samedi 19 avril 2008
LECTEUR SUISSE: VACHE A LAIT?
Le livre coûte entre 25 et 40% plus cher en Suisse que chez nos voisins français. Comment expliquer une telle différence?
Tout d'abord, il faut savoir qu'en France, les éditeurs sont eux-mêmes diffuseurs de leurs propres livres. Ici, en Suisse, où la grande majorité des livres sont édités à l'étranger (surtout en France), on fait appel à une sorte de grossiste. Sa présence dans le circuit de distribution se fait ressentir au niveau de la majoration du prix français, une marge, dite "tabelle" ou "tabelle de conversion", qui serait justifiée par les distributeurs par le délai très court proposé au lecteur pour pouvoir récupérer l'ouvrage commandé auprès de lui. En effet, ce surplus correspondrait au coût de stockage dû au grossiste qui permet de raccourcir les délais de livraison.
Si l'on prend le cas d'un livre édité par une maison assez répandue sur le marché (type Flammarion, Galimard par exemples) mais pas en stock, le délai proposé est alors de trois à cinq jours. Objectivement, une telle différence de prix est-elle justifiée?
Pour un titre très médiatisé,qui trône fièrement en tête de gondole des plus grands distributeurs, il y a aussi une différence de prix notable alors qu'ils bénéficient d'un large stock disponible en magasin et que donc, la nécessité de faire appel aux diffuseurs est beaucoup plus douteuse. Cependant, le prix peut être moins élevé pour les succès commerciaux programmés (Harry Potter par exemple) car ici, contrairement à la France, aucune loi n'impose un prix fixe au livre. Pour tester la flexibilité du marché, j'ai pu négocier de 10% le prix d'achat au livre(sur une commande groupée d'au moins quatre livres). Le livre ressemble alors à s'y méprendre à un pur produit de consommation. Le livre, produit culturel avez-vous dit? Cette loi a le mérite de protéger un tant soit peu les librairies indépendantes au profit des gros distributeurs implantés un peu partout en Europe. En Suède, lorsque cette loi a été annulée, le secteur du livre était désorienté.
Le parlement européen envisageait un temps d'obliger tous les pays de l'Union à adopter cette loi commune. Le traité de Rome, déjà signé, s'opposait à cette loi qui va à l'encontre de celles de libre-concurrence. La logique commerciale a eu raison du marché du livre en Europe où chaque pays est libre d'imposer ou non cette loi. A Lausanne, comme un peu partout, les librairies indépendantes ont disparu comme neige au soleil : les librairies Reymond, L’Age d’Homme, les Ecrivains, Forum, Artou ne font plus partie du décor de la ville vaudoise. Avant-hier, la Fnac voyait l'ouverture de ses portes pour la première fois en Suisse Alémanique, à Bale.
Mais en est-il de même pour tous les titres? Il faut savoir que dans le monde de la littérature, il existe une très large majorité d'ouvrages à tirage réduit absents des présentoirs, disponibles sur commande uniquement et issus de maisons d'édition indépendantes
Ainsi, si je prends un exemple, lorsque j'ai voulu me procurer le roman La Taverne du doge Loredan édité par Anacharsis, une petite maison d'édition toulousaine, il y a de cela un an, je me suis rendu compte qu'aucun distributeur lausannois ne l'avait en stock. Je voulais le commander. Que ce soit les deux gros distributeurs ou la librairie, le délai et le prix étaient sensiblement le même. Je devais attendre entre trois semaines et un mois pour un prix de 40CHF(envrion 25€). Dans le cas présent, on doit subir tous les inconvénients: à la fois le prix et le délai démesurés.
Mais alors pourquoi payer si cher dans ce cas alors qu'ici encore, le grossiste semble être absent du circuit de distribution? Pour ma part, j'ai fait mon choix; j'ai préféré commander mon livre chez Lekti (distributeur de libraires indépendants en France) pour le même prix (ports compris) et ai reçu le sésame en moins d'une semaine.
L'absence de loi permettant de réguler le marché, associée aux délais démesurés pour les titres les plus confidentiels et le prix de vente majoré finissent de condamner les libraires indépendants et réduire dangereusement la marge de manoeuvre des ouvrages confidentiels (et donc des petites maisons d'édition) déjà bien réduite, sans ces conditions précaires, en France.
Par ailleurs, la TVA sur les livres en Suisse est de 2.4% contre 5.5% en France, donc cela devrait engendrer une baisse relative du prix de vente du livre et compenser les frais de livraison plus importants. De plus, en Belgique par exemple, où la situation est proche (même au niveau de la pluralité des langues plus rares encore en Belgique) de celle chez nous, le prix du livre n'est en moyenne que 10% plus élevé qu'en France. Mais alors, d'où vient une telle différence de prix d'un pays à l'autre si les raisons invoquées sont si bancales? Il semblerait que ce soit bel et bien les distributeurs qui engrangent cette différence de façon conséquente en profitant du coût de la vie plus élevé dans notre pays. On peut décemment se demander si ces distributeurs pensent raisonnablement se faire de l'argent dans le dos des lecteurs suisses sans que ce dernier s'en rende compte et accepte ce prix démesuré. Quand on voit le prix d'un livre approcher dangereusement celui des produits de luxe(comme le parfum de marque), on se pose naturellement des questions. A l'heure d'internet, les possibilités sont vastes et l'offre ne manque pas. De plus, la Suisse est un petit pays dont de nombreux cantons ne sont guère éloignés de la France. Du coup, bon nombre de ses habitants font régulièrement des passages en France, pendant lesquels ils peuvent se procurer leurs livres. Résultat, encore moins de clients potentiels dans les librairies suisses. Encore une fois, les disparités vont s'accroître aussi à plusieurs niveaux. Chez les lecteurs potentiels d'abord. Les plus riches pourront, sans sourciller, acheter sans compter tandis que les plus modestes hésiteront à deux fois avant de céder à la tentation. Quant aux nouvelles générations, quand on sait qu'ici, un DVD est presque dans tous les cas moins cher qu'un livre (grand format), vers quel média culturel vont-ils se tourner de prime abord?
Victimes de l'ombre, les livres à faible tirage puisqu'on s'aperçoit que les livres qui bénéficient des meilleures conditions de distribution sont en premier lieu les best-sellers et ce au détriment des moins plébiscités
N'est-il pas dérangeant de payer aussi cher son livre en Suisse, et davantage encore lorsque l'on que le lecteur devient plus que jamais une vache à lait?J'achetais encore jusqu'à aujourd'hui quelques livres en Suisse. Désormais, informé des aberrations mercantiles qui ont lieu dans le réseau de distribution, que devrais-je faire? La littérature accessible au plus grand nombre, une utopie définitivement abandonnée ici ?
Heureusement, ici à Lausanne, il reste le réseau de bibliothèques très dense...
mercredi 16 avril 2008
AU FIL DES PAGES DU LIVRE DE PAUL DESALMAND, LE PILON
La maison Quidam confirme sa réputation de dénicheur de livres originaux et précieux avec Le Pilon de Paul Desalmand, un grand amoureux de la littérature. Assurément mon coup de coeur de l'année en cours. Celui-ci nous narre le destin mouvementé d'un livre, de sa naissance jusqu'à sa mort. La première originalité est donc le sujet abordé. Le deuxième est le point de vue à la première personne, depuis le livre. C'est un pari audacieux qui n'est pas sans risques, loin s'en faut.
La réussite de l'ouvrage tient au parti de l'auteur de donner corps et âme au livre en lui insufflant littéralement la vie. Celle-ci existe pour lui à travers ses lecteurs. C'est ainsi que nous découvrons un panel représentatif des hommes ou femmes qui ont lu ses lignes. Tous n'ont pas la chance d'être dans son cas. Car les morts prématurés dans le monde cruel du livre abondent. L'existence d'un livre dépend de nombreux paramètres, dont le libraire chez qui il tombera. Lui aura la chance d'être recueilli chez des professionnels passionnés qui lui permettront de nouer des relations profondes avec ses lecteurs, de mains en mains, de voyage en voyage, de péripétie en péripétie. Parfois, il connaitra un sort moins réjouissant mais un ange gardien veillera sur lui pour le sauver. Un livre, comme un être humain, a besoin qu'on prenne soin de lui; le livre s'abimant au fil de son existence. Et puis, un accident est si vite arrivé. Il est sensible à ce que l'on fait ou dit de lui. C'est un témoin inattendu de vos moindres faits et gestes. La nuit tombée, il se lance avec ses compagnons de bibliothèque dans des joutes verbales animées. Ce qu'il craint parmi tout, c'est de finir boudé, abandonné , plongé dans le noir, au fond d'une cave, rongé par les rats, ou pire, piloné, victime du grand fléau du livre, car jugé indésirable. La vie d'un livre est bien plus complexe que l'on pourrait le croire et Paul Désalmand nous invite à vivre un conte à la fois réaliste, cruel, fantaisiste, truculent et toujours profondément respectueux du livre. Ouvert aussi puisqu'il conclue l'un des chapitres de la sorte: "Je veux donner du champ à son imagination. Lecteur, qui t'empêche de l'écrire, ce chapitre qui te paraît manquer ou cette anecdote indispensable?" C'est un hommage au livre et à tout ceux qui le font vivre, aux écrivains d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Il met en garde contre les dangers de la logique actuelle de "consommation" qui menacent le livre dans son essence vitale. Finalement, bien plus que la mort d'un livre, c'est la perte de son identité, de son âme qui menace son monde de subsister au-delà des siècles et des modes. Paul Desalmand nous invite, de bien brillante façon, à associer nos vies à celle de ce si précieux objet intemporel.Après la découverte de cette ode au livre, vous pourrez difficilement le reléguer au fond de votre cave, sous peine, d'avoir un pincement au coeur bien légitime.
>A lire: Paul Desalmand, Le Pilon(2006) publié chez l'excellentissime maison Quidam Editeur.
>A découvrir: l'entretien de l'auteur accordé à Anne-Sophie Demonchy sur son blog, la lettrine
jeudi 10 avril 2008
LETTRE D'UNE INCONNUE DE ZWEIG A OPHÜLS
Peu de découvertes marquantes à me mettre sous la dent ces derniers temps, hormis la parenthèse BD Taniguchi qui m'a enthousiasmée. Bien sûr, il y a eu quelques bonnes petites surprises comme la lecture des nouvelles de Saki au style frais, ironique et aux fins déconcertantes ou le recueil de nouvelles fort sympathique de Neil Gaiman, Miroirs et Fumées, à l'univers étrange prenant. Cependant, en attendant les très prometteuses lectures à venir dont je reparlerai probablement (Le Pilon, La Veilleuse et surtout Le Secret de Caspar Jacobi de Ongaro qui parait dans moins d'une dizaine de jours en France), rien de bien transcendant.
Voilà quelques années, j'avais vu le film Lettre d'une Inconnue, réalisé Max Ophüls en 1948(et produit par le grand John Houseman) pendant sa courte période américaine . Il y a de cela quelques jours, la curiosité m'a poussé à lire la courte oeuvre(une soixantaine de pages) de 1927 dont est tiré le film( signé Stefan Zweig).
Un homme reçoit une lettre manuscrite d'une femme qui avoue l'avoir aimé tout au long de sa vie sans que celle-ci n'ait jamais comptée dans le coeur de ce dernier. Un cri désespéré pour aspirer à la sortir de l'anonymat, synonyme de souffrance.
Tout le livre est un récit amoureux ininterrompu de cette femme, de sa timide rencontre d'adolescente jusqu'à sa mort, en passant par la naissance et la mort de leur fils, issu de l'une de leurs éphémères rencontres. Ophüls, quant à lui, ménage quelques courtes transitions astucieuses pour nous rappeler l'homme en train de lire la missive, l'objet de l'amour de l'expéditrice. De plus, si le livre se refuse à nommer les personnages et à situer précisément chronologiquement l'histoire, Ophüls prend le parti pris de nommer ses personnages et de donner un peu plus de détails narratifs dès le début en annonçant: Vienne, vers 1900.
D'emblée, le film nous transporte dans l'ambiance de l'époque et des lieux avec le trot d'un attelage sur le pavé de la rue sous un temps maussade. A ce titre, la reconstitution de cette ville est splendide notamment dans le souci du détail, la photographie en noir et blanc de Frank Planer est admirable et les jeux de lumières sont fascinants.
Bien entendu, Ophüls ne se contente pas d'une pale copie de la nouvelle de Zweig. Il l'enrichit sans qu'on ait l'impression qu'il la dénature pour autant. Ainsi, alors que dans le livre, l'homme est un écrivain mélomane, dans le film, il devient un pianiste professionnel dont la passion des livres est évoquée de façon très discrète(Par contre, un penchant pour l'alcool est évoqué à quelques reprises. )
Le réalisateur s'en sert pour donner un rôle prépondérant à la musique. Citons cette scène d'une grande sensibilité où Lisa (c'est son nom dans le film) entend vaguement depuis sa chambre Stephan jouer du piano. Elle va alors discrètement se rapprocher progressivement de son idole pour pouvoir l'admirer de plus près. Le jeu sur le son de plus en plus présent est rendu avec une maestria étonnante pour l'époque. Soulignons aussi la merveilleuse interprétation de Joan Fontaine qui crédibilise l'ensemble de son rôle tout au long du film avec une grande délicatesse, chose qui est loin d'être évidente quand on a affaire à un personnage à jouer sur une période aussi étendue. La musique (très belle partition de Daniele Amphitheatrof) est en outre, directement ou indirectement, le déclencheur des quelques scènes comiques que Ophüls se permet d'immiscer dans son film alors que Zweig nous plongeait dans un récit mélo-dramatique sans la moindre relâche. Ainsi, la scène où l'encombrement du piano est évoqué de façon pour le moins cocasse par les déménageurs. Il y aussi l'orchestre féminin peu enclin à s'éterniser devant les amants d'un soir. Par ailleurs, l'annonce contre toute l'attente de sa mère et beau-père de l'incapacité à épouser l'homme qu'ils comptaient lui attribuer est masquée de façon auditive par le passage de la fanfare de Lintz, rendant cette scène proche d'une scène du cinéma muet.
Dès le début, dans la nouvelle, on sait d'ores-et-déjà que l'auteur de la lettre est morte au moment où l'homme découvre ces pages. Pour le film, cette information est à mettre au conditionnel.
De plus, Ophüls, ne dévoile pas l'épisode tragique de l'enfant aussi tôt que dans la nouvelle où la femme reprend à maintes reprises la formule de "mon enfant est mort", tel un refrain funèbre.
Autre ajout majeur narratif: le duel qui attend Stefan au lever du jour. L'inconnu demeure néanmoins quant au motif de celui-ci ainsi qu'au nom de son rival. Ce n'est qu'au terme du film qu'on devine que c'est le mari de Lisa qui va affronter Stefan. La tension dramatique s'en trouve ainsi réhaussée par rapport au livre où tous les éléments sont mis en place très(trop?) vite: de la mort de l'inconnue à celle de son enfant en passant par le terrible sort d'être rester dans l'anonymat pour Stefan jusqu'au bout.
Ophüls en génie narratif fait plutôt intervenir de troublants symboles qui renvoient au destin de Lisa. Tôt dans le film, on voit Lisa adolescente faire de la balançoire, annonçant déjà son immuable retour vers l'homme de sa vie. Sa destinée de femme d'un soir est ,elle, annoncée par la scène du retour de Stefan en charmante compagnie, suivie par les yeux incrédules de la pauvre Lisa au sommet de l'escalier en spirale. Un traveling d'anthologie nous invite à les suivre jusqu'à chez lui. Le même mouvement de caméra sera utilisé lorsque pour une (énième devine-t-on) nuit de débauche, cette fois-ci, Stefan amène Lisa. Cette figure symbolique de l'escalier ou de la spirale est d'ailleurs récurrente chez Ophüls. Enfin, le thème de la fatalité dramatique est pressentie par le cri redondant "dans deux semaine". Il arrive une première fois lors du désespérant départ de Vienne à Linz, qui revient ensuite lors du départ de Stefan pour un concert pour Milan et, enfin, pour le départ du fils de Lisa (et Stefan) qui est un signe avant-coureur de la prochaine maladie de son fils qui le conduira à sa mort, dévoilée plus tard de façon très sobre.
Et puis, il y a cette scène d'anthologie, qui comme la plupart des scènes-clés du film sont des libertés d'Ophüls prises par rapport au livre. Cette scène qui se déroule au Prater dans des décors féeriques. Stefan emmène Lisa dans un train dans lequel des peintures reproduisant le décor de lieux célèbres en mouvement donnent l'impression du voyage. Une image de relation artificielle reprise par l'évocation d'un voyage imaginaire relaté par Lisa au Brésil, à Vera Cruz, car "le nom lui plait". Le romantisme de la scène est palpable. Et puis, à leur côté, le Matterhorn apparaît. Lorsque Lisa lui demande alors pourquoi aime-t-il l'alpinisme, Stefan lui répond naturellement:
"Sans doute car il y a toujours une montagne plus haute", symbole évident de la façon dont il envisage l'amour. Une scène complètement épurée dans ses dialogues où chacun d'entre eux est essentiel.
La cruauté de cette relation est définitivement affichée lorsqu'enfin, arrivé au terme de cette missive, Stefan se remémore les souvenirs de son amoureuse éternelle dans un tourbillon mélancolique. Ophüls met un point d'honneur à humaniser son personnage par rapport au livre. Au moment où les larmes effleurent son visage, le regret semble faire surface. Quand il se retourne une dernière fois en sortant de sa propriété, Lisa n'est plus qu'un fantôme et il est trop tard pour revenir sur son passé. Le dénouement fatale est à prévoir mais nullement dévoilé par le chef d'orchestre Ophüls.
On pourrait (pour faire le difficile) regretter l'allusion très poétique des roses blanches offertes par l'inconnue à l'écrivain à tous les anniversaires de leur rencontre, comme un rituel, qui figurait dans la nouvelle. Celles-ci apparaissent bien dans le film mais dans un cadre autre et un peu précipité je trouve.
Les adaptations au cinéma issues du monde littéraire méritent rarement d'être vantées pour leur qualité.
En revoyant le film après avoir lu le livre, j'ai l'impression que Ophüls a réussi le tour de force de transfigurer le sujet de façon terriblement dramatique pour nous offrir une vision à la fois personnelle et fidèle. Il en résulte un chef-d'oeuvre inoubliable.
Voilà quelques années, j'avais vu le film Lettre d'une Inconnue, réalisé Max Ophüls en 1948(et produit par le grand John Houseman) pendant sa courte période américaine . Il y a de cela quelques jours, la curiosité m'a poussé à lire la courte oeuvre(une soixantaine de pages) de 1927 dont est tiré le film( signé Stefan Zweig).
Un homme reçoit une lettre manuscrite d'une femme qui avoue l'avoir aimé tout au long de sa vie sans que celle-ci n'ait jamais comptée dans le coeur de ce dernier. Un cri désespéré pour aspirer à la sortir de l'anonymat, synonyme de souffrance.
Tout le livre est un récit amoureux ininterrompu de cette femme, de sa timide rencontre d'adolescente jusqu'à sa mort, en passant par la naissance et la mort de leur fils, issu de l'une de leurs éphémères rencontres. Ophüls, quant à lui, ménage quelques courtes transitions astucieuses pour nous rappeler l'homme en train de lire la missive, l'objet de l'amour de l'expéditrice. De plus, si le livre se refuse à nommer les personnages et à situer précisément chronologiquement l'histoire, Ophüls prend le parti pris de nommer ses personnages et de donner un peu plus de détails narratifs dès le début en annonçant: Vienne, vers 1900.
D'emblée, le film nous transporte dans l'ambiance de l'époque et des lieux avec le trot d'un attelage sur le pavé de la rue sous un temps maussade. A ce titre, la reconstitution de cette ville est splendide notamment dans le souci du détail, la photographie en noir et blanc de Frank Planer est admirable et les jeux de lumières sont fascinants.
Bien entendu, Ophüls ne se contente pas d'une pale copie de la nouvelle de Zweig. Il l'enrichit sans qu'on ait l'impression qu'il la dénature pour autant. Ainsi, alors que dans le livre, l'homme est un écrivain mélomane, dans le film, il devient un pianiste professionnel dont la passion des livres est évoquée de façon très discrète(Par contre, un penchant pour l'alcool est évoqué à quelques reprises. )
Le réalisateur s'en sert pour donner un rôle prépondérant à la musique. Citons cette scène d'une grande sensibilité où Lisa (c'est son nom dans le film) entend vaguement depuis sa chambre Stephan jouer du piano. Elle va alors discrètement se rapprocher progressivement de son idole pour pouvoir l'admirer de plus près. Le jeu sur le son de plus en plus présent est rendu avec une maestria étonnante pour l'époque. Soulignons aussi la merveilleuse interprétation de Joan Fontaine qui crédibilise l'ensemble de son rôle tout au long du film avec une grande délicatesse, chose qui est loin d'être évidente quand on a affaire à un personnage à jouer sur une période aussi étendue. La musique (très belle partition de Daniele Amphitheatrof) est en outre, directement ou indirectement, le déclencheur des quelques scènes comiques que Ophüls se permet d'immiscer dans son film alors que Zweig nous plongeait dans un récit mélo-dramatique sans la moindre relâche. Ainsi, la scène où l'encombrement du piano est évoqué de façon pour le moins cocasse par les déménageurs. Il y aussi l'orchestre féminin peu enclin à s'éterniser devant les amants d'un soir. Par ailleurs, l'annonce contre toute l'attente de sa mère et beau-père de l'incapacité à épouser l'homme qu'ils comptaient lui attribuer est masquée de façon auditive par le passage de la fanfare de Lintz, rendant cette scène proche d'une scène du cinéma muet.
Dès le début, dans la nouvelle, on sait d'ores-et-déjà que l'auteur de la lettre est morte au moment où l'homme découvre ces pages. Pour le film, cette information est à mettre au conditionnel.
De plus, Ophüls, ne dévoile pas l'épisode tragique de l'enfant aussi tôt que dans la nouvelle où la femme reprend à maintes reprises la formule de "mon enfant est mort", tel un refrain funèbre.
Autre ajout majeur narratif: le duel qui attend Stefan au lever du jour. L'inconnu demeure néanmoins quant au motif de celui-ci ainsi qu'au nom de son rival. Ce n'est qu'au terme du film qu'on devine que c'est le mari de Lisa qui va affronter Stefan. La tension dramatique s'en trouve ainsi réhaussée par rapport au livre où tous les éléments sont mis en place très(trop?) vite: de la mort de l'inconnue à celle de son enfant en passant par le terrible sort d'être rester dans l'anonymat pour Stefan jusqu'au bout.
Ophüls en génie narratif fait plutôt intervenir de troublants symboles qui renvoient au destin de Lisa. Tôt dans le film, on voit Lisa adolescente faire de la balançoire, annonçant déjà son immuable retour vers l'homme de sa vie. Sa destinée de femme d'un soir est ,elle, annoncée par la scène du retour de Stefan en charmante compagnie, suivie par les yeux incrédules de la pauvre Lisa au sommet de l'escalier en spirale. Un traveling d'anthologie nous invite à les suivre jusqu'à chez lui. Le même mouvement de caméra sera utilisé lorsque pour une (énième devine-t-on) nuit de débauche, cette fois-ci, Stefan amène Lisa. Cette figure symbolique de l'escalier ou de la spirale est d'ailleurs récurrente chez Ophüls. Enfin, le thème de la fatalité dramatique est pressentie par le cri redondant "dans deux semaine". Il arrive une première fois lors du désespérant départ de Vienne à Linz, qui revient ensuite lors du départ de Stefan pour un concert pour Milan et, enfin, pour le départ du fils de Lisa (et Stefan) qui est un signe avant-coureur de la prochaine maladie de son fils qui le conduira à sa mort, dévoilée plus tard de façon très sobre.
Et puis, il y a cette scène d'anthologie, qui comme la plupart des scènes-clés du film sont des libertés d'Ophüls prises par rapport au livre. Cette scène qui se déroule au Prater dans des décors féeriques. Stefan emmène Lisa dans un train dans lequel des peintures reproduisant le décor de lieux célèbres en mouvement donnent l'impression du voyage. Une image de relation artificielle reprise par l'évocation d'un voyage imaginaire relaté par Lisa au Brésil, à Vera Cruz, car "le nom lui plait". Le romantisme de la scène est palpable. Et puis, à leur côté, le Matterhorn apparaît. Lorsque Lisa lui demande alors pourquoi aime-t-il l'alpinisme, Stefan lui répond naturellement:
"Sans doute car il y a toujours une montagne plus haute", symbole évident de la façon dont il envisage l'amour. Une scène complètement épurée dans ses dialogues où chacun d'entre eux est essentiel.
La cruauté de cette relation est définitivement affichée lorsqu'enfin, arrivé au terme de cette missive, Stefan se remémore les souvenirs de son amoureuse éternelle dans un tourbillon mélancolique. Ophüls met un point d'honneur à humaniser son personnage par rapport au livre. Au moment où les larmes effleurent son visage, le regret semble faire surface. Quand il se retourne une dernière fois en sortant de sa propriété, Lisa n'est plus qu'un fantôme et il est trop tard pour revenir sur son passé. Le dénouement fatale est à prévoir mais nullement dévoilé par le chef d'orchestre Ophüls.
On pourrait (pour faire le difficile) regretter l'allusion très poétique des roses blanches offertes par l'inconnue à l'écrivain à tous les anniversaires de leur rencontre, comme un rituel, qui figurait dans la nouvelle. Celles-ci apparaissent bien dans le film mais dans un cadre autre et un peu précipité je trouve.
Les adaptations au cinéma issues du monde littéraire méritent rarement d'être vantées pour leur qualité.
En revoyant le film après avoir lu le livre, j'ai l'impression que Ophüls a réussi le tour de force de transfigurer le sujet de façon terriblement dramatique pour nous offrir une vision à la fois personnelle et fidèle. Il en résulte un chef-d'oeuvre inoubliable.
- A voir et à revoir: Lettre d'une inconnue de Max Ophüls, édité dans la précieuse collection "les introuvables" de chez Wild Side , avec en outre, des bonus très pertinents.
>A lire: Stefan Zweig, Lettre d'une inconnue(1927)
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