Dessin de Topor offert à Towarnicki. Le temps est compté, “toutes les heures blessent, la dernière tue”, comme il est écrit au cadran de l’horloge, et le petit homme enfourche l’aiguille de la montre arrêtée pour partir vers l’au-delà. |
La dernière goutte compense largement la faible quantité de son catalogue par la haute qualité de la sélection proposée.
Bartleby a récemment donné la parole à Christophe Sedierta qui dirige la maison depuis février 2008. S'attachant à des "auteurs qui n'ont pas peur d'affronter la noirceur du monde et qui parviennent à la transformer en une œuvre littéraire étonnante, percutante", elle nous démontre que la passion n'est nullement un mot dénué de sens.
La taverne avait déjà mis en lumière Adalina de Silvio Huonder et Les Enfants disparaissent de Gabriel Bañez, qui sera à nouveau à l'honneur en 2011 avec La vierge d'Ensenada.
Alors qu'elle vient tout juste de proposer L'affabulateur, signé Jakob Wassermann, traduction inédite par Dina Regnier Sikiric et Nathalie Eberhardt- déjà responsables de celle d'Adalina-la taverne vous invite à pénétrer dans les méandres insoutenables d'Un jour ouvrable, un roman de Jacques Sternberg, initialement publié en 1961 (chez Losfeld).
Après s'être glissé pendant pendant vingt-quatre heures dans la peu de Habner, on comprend mieux pourquoi la Dernière goutte clame haut et fort qu'elle "aime le verbe, les mots, ce qui claque, ce qui fuse, ce qui gifle et qui griffe et qui mord. Les contes cruels, les dialogues acides.
Et les images aussi, irréelles, contrastées, vénéneuses et absurdes."
"Vivre pourrait être simple pourtant, s'il n'y avait pas les journées. Vivre une grande passion, des siècles ou plusieurs vies, c'est facile, anodin. Vivre une simple journée, voilà qui pose d'autres problèmes. Étrange d'ailleurs de penser que l'homme se réveille parfois, la nuit, affolé par quelque cauchemar et que jamais il ne lui arrive de se redresser en sueur, terrorisé à l'idée d'être debout dans une journée comme tant d'autres, enlisé dans cette existence que l'on doit supporter sous le prétexte un peu ridicule qu'entre la vie et la mort on n'a pas prévu de solution intermédiaire."
LA MATINEE
Un jour ouvrable peut se refermer sans avoir été lu, ni vu ni connu, mais on risquerait fort alors de rater quelque chose, d'être ignorant inconsciemment, voire même de rester sur notre début. Avec l'inconvénient de demeurer à l'abri de toutes les intempéripéties qui agitent le quotidien d'un homme dont on ignore tout, hormis sa perte élémentaire, depuis que le réveil lui a annoncé qu'il était l'heure de reprendre du sévice. Si les journées assènent leur monotonie habituelle comme une messe perpétuelle, Habner qui se réveille a tout l'air d'avoir oublié son identité, les cauchemars de son sommeil, les songes d'une nuit d'été, la journée du lendemain comme celle de la veille. Et c'est non sans déplaisir qu'il aurait tiré un trait sur celle qui se présente devant lui.
Il est l'heure, martèle son réveil par l'entremise de sa sonnerie dont le fracas étourdissant s'apparente à celui d'un marteau-piqueur. L'heure de quoi, après tout? Demandez lui, ça ne coûte rien d'essayer. Au pire, vous essuierez un silence aussi pesant qu'une chape de plomb, aussi glacial qu'un iceberg au milieu d'un morceau d'Alban Berg.
Dans cet appartement aux ramifications dignes d'une cité en pleine ébulition, Habner ne croise que les membres de sa famille au demeurant plus morts que vivants. Toujours est-il que la nature de leur filiation, ou de la filature allez savoir, reste bien incertaine. On finit par croire que Habner circule en boucle dans un labyrinthe sans issue, que quelque chose cloche ou ne tourne pas rond. On choisit ses amis mais pas sa famine pourrait-on se dire à la vue de l'acharnement avec lequel ses cousinspecteurs, fils adoptifs, mères prématurées, tantes douanières, femmes imaginaires, belles-mères préposées, s'évertuent à lui rendre la vie aussi ennuyeuse qu'un sacerdoce. Oui, la vie, tout compte fait, ça sert d'os pour les croque-morts en particulier.
Méfiez-vous de votre prochain, de votre précédent, et de vous aussi. Habner lui-même n'avait-il pas un jour écrit une lettre anonyme dans laquelle il se dénonçait personnellement.
Le seul élément fiable qui subsiste de ce monde perfide est incontestablement sa chaîne haute-fidélité, bien que certaines défaillances soient susceptibles de remettre en cause son statut gravé dans le seul disque de sa vague collection.
Roland Topor |
L' APRES-MIDI
Dans ce microcosme sens dessus dessous au propre comme au figuré, chacun, sans le savoir vraiment, court à sa perte plus vite qu'il ne faut de temps pour le dire. Une guerre sans intérêt sévit sans répit entre les quatre murs lézardés, entre le plafond fissuré et le parquet lambrissé du champ de bataille. Aux avants postes de la fantaisie, l'administration déplace de façon anarchique le premier étage au-dessus du deuxième. On moisit à l'intérieur de sa demeure tandis qu'on suffoque à l'extérieur. L'intempérance du climat n'a d'égal que l'intemporalité des situations.
Poussé à son paroxysme, le perfectionnisme industriel provoque l'anéantissement de la production. Au coeur de cette usine où Habner se rappelle tant mal que bien avoir jadis en vain travailler, on taillait les crayons jusqu'à leur extrême engloutissement, pour qu'ils fassent mine de disparaître.
Les conversations s'apparentent à des dialogues de sourds, où les quiproquos sont légion, où la parole de l'un et de l'autre font feu de tout roi. Les lois, quant à elles, n'accordent foi qu'à l'absurdité la plus totalitaire. Parmi tout un lot de mesures toutes plus abracadabrantes les unes que les autres, on a cru bon de prendre la précaution rétroactive d'interdire les automobiles bien avant l'invention des moteurs.
Dans ce monde où tous les principes semblent inversés, le temps paraît fortifié dans sa puissance laminante, contrarié dans son aspect linéaire. Le passé fuit comme le reflet d'un miroir au sein duquel on tenterait d'intercepter la projection d'un souvenir.
"Ma femme légitimée sait-elle que nous sommes mariés? Rien de moins certain. Je pourrais presque jurer qu'elle m'a quitté avant même de m'avoir rencontré. Peu importe, je me suis fait à cet état de choses. J'ai admis que je n'ai pas de présence. Même les miroirs ne me renvoient pas toujours un reflet. Puisque les miroirs m'évitent, je les évite également, je n'en possède aucun."
Dès lors, c'est dans l'avenir qu'il faut se rabattre pour déceler les traces d'un futur antérieur. A l'office de Récupération des Journées Défectueuses, c'est d'ailleurs l'un des jours à suivre que l'on peut revivre indéfiniment. Toujours l'heure présente cependant car dans la machinerie d'effet tueur, il y a des impondérables qui n'obéissent qu'aux indésirables.
A tout bout de champ lexical, le narrateur-électricien court-circuite les mots et leur usage initial. On assiste à un télescopage de maux qui donnent lieu à un cimetière de cadavres tous plus exquis et gisants les uns que les autres. Le mot de l'un mord celui de l'autre dans un esprit cannibale et carnavalesque dévorant et absolument jouissif. Détonnant de corrosivitalité, les expressions sont déroutées, déboutées, arc-boutées, retournées pour mieux suivre les non-sens de la pensée du narrateur, contrarier les chemins balisés, rebrousser le poil lisse du discours. Les mots s'associent pour mieux se dissocier, les phrases se saucissonnent pour mieux assaisonner le goût du jour.
Pour donner un désordre d'idée au délire sternbergien, on peut citer volontiers les Marx Brothers. Afin d'illustrer son aspect débridé, on pourrait sans sourciller mentionner le dessinateur Roland Topor. Pour rendre compte de la noirceur du texte, de la solitude que subit son personnage, le nom de Jean-Pierre Martinet me vient à l'esprit. Enfin, pour apprécier à son injuste valeur l'inventivité, la loufoquerie de l'univers de Jacques Sternberg, on pourrait évoquer Lewis Caroll, dont l'un des passages de A travers le miroir est placé en préambule somnambulique du roman:
"Ici, voyez-vous, il faut courir aussi vite qu'on le peut pour rester à la même place."
Un Jour Ouvrable est en effet une sorte d'Alice au pays des Merveilles, miroitant la perdition d'une société qui court à sa dissolution. Ressemblant à s'y méprendre à l'organisation contemporaine de notre monde, il s'agit d'un univers qui ne ressemble plus qu'à un simulacre. Retourné, déjanté, dévasté, déréglé avec une minutie de chapelier fou qui aurait fourvoyé son réveil dans le chaos de ses bottes de non lieu, il est condamné à n'être plus que l'ombre de lui-même.
- A lire, toutes affaires cessantes ou incessamment sous peu: Un Jour ouvrable de Jacques Sternberg réédité à la fin de l'année 2009 par les précieuses éditions de La Dernière Goutte.
- La chronique de Céline Escouteloup sur discordance.fr
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