samedi 18 septembre 2010

Un train qui revisite l'histoire

M.C.Escher, Mains se dessinant(1948)


L'auteur mexicain du roman El último Lector, David Toscana, est publié pour la deuxième fois chez Zulma et on retrouve non sans réjouissance derrière cette traduction française un François-Michel Durazzo habité par la créativité( il avait spontanément accordé un entretien à la taverne en novembre 2009) .
En embarquant pour Un train qui devait me mener à Tula, j'ignorais les tenants et les aboutissants de mon voyage, d'autant plus que je m'étais volontairement refusé à parcourir les informations disponibles au sujet de ce dernier. El último Lector m'avait à l'époque littéralement englouti dans les méandres de l'esprit du lecteur, à tel point que durant quelques jours, je ne voyais plus le monde qui m'environnait que sous le rapport des univers littéraires qui m'entouraient.

Indéniablement, David Toscana est un auteur qui se plaît à démultiplier les points de vue, à susciter des interprétations diverses, à égarer son lecteur pour que celui-ci jouisse ad finum du plaisir d'être prodigieusement déboussolé. En effet, la perte de repères s'inscrit dans une démarche féconde qui engendre chez lui des sensations délicieuses, comme si au rythme des désillusions, la connivence accentuée avec les personnages, permettait de faire partie intégrante du récit. Auteur infiniment précieux, qui se classe dans la catégorie des auteurs capables de rehausser le rang du lecteur à la hauteur de celui qui engendre l'oeuvre, et de le précipiter dans la profondeur béante de ses mises en abyme.
"Avec un peu d'expérience, j'avais compris que, dans les affaires, ce n'est pas la vérité qu'on recherche, mais des réponses satisfaisantes, le genre de réponses qui ne dérangent personne."
Après tout, l'histoire, qu'est-ce que c'est? Dès la mise en marche de ce train qui ne s'arrêtera finalement jamais complètement, le récit ne cessera de s'interroger sur cette question existentielle du rapport de l'homme à l'histoire, de mettre en avant les liens étroits qui unissent acteurs, spectateurs, narrateurs et lecteurs de celle-ci. Le cheminement des uns et des autres, au gré de leurs fantaisies, intérêts, obligations, omissions ou disparitions, conduit inéluctablement à dérouter l'authenticité essentielle de l'histoire.
"Toute la journée elle répète que je ne suis plus le même, que je ne lui dis plus les choses d’avant, et elle insiste sur cet avant comme quelqu’un qui parle de la préhistoire. Avant Jésus-Christ. Pour moi seul existe l’après-Carmen. Préhistoire signifie "précarmen", et Patricia appartient au "précarmen". Elle n’est plus qu’un souvenir qui malheureusement occupe une place physique dans mon lit, un souvenir dont parfois je me sers. "
D'entrée, un avertissement nous apprend que le récit va nous être conté à partir d'une série de témoignages d'un homme disparu, après une crue qui a englouti des centaines de corps.
Ainsi, à travers Patricia ressuscitant le passé de son mari dans le rôle du biographe, c'est la figure mythique d'un Juan Capistrán qui ressurgit. Parallèlement, c'est le passé du Mexique qui prend forme, qui rétroactivement reprend vie. Le statut sacré de l'histoire symbolisé par son immuabilité, est démystifié par la volonté ardente de cet enfant maudit dès sa naissance, à vouloir être réhabilité, à connaître une seconde jeunesse post-mortem.
L'amour porté à cette jeune fille, cet ange tombé du ciel, incarne le souffle dynamisant le train narratif de l'oeuvre.
Cependant, si le passé fluctue au fil de la volonté et des intérêts de chacun, subsiste un espoir latent d'imaginer une mémoire prédominante au sein de laquelle la réalisation de son propre rêve serait à jamais fixée dans le temps.
La mission de retrouver cette CArMEN perdue est transmise au biographe, lors d'une passation de témoin empreinte d'une ferveur qui confère à l'instant une troublante religiosité.
"Il a levé les yeux et poussé son fauteuil jusqu'à moi. Le regard embué de larmes, il s'est penché, ployant complètement le buste, dans une posture qui semblait être sa façon à lui de s'agenouiller, et m'a dit d'une voix traînante:
-Fais en sorte que les choses se passent autrement."
La quête initiée par le vieillard immobile se perpétue ainsi puissance trois, d'un personnage à l'autre, de Juan à Froylán, puis de Froylán à Patricia, et enfin, de Patricia au lecteur.




Plus la rame de ce train avance en direction de Tula et de son présent, plus l'aiguillage se prête à la déroute de la trame du récit. L'occasion d'ouvrir des portes renfermant des histoires qui se confrontent les unes les autres, sans que l'on puisse appréhender concrètement depuis quel esprit, à partir de quel lieu précisément ces narrations voient le jour.
Imperceptiblement, les chemins bifurquent avant de s'abîmer dans la juxtaposition d'hypothèses absolument jouissive.

Ainsi, au sujet de la mort du grand-père maternel de Juan, subsiste un doute prégnant:
"Et c’est ainsi qu’un soir où il avait bu, il tomba, peut-être endormi, de son cheval qui trottait très loin de la route. On le retrouva de nombreux jours plus tard sur une fourmilière, déjà presque un squelette, et jamais on ne sut s’il était mort de sa chute ou des morsures des fourmis rouges."
Quant à la disparition de sa grand-mère suite à une chute tout aussi fatale, on peut rester perplexe sur les circonstances précises, bien que les avis convergent sur un point.
"Ensuite, il y a deux versions des faits: le cocher a raconté que les roues avaient heurté une grosse pierre et que, sous l'effet de la secousse, elle était tombée de la voiture comme un sac de maïs. Amalia assurait que l'accident était dû à une somnolence passagère du cocher, qui avait fait cahoter la voiture avant que sa roue arrière ne passe sur la pauvre femme. En revanche, elle était complètement d'accord avec le fait qu'elle était tombée comme un sac."
Plus tard, les rencontres du mercredi entre Juan et Carmen obéissent à une routine, qui selon lui ne mérite point d'être contée, et on assiste alors à un journal où se succèdent de brèves évocations suggérant avec dérision que la plupart des faits constituant nos existences ne valent pas le détour:

(Un autre mercredi)
"-Ne voyez-vous pas que je suis amoureux de vous?
-Bien sûr, depuis le premier jour.
-Alors à quoi diable jouez-vous?
-A oublier Alfredo.
-Et quand cela arrivera-t-il?
-Parfois, je pense très bientôt, parfois, que tu vas avoir besoin de beaucoup de patience.

Un mercredi de Cendres:
-As-tu entendu?
-Comme un cri. Je vais voir.
-Non, laisse Concha aller voir.
Au bout d'un moment:
-C'est une petite vieille qui est tombée de sa charrette. Elle a l'air en mille morceaux."


Escher, Main avec sphère réfléchissante(1935)
Cette régénération narrative s'inscrit en toile de fond du récit à travers les graffitis de Piñez, qui se renouvellent sur le mur de la ville, comme sur les pages d'un livre en gestation. L'histoire abordée en tant que mémoire collective semble s'effacer au profit de la vertu euphorisante de ces contes éphémères et profanes. Pour ainsi dire, cette façade semble personnifier l'aspect légendaire de l'histoire, et de la ville de Tula, capitale des Toltèques disparaissant brutalement il y a près de mille ans, suite à un incendie dévastateur. A l'origine de la fin de Tula, que ce soient les flammes ou l'eau, peu importe après tout, tant que les brèches de la mémoire resteront comblées par la fantaisie de ceux qui raconteront, et de la crédulité de ceux qui écouteront ces histoires au pluriel.
Au même titre que la cité toltèque, l'identité même des protagonistes baignent dans l'ombre d'un mystère insondable, fait de falsifications, de pseudonymes et d'arbres généalogiques composés de filiations incertaines.
Comme un jeu d'échec à restituer la vérité, on pourrait, ici ou là, remplacer telle ou telle pièce de ce formidable puzzle sans que l'ensemble s'en retrouve pour autant dénaturé.

J'ai refermé les pages de ce livre de voyages à travers le temps, les lieux et les émotions, et je poursuis ma course onirique vers Tula, allant d'un rivage de la mémoire à l'autre.

Peu importe la destination à partir du moment où en retour de ce voyage, nous recevons l'ivresse de la vitalité.


2 commentaires:

Anne-Françoise a dit…

Magnifique lecture de ce beau roman: je suis heureuse d'avoir à ta suite pris ce train qui ne commence nulle part, ne passe pas où on l'attendait, mais qui promet de nous mener ailleurs... Une belle métaphore du lien qui unit la littérature à la vie : elle lui insuffle du sens, la remplit, lui donne une raison. J'ai beaucoup aimé, justement, que les personnages soient parfois juste esquissés: ce parti-pris nous place dans la même situation que Froylan et Juan Capistran, auteur et lecteur aux rôles interchangeables, chacun enrichissant l'autre de son vécu et de ses rêves... Le train ralentit, nous montons en marche sans nous demander d'où il vient, ravis de nous laisser mener à ce point de fuite qui n'est pas un terminus.

edwood a dit…

Roman ludique par excellence, ce train pour Tula est un omnibus, dont les haltes imaginaires sont tout aussi importantes que les arrêts fixés par la narration.
Gare au vertige de se glisser dans la peau de l'un de ces voyageurs, prêt à céder sa place au premier quidam.

Je suis ravi de constater, Anne-Françoise, que tu t'es laissée séduire par sa vitalité communicative. David Toscana est un auteur dont on attend d'autres traductions avec une impatience certaine.

Dans le même esprit, El último lector est incontournable.