"Nous vivons trop loin des livres...Je veux dire que nous devons les laisser nous protéger, que notre peau mortelle se laisse imprégner par ce qu'il y a d'éternel dans la peau des livres. Ils nous éloignent de la mort."Pour concrétiser ses rêves , l'énigmatique ermite a recours à la matière organique. Le personnage-narrateur le découvre à ses dépends après avoir connu l'amputation de l'une de ses deux jambes, suite à un accident,au cours de son travail de tailleur de pierre. En effet, il apprend que Puppa s'est procuré sa jambe pour en détacher la peau et accomplir son oeuvre. Désireux d'en savoir plus, il ira à la rencontre de cet énigmatique personnage solitaire vivant au sommet d'une montagne, dans un refuge abandonné.
Coincé avec lui, par une redoutable tempête de neige, il sera contraint de s'entendre narrer la vie tumultueuse de cet artisan hors-normes. A travers celle-ci, elle-même racontée par le narrateur unijambiste à une foule somnolente au sein d'une taverne, c'est tout un pan de l'histoire de Prague du XVIIème siècle qui défile devant nos yeux. Ainsi, on assiste à la défénestration de Prague, prémice de la guerre de trente ans et au coeur de laquelle on est entraîné dans la dernière partie de ce livre. Bien entendu, en bon conteur qui se respecte, Alzamora n'a aucun scrupules à mettre son grain de sel inventif dans l'histoire-sans pour autant la déformer complètement- car comme il l'explique en excursus de son roman, il ne croit pas "que la littérature se doive de garder la moindre fidélité envers l'histoire".
En effet, le résultat est probant et s'approche, avant tout par son caractère fantastique bien plus des romans baroques bigarrés ou gothiques du XIXème ou XVIIIème siècle qu'à un rigide roman historique. Ainsi, la légende du golem (illustrées autrefois par Gustave Meyrink et Mary Shelley) s'insère à merveille dans ce récit qui mélange les genres et dont l'amour constitue un enjeu primordial. Puppa et son mentor le rabbi Yehuda Loewe(créateur supposé du golem dans la légende) se retrouvent immiscés dans le cours de l'histoire avec subtilité. Arcimboldo, quant à lui, le célèbre peintre maniériste de la renaissance, apparaît comme étant le paysagiste de la cour de Fréderic de Palatinat pour laquelle il a réalisé un jardin unique à la végétation luxuriante, dont les proportions s'adaptent étrangement à la perception individualisée. Comme le voile violet diaphane qui semble pénétrer le jardin, les contours du récit sont insidieusement manipulés. Les perceptions de Puppa semblent se situer à la frontière entre songe et réalité. Ce dernier semble subir à plusieurs reprises des distorsions de l'espace-temps qui mettent en relief la confusion entre les personnages et les récits. L'emboîtement des récits, tout comme dans le Manuscrit trouvé à Saragosse (en plus simple), participe à la déstructuration volontaire de l'oeuvre. Tout comme cette dernière, les scènes érotiques côtoient le fantastique pour donner un parfum évanescent à celles-ci (pensez aux scènes où Van Worden se réveillait au pied du gibet des frères de Zoto après avoir flirté avec les soeurs jumelles arabes). Ici aussi, Puppa se retrouve au coeur d'une intrigue qui le dépasse et dont il semble subir les tournures, tout comme les estocades de son pire ennemi, le Duc Antoine. Parmi les autres similitudes entre l'oeuvre de Potocki et celle d'Alzamora, signalons la prédominance des sciences occultes, et de la philosophie, alimentées par des citations énigmatiques ingénieusement glissées en langue originale (et traduites seulement à la fin du livre) de Novalis, dont le pouvoir magique semble planer au-dessus de l'oeuvre, comme un nuage de mystère troublant la vision de l'oeuvre
L'auteur passionne le lecteur par un récit intriguant, dense, mystérieux et aussi desservi par une écriture ayant l'élégance d'antan. Cependant, trop souvent à mes yeux(surtout dans la première moitié du livre), il s'étend démesurément dans des descriptions architecturales et artistiques qui, si elles ont le mérite d'imprégner le lecteur du cadre du récit, engendrent le risque de l'ennuyer et de le faire se détourner de la magie qui se dégage de l'ensemble. Etant un formidable conteur, Alzamora confirme progressivement les lettres de noblesse à ses aventures en les plongeant toujours plus avant dans des péripéties incontrôlables et fantastiques, replaçant avec créativité les pièces du puzzle qu'il a pris le soin d'éparpiller ici et là.
La dernière partie, au coeur de la guerre de trente ans,(la bataile de la montagne blanche) est vraiment menée de main de maître. Le lecteur est transporté au coeur de l'action et de la confusion qui y règne. A ce moment, chaque geste est vécu à la fois de l'intérieur par Puppa et en même temps extériorisé par son rôle de narrateur. Ainsi, les batailles présentent l'aspect très réussi d'une fresque cinématographique vécue au ralenti.
En définitive, les qualités ainsi que les audaces narratives, abondent et prédominent sur les quelques défauts et maladresses d'un écrivain à découvrir. D'ailleurs, signalons que ce roman fantastique a reçu en 2005 le prix Joseph Pla.
- Effleurez les pages du roman de Sebastià Alzamora, La Fleur de peau ( La pell i la princesa) paru en français en 2007 aux éditions Métailié dans une remarquable traduction de Cathy Ytak (au sujet de laquelle les pages que voici sont très enrichissantes et mettent en valeur l'importance de la traduction d'une oeuvre pour qu'elle vive au-delà des frontières). Au passage, j'aimerais souligner la pertinence de la couverture. Tandis que beaucoup des images choisies pour celles-ci sont bien souvent contestables, ici, un livre ancien entrouvert sur des pages aux caractères énigmatiques a été sélectionnée à merveille.
9 commentaires:
Comme vous, Edwood, et a priori comme Irma Vep, j'ai beaucoup aimé ce roman, que j'ai présenté dans l'émission du 16 novembre 2007. Subtilité de la construction, atmosphère fantastique mêlant habilement intrigue historique et légende, richesse de la langue et puissance de l'imaginaire participent d'un bonheur de lecture bien rare, d'autant que le livre est au cœur de l'intrigue. C'est un petit bijou à consommer sans attendre! Nikola, de Paludes...
En effet, c'est un roman qui recèle nombre d'ingrédients dont je raffole et surtout, concocté avec beaucoup de subtilité et d'élégance. Un livre bien mystérieux qui renvoie à certaines pages immuables de l'histoire avec ses enjeux religieux (catholiques opposés aux protestants) et aussi à des légendes comme celle de du golem.
Je viens de découvrir votre analyse très pointue et pertinente de ce livre.
Avez-vous eu l'occasion d'aller plus avant dans la découverte de l'oeuvre de ce jeune catalan?
Hélas non, cher Edwood, le temps m'a manqué pour pousser plus loin ma découverte. Si vous avez l'occasion d'y aller voir, je suis curieux de vos impressions. Nikola, de Paludes
Bonjour Edwood,
c'est un vrai plaisir pour moi de constater que les livres que je conseille plaisent à ceux qui les découvrent. Ce récit diabolique m'a fait parfois songer aux univers que l'on trouve chez les auteurs qui se sont inscrits dans le roman noir (Lewis, Maturin, Walpole, Radcliffe...)
Le roman recèle d'images puissantes qui font travailler l'imagination du lecteur de façon troublante...Moi il m'a de plus donné envie de relire "Le Golem" de Gustav Meyrink, un texte de 1915 que je vous conseille en passant ;-)
Livresquement vôtre,
Irma Vep
Irma Vep, bonjour!
Ravi aussi de participer à cet échange littéraire dont le livre est l'acteur principal. Je trouve passionnant d'ouvrir de nouvelles perspectives(même faibles) à ces textes méconnus.
En effet, la parenté avec la période faste du roman noire(dont j'ai lu les pièces maitresses il y a quelques années de cela) n'est pas usurpée, loin s'en faut.
Cependant, ici, le fantastique se fait plus subtile, moins grandiloquent. Si vous avez apprécié cette ambiance, je ne saurais trop vous conseiller de vous jeter sur Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, qui est un monument du genre, en mêlant les genres. Histoire, philosophie, mathématiques, érotisme et surtout ésotérisme, tout y passe.
Un bijou kaléidoscopique dont la redécouverte constitue quasiment une saga en soi. http://www2.cnrs.fr/presse/journal/3387.htm
Concernant la recommandation du Golem de Meyrink, je l'avais déjà noté depuis...un bout de temps déjà. Elle m'est revenue en tête après la lecture de La nuit de Walpurgis du même auteur et donc de ce livre de Alzamora.
J'espère vraiment trouver une place pour celle-ci prochainement.
Salutations littéraires.
Bonjour, c'est chez Blandine Longre que j'ai trouvé ce conseil de lecture et je n'ai pas été déçue... Mes impressions de lecture sont bien moins fouillées et érudites que les analyses et critiques que j'ai trouvées ici ou là, mais j'ai eu envie de parler de ce livre qui est trop peu mis en avant à ce qui parait...
Sylvie, bienvenue et merci de renouveler le fil de commentaires de ce billet. Trop de personnes ont des scrupules à le faire à mon goût.
La fleur de peau, bien que pas dénué de défauts (de jeunesse??), est un roman assez jouissif dans sa construction. J'ai noté cet auteur sur mon calepin d'auteurs à suivre.
Je viens de découvrir cette note de lecture. Quel plaisir de vous lire ! Merci.
Pour répondre à Edwood "Avez-vous eu l'occasion d'aller plus avant dans la découverte de l'oeuvre de ce jeune catalan?" je voulais juste dire que "la fleur de peau" est à ce jour le seul roman d'Alzamora traduit en français. les autres sont à découvrir en catalan, pour l'instant. Mais, parole de traductrice, j'aimerais vraiment les traduire tous, tant ils sont beaux et bien écrits.
Il faudrait, pour cela, que "La fleur de peau" trouve en France un public plus large. Merci, donc, de faire partager vos plaisirs de lecture sur ce roman !
Bonjour Cathy,
Ravi de vous retrouver dans la taverne. C'est un plaisir de faire partager des lectures comme celles-ci. D'ailleurs, vous pouvez surtout remercier Nikola qui est à l'origine de cette découverte.
Pour en revenir à l'oeuvre de ce jeune auteur, je regrette que celle-ci ne dispose pas d'un succès plus prononcé. Cependant, le bouche-à-oreille positif dont le roman jouit n'est-il pas la preuve d'une qualité indéniable?
Hélas, je ne parle que le castillan, et pas le catalan.
Sachez que si une autre de ses oeuvres venait à être traduit en français, je serai l'un des premiers intéressés. J'espère que vous me tiendrez informé des projets de traduction que vous entretenez avec l'éditeur.
De plus, merci de m'avoir notifié la reprise du lien(c'est corrigé maintenant). D'ailleurs, les pages auxquelles il renvoie sont particulièrement pertinentes pour en savoir plus sur l'élaboration et l'état d'esprit qu'il faut avoir pour aborder une traduction comme celle-ci. J'ai beaucoup apprécié car je suis conscient des difficultés de ce travail, néanmoins trop rarement évoqué à mes yeux.
Bon vent à vous et excellente année 2009! @ bientôt j'espère.
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