boulard illustrant Zoneapolis

I / Avertissement au lecteur qui croit à la réalité du XXIème siècle


Nos villes sont des lieux de mémoire. Les œuvres d’art, les architectures, les rues, les cours, les marchés, ce qui relève du patrimoine de l’humanité comme ce qui est infiniment modeste ; tout cela participe – sans hiérarchie – à la constitution d’un paysage de la mémoire collective et individuelle. La forme de nos villes est un miroir de notre histoire. Depuis que le monde est monde, la ville raconte des histoires, parfois millénaires, à celui qui arpente ses rues. Et les grandes villes occidentales se différenciaient les unes des autres. Celle-ci avait une grande cathédrale, celle-là de très belles places ombragées bardées de fontaines, telle autre était réputée pour son marché des quatre saisons, telle autre se vantait de posséder de somptueuses façades ouvragées ou des bars et des cafés qui restaient ouverts toute la nuit… certes, on relevait une batterie d’éléments communs mais chacune parvenait (par son génie, sa généalogie, sa culture) à apprivoiser les formes de manière à créer son propre décor. Paris n’est pas Marseille, Barcelone se défend de Madrid, Naples emmerde Milan et Stuttgart ne ressemblera jamais à Lisbonne. Il ne s’agit pas de souligner les particularismes locaux ni de se faire l’apôtre d’une nouvelle forme de chauvinisme international mais plutôt de démontrer qu’au fil des âges, des hommes et des femmes ont laissé une empreinte dans le paysage : cela, pour interpréter le monde et s’approprier un espace. Et puisque notre monde est multiple, il est bien normal d’observer une multiplication des tentatives de personnaliser ces territoires. Peut-on imaginer une alternative contraire ? Peut-on envisager une homogénéisation des cultures et des territoires ? L’uniformisation des espaces sur un modèle unique n’est pas concevable. Ou bien il s’agirait d’une tentative désespérée, d’un épisode historique circonscrit (le joug d’un régime totalitaire ou les conséquences d’une catastrophe naturelle).
Pourtant, l’inconcevable a eu lieu. Désormais, dans les villes de la social-démocratie, il existe des lieux privés de mémoire. Ce sont des espaces standardisés, rationalisés, créés de toutes pièces – et à toute vitesse – par et pour le commerce. Dans les Zones d’Activités Commerciales, la circulation des corps et des biens est optimisée pour répondre à une seule loi : consommer, consommer à outrance, consommer en toute sécurité. Dans ces « zones » le paysage disparaît au profit du passage. On traverse des espaces de la manière la plus efficace qui soit et la notion de territoire est vidée de son sens.  Dans ces zones, on est à Toulouse comme on est à Strasbourg, on est à Lille alors qu’on croit être à Montpellier. On croit être à Paris, à Moscou, à Berlin… alors qu’on est nulle part !

Dessin à l'encre de Georges Boulard illustrant Zoneapolis



III / Où l’on dit comment est né le valeureux chevalier qui va défier la réalité

Dans cette guerre, je l’ai dit, le combat est inégal. Mais je relève le défi. Le véritable pari de ce texte est de montrer qu’un seul homme peut braver le système, battre en brèche cette logique de conditionnement. Dans cette « zone » où la surveillance des corps est la règle, j’imagine une présence subversive, une présence qui traverserait ces lieux à la manière d’un spectre. Puisque la « zone » brille par sa rationalité, sa transparence, qu’elle permet à ceux qui contrôlent de lire les pensées, les faits et gestes de chaque individu, que les messages et les informations diffusés limitent le pouvoir de décision des visiteurs, je leur oppose mon héros : un être fantastique, une sorte de croisement entre le Don Quichotte de Cervantès et le Stalker de Tarkovski. Il s’agit d’un personnage de fiction car la faculté d’imagination est la première arme qui peut contrer la faiblesse et la sécheresse d’esprit de mon adversaire. Bien entendu, c’est un personnage anachronique, porteur d’une histoire, garant d’une mémoire. Ce personnage est doué de sentiments et cherche l’aventure. Et mon adversaire sera impuissant car il ne pourra jamais saisir ou interpréter les émotions de mon héros. Je le dote aussi d’un pouvoir magique qui lui permettra de se déplacer sans encombre pour déjouer les pièges de son ennemi : mon ingénieux personnage est doté d’un pouvoir d’invisibilité renforcé. Ultime insolence à l’égard des puissants commerçants, le nom de mon chevalier est un double anagramme qui fait exploser les noms de deux grandes enseignes de la distribution, et les apparie pour mieux les confondre. Insaisissable et fantasque, capable des plus grands exploits, voici le chevalier anagramme, j’ai nommé OKAR de FOURCHANT.





Dessin à l'encre de Georges Boulard illustrant Zoneapolis



VI / Qui traite du premier combat que notre chevalier dut mener contre une armée immobile

I
l est relativement aisé de parquer son véhicule dans la « zone ». Okar remarque néanmoins qu’il est plus facile d’entrer sur le parc de stationnement d’un hypermarché que d’en sortir. Le marquage au sol, les panneaux de signalisation indiquent très clairement à l’automobiliste l’itinéraire le plus rapide pour pénétrer dans un grand magasin. Il hésite seulement entre parking souterrain et parking aérien. Quitter le lieu est une autre affaire. Tours et détours. Sens interdit, sens obligatoire, giratoires obligent l’ex-client à traverser toute l’aire de stationnement, de passer devant  la station service – on ne sait jamais, à déboucher en face d’autres magasins, à redevenir client. La sortie n’est pas loin. Merci.

Si l’on observe les cohortes de véhicules garés sur les parcs de stationnement, immobiles, obéissantes et puissantes, presque au contact les unes des autres. Si l’on observe la perfection des lignes, la rigueur d’une organisation militaire saute aux yeux. Si l’on cherche la verticale, on voit flotter des drapeaux. Okar ne s’y trompe pas : des étendards au-dessus d’une armée immobile. Okar de Fourchant sait que le château-hangar est en état de siège.
Que faire lorsqu’on est chevalier anagramme à la recherche d’aventure ? Que faire face à des phalanges armées, parfaitement carrossées, prêtes à vrombir et à vous écraser. Fuir. Se réfugier à l’intérieur de l’hyper-château-fort au plus vite. Okar n’est pas un lâche. Il fait front. Il ordonne aux véhicules de se rendre immédiatement. Dans le cas contraire il fracassera cette Porsche Cayenne, ce monstre de métal boursouflé d’arrogance qui lui fait face. Mais aucun véhicule ne bouge. La reddition est immédiate. Ils connaissent la fureur d’Okar, ils ont du entendre parler de lui, de sa valeur et de son courage. Okar pourrait détruire les deux trois Peugeot qui clignotent en hurlant sur sa gauche, mais Okar de Fourchant ne se bat pas contre un ennemi quand celui-ci n’offre pas la moindre résistance. Okar n’est pas un lâche. Invisiblement, Okar de Fourchant franchit les portes du grand magasin. BIENVENUE. 

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