lundi 23 mars 2009

Entretien avec Jakuta Alikavazovic



J'ai découvert Jakuta Alikavazovic avec Romeo y Julietta (parue aux éditions atelier in8) surprenante nouvelle qui évoque le cinéma de Jacques Tourneur, et plus particulièrement la trilogie fantastique qu'il a réalisée dans les années 1940, en collaboration avec le scénariste De Witt Bodeen et le producteur Val Lewton(La Féline, Vaudoo, L'homme-léopard). Je voulais en savoir un peu plus au sujet des rapports qu'entretient cette écrivaine-cinéphile avec le septième art. Elle a aimablement répondu à ma sollicitation. Moteur...


  • Edwood: J'aimerais tout d'abord, vous demander comment vous est venue cette idée d'associer ces références cinématographiques à cette nouvelle?

Jakuta Alikavazovic: Je me rends compte que le cinéma et la peinture apparaissent, sous diverses façons, dans la plupart de mes textes. Dans la nouvelle Romeo Y Julieta le réalisateur Jacques Tourneur est en effet très présent ; j’ai la plus grande admiration pour ses films. Je ne saurais pas dire pourquoi certaines de ses scènes (du moins, de La Féline) se sont infiltrées dans le texte. Sans doute parce que c’est un film ambigu. Dans mon souvenir, beaucoup y repose sur l’impression du spectateur. Rien n’est vu, et dans la fameuse scène de la panthère dans la piscine (que je cite dans la nouvelle), il n’y a bien sûr pas de panthère. Pourtant les spectateurs croyaient l’avoir vue, alors que Tourneur dit lui-même que ce n’était que son poing, agité devant un spot. C’est le lien le plus évident avec Romeo Y Julieta , où tout repose sur les suggestions, les raccourcis. Le réel n’est plus donné, tout est mouvant. En même temps, on reste dans le divertissement revendiqué.

  • La littérature est l'art de la suggestion par excellence. Votre nouvelle en est la démonstration flagrante, en évoquant une multitude d'images en si peu de pages. En cela, dans un autre registre certes, elle s'apparente beaucoup à la suggestion propre à Tourneur, qui s'efforçait de faire naître des frissons avec un minimum d'effets visuels.

J.A.: La suggestion relève d’un « régime d’efficacité » particulier où le lecteur (ou spectateur) contribue à la création du sens. C’est vrai de toute lecture, mais sans doute particulièrement de celles où le principal n’est pas dit. C’est ce qui me frappe chez Tourneur : son goût de l’ombre, sa façon de ne pas montrer. L’ombre, les hors-champs (disons pour simplifier l’invisible) me fascinent au cinéma. C’est un art qui paraît principalement, essentiellement visuel, mais qui réussit à inclure ses marges, c’est-à-dire ce qu’on ne voit pas. Non seulement il les inclut mais il en tire une grande puissance.

  • A vos yeux, quel est le réalisateur dont l'approche se rapproche le plus de la vôtre?

J.A.: Quels réalisateurs ont une approche semblable à la mienne ? Je ne saurais pas répondre. Je ne connais pas de réalisateurs, pour ainsi dire – je ne connais que des films. Je pense souvent à Conversation secrète de Coppola : pour l’interprétation qui se dérobe, la paranoïa. Sinon, j’aime beaucoup James Gray. Mon premier roman, Corps volatils, a failli s’appeler La Nuit est à nous. Ça n’a rien à voir avec la police, mais quand La Nuit nous appartient est sorti, ça m’a fait sourire.

  • S'il y avait un film que vous auriez rêvé de mettre en scène, quel serait-il?

J.A. : Peut-être Les Oiseaux. Ou Aguirre. The Dead de John Huston. A peu près n’importe quel Kubrick, évidemment. Un film de zombie (mais je ne donnerais pas un rein pour ça).

  • Les adaptations d'œuvres littéraires au cinéma sont rarement réussies. Quelle est celle qui vous a le plus marqué?

J.A. : Les adaptations de livres sont-elles vraiment si mauvaises, en général ? Il paraît que Boris Vian est mort d’une crise cardiaque pendant la première de J’irai cracher sur vos tombes. Je connais beaucoup d’adaptations réussies. Evidemment il y a de mauvais livres qui font d’excellents films, et d’excellents livres qui font de mauvais films ; je ne prends en compte que les bons livres inspirant de bons films. Il y a de nombreux romans que je jugerais inadaptables, Moby Dick, par exemple, et qui sont pourtant adaptés (ceci dit, je n’ai pas vu le film de John Huston). L’adaptation est souvent définie comme une sorte de traduction. On peut être fidèle à une œuvre sans être fidèle à la lettre, ce sont ces adaptations-là qui m’intriguent le plus. Lolita est une interprétation du texte – mais le cinéma est déjà très présent dans le roman. Le Privé (The Long Good-Bye) d’Altman est un film que j’aime beaucoup, alors qu’il joue constamment à s’écarter du roman de Chandler. Le Troisième Homme est une adaptation très réussie. Le roman et le cinéma ont en commun le temps et l’image (au sens propre et au sens figuré). Malgré tout, il y a un mystère de l’adaptation. Il est fréquent qu’il n’y ait rien à voir (ou « rien à montrer ») alors même qu’on utilise, dans le texte, une image. Dans mon recueil Histoires contre nature, l’une des nouvelles parle d’une adaptation ratée. Le romancier a écrit d’une femme, peut-être sa mère, « qu’elle ne mangeait pas mais laissait à l’occasion fondre une joue de porc contre son palais », et l’un des personnages se demande comment il sera possible de projeter cette phrase en flaques de lumière technicolor. C’est toute la question de la traduction d’une image littéraire en image cinématographique. Il faudrait des pages pour développer les rapports de ces deux formes artistiques.


  • Quels sont vos projets en cours ?

J.A.: J’ai un projet commun avec un dessinateur, mais il s’est enfui – j’espère que ça n’a rien à voir avec moi. Il a été aperçu au Pakistan, au Japon, je le soupçonne d’être un agent secret. On prétend l’avoir croisé au large d’Alcatraz ; ce ne sont que des rumeurs. Je ne me laisse pas déconcentrer : je travaille en ce moment à un roman qui, je crois, sera très cinématographique, lui aussi. Il devrait paraître l’hiver prochain aux éditions de l’Olivier.


  • Fumez vous ?

J.A. : On me voit parfois une cigarette à la bouche. Je prends alors l’air surpris, et un peu contrarié.

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