mercredi 20 octobre 2010

L'invention face à l'inquisition

Mervyn Peake in Lilliput
 
La dernière goutte, maison d'éditions qui n'en est plus à son coup d'essai, nous gratifie d'une traduction inédite d'un auteur allemand méconnu, Jakob Wassermann( 1873-1934) ayant la réputation, tout comme le héros du roman qui va vous être présenté, d'être un redoutable conteur.
"Il avait cette audace parce que sa façon de d'exprimer était devenue, peu à peu, plus ronde et plus fluide, ce qui l'enivrait lui-même, comme un nageur peut être, par sa propre souplesse, rendu plus téméraire et endurant. Il avait chaque jour connaissance de nouveaux mots et de nouvelles appellations, de caractéristiques, de couleurs, de situations, d'événements. Les mots se jetaient sur lui à tel point qu'il avait l'impression d'être sous une cascade l'empêchant de respirer. Toutes les choses entre ciel et terre étaient capturées en eux; on pouvait les jeter dans le désordre comme les pions d'un jeu: chacun signifiait quelque chose, derrière chacun s'érigeait un événement. Leurs enchaînements et leurs liens étaient infinis; de mille manières, ils meurtrissaient le coeur ou l'amenaient à se réjouir."
Nous nous situons dans une province de Bavière au XVIIème siècle après Jésus-Christ tandis que la Sainte Inquisition sévit, que le moindre motif de déviance supputée rend le fautif sujet à la disgrâce, au supplice de l'interrogatoire au cours duquel ce dernier devra reconnaître ses méfaits supposés, à défaut de quoi il devra payer un lourd tribut pour son insoumission à la sainte voie et sa fidélité au démon. C'est alors qu'un petit trublion va s'immiscer dans la vie quotidienne de la population locale, en déclamant haut et fort des bribes de contes qui étourdissent et qui sèment la zizanie en distillant de la gaieté dans ce climat délétère. Rejeton désavoué d'une illustre lignée de Franconie, Ernest a plus d'un tour dans son sac à malices. Conteur précoce, victime de ses veilles enchanteresses baignées à lueur de mille et un récits, il se plaît à tricoter des histoires avivant l'imagination de son public, à percevoir l'attente fébrile suscitée par les mots en suspens. Plus que tout, son plaisir le plus délicieux est de se rendre compte de la crédulité de ceux qui l'écoutent. Pour lui, la passion de la narration est dénuée d'intention, fondée avant tout sur la joie de l'invention et de la réaction de ceux qui y prêtent une oreille distraite.

Philippe-Adolphe, Evêque de Wurtzbourg, est le garant de l'inquisition qui fait rage ici en Bavière comme d'ailleurs sur tout le territoire allemand. Il doit l'entretenir à grand renfort de menaces, de sévices, de tortures ou de bûchers ponctuant de bien sinistre façon la vie quotidienne de cette contrée plongée dans une terreur moyenâgeuse, et dans une torpeur qui l'enlise dans une indolence inapte à la révolte face à ces innombrables accusations de sorcellerie. Les punitions et autres sentences sont toutes répertoriées dans un registre qui rend légitime les injustices perpétrées. Même au coeur de cet acharnement forcené, il faut justifier par l'écrit ce qui a été décidé, une signature ayant ici le pouvoir irrémédiable d'un couperet.

A ses côtés, le père Gropp, serviteur intraitable de l'ordre établi, et démagogue rompu à tous les subterfuges permettant de convaincre son interlocuteur, use et abuse de son influence envers l'évêque pour le soumettre à ses caprices. Lorsqu'il se met à fabuler, contrairement au petit Ernest, ce qui l'anime n'est pas tant le désir de voir la réaction ingénue de l'auditeur, mais bien plutôt la fierté d'assujettir par la peur la victime de ses sornettes.
Si l'un est un conteur authentique, l'autre est un sordide raconteur de bobards. Et l'auteur va nous montrer la saisissante différence qui existe entre les deux personnalités.

La baronne, Theodata d'Ehrenberg, belle-soeur de Philippe Adolphe, croule sous les dettes que lui a laissées son mari au moment de disparaître, et a du confier, bien malgré elle, l'éducation de son rejeton à un précepteur. Elle reprend un jour la route qui la conduit au château d'Ehrenberg, pour le rejoindre. Au fil du temps, le gosse s'est doté d'une aura qui hypnotise ses proches. Inévitablement, son oncle aussi va tomber sous l'emprise de son charme envoûtant, portant préjudice à l'inflexibilité que lui impose sa fonction.

Je n'en dévoilerai guère davantage quant à la suite de cette fable dont la limpidité et l'esprit d'insouciance qui s'en dégagent, en dépit des péripéties morbides qui nous sont relatées, sont remarquablement retranscrits par leurs deux traductrices, Dina Regnier Sikiric et Nathalie Eberhardt.


    * A lire aux éditions La dernière goutte: L'Affabulateur de Jakob Wassermann, traduit de l'allemand par Dina Regnier SikiricNathalie Eberhardt, préfacé par Stéphane Michaud.
    * Anne-Françoise salue l'Affabulateur comme il se doit
    * Nikola parle de l'Affabulateur

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