S'emparer d'un livre pour en entreprendre la lecture n'a plus la valeur d'antan. Pourtant, il fut un temps où les livres véhiculaient une âme à travers leur reliure, confectionnée avec minutie pendant de longues heures.
Puppa, la figure centrale du quatrième roman du
catalan Sebastià Alzamora, est l'un de ceux qui travaillent à insuffler de la vie à ces objets pour les faire perdurer à travers les générations successives des êtres humains car selon lui
"Nous vivons trop loin des livres...Je veux dire que nous devons les laisser nous protéger, que notre peau mortelle se laisse imprégner par ce qu'il y a d'éternel dans la peau des livres. Ils nous éloignent de la mort."
Pour concrétiser ses rêves , l'énigmatique ermite a recours à la matière organique. Le
personnage-narrateur le découvre à ses dépends après avoir connu l'amputation de l'une de ses deux jambes, suite à un accident,au cours de son travail de tailleur de pierre. En effet, il apprend que
Puppa s'est procuré sa jambe pour en détacher la peau et accomplir son oeuvre. Désireux d'en savoir plus, il ira à la rencontre de cet énigmatique personnage solitaire vivant au sommet d'une montagne, dans un refuge abandonné.
Coincé avec lui, par une redoutable tempête de neige, il sera contraint de s'entendre narrer la vie tumultueuse de cet artisan
hors-normes. A travers celle-ci, elle-même racontée par le narrateur unijambiste à une foule somnolente au sein d'une taverne, c'est tout un pan de l'histoire de
Prague du
XVIIème siècle qui défile devant nos yeux. Ainsi, on assiste à la
défénestration de
Prague,
prémice de la guerre de trente ans et au coeur de laquelle on est
entraîné dans la dernière partie de ce livre. Bien entendu, en bon conteur qui se respecte,
Alzamora n'a aucun scrupules à mettre son grain de sel inventif dans
l'histoire-sans pour autant la déformer complètement- car comme il l'explique en
excursus de son roman, il ne croit pas "que la littérature se doive de garder la moindre fidélité envers l'histoire".
En effet, le résultat est probant et s'approche, avant tout par son caractère fantastique bien plus des romans baroques bigarrés ou gothiques du
XIXème ou
XVIIIème siècle qu'à un rigide roman historique. Ainsi, la légende du
golem (illustrées autrefois par
Gustave Meyrink et
Mary Shelley) s'insère à merveille dans ce récit qui mélange les genres et dont l'amour constitue un enjeu primordial.
Puppa et son mentor le rabbi Yehuda Loewe(créateur supposé du
golem dans la légende) se retrouvent immiscés dans le cours de l'histoire avec subtilité.
Arcimboldo, quant à lui, le célèbre peintre maniériste de la renaissance,
apparaît comme étant le paysagiste de la cour de
Fréderic de Palatinat pour laquelle il a réalisé un jardin unique à la végétation luxuriante, dont les proportions s'adaptent étrangement à la perception individualisée. Comme le voile violet diaphane qui semble pénétrer le jardin, les contours du récit sont insidieusement manipulés. Les perceptions de
Puppa semblent se situer à la frontière entre songe et réalité. Ce dernier semble subir à plusieurs reprises des distorsions de l'espace-temps qui mettent en relief la confusion entre les personnages et les récits.
L'emboîtement des récits, tout comme dans le
Manuscrit trouvé à Saragosse (en plus simple), participe à la déstructuration volontaire de l'oeuvre. Tout comme cette dernière, les scènes érotiques
côtoient le fantastique pour donner un parfum évanescent à celles-ci (pensez aux scènes où Van
Worden se réveillait au pied du gibet des frères de
Zoto après avoir flirté avec les soeurs jumelles arabes). Ici aussi,
Puppa se retrouve au coeur d'une intrigue qui le dépasse et dont il semble subir les tournures, tout comme les estocades de son pire ennemi, le Duc
Antoine. Parmi les autres similitudes entre l'oeuvre de
Potocki et celle
d'Alzamora, signalons la prédominance des sciences occultes, et de la philosophie, alimentées par des citations énigmatiques ingénieusement glissées en langue originale (et traduites seulement à la fin du livre) de
Novalis, dont le pouvoir magique semble planer au-dessus de l'oeuvre, comme un nuage de mystère troublant la vision de l'oeuvre
L'auteur passionne le lecteur par un récit intriguant, dense, mystérieux et aussi desservi par une écriture ayant l'élégance d'antan. Cependant, trop souvent à mes yeux(surtout dans la première moitié du livre), il s'étend démesurément dans des descriptions architecturales et artistiques qui, si elles ont le mérite d'imprégner le lecteur du cadre du récit, engendrent le risque de l'ennuyer et de le faire se détourner de la magie qui se dégage de l'ensemble.
Etant un formidable conteur,
Alzamora confirme progressivement les lettres de noblesse à ses aventures en les plongeant toujours plus avant dans des péripéties
incontrôlables et fantastiques, replaçant avec créativité les pièces du puzzle qu'il a pris le soin d'éparpiller ici et là.
La dernière partie, au coeur de la guerre de trente ans,(la bataile de la montagne blanche) est vraiment menée de main de maître. Le lecteur est transporté au coeur de l'action et de la confusion qui y règne. A ce moment, chaque geste est vécu à la fois de l'intérieur par
Puppa et en même temps extériorisé par son rôle de narrateur.
Ainsi, les batailles présentent l'aspect très réussi d'une fresque cinématographique vécue au ralenti.
En définitive, les qualités ainsi que les audaces narratives, abondent et prédominent sur les quelques défauts et maladresses d'un écrivain à découvrir. D'ailleurs, signalons que ce roman fantastique a reçu en 2005 le prix Joseph
Pla.
Effleurez les pages du roman de Sebastià Alzamora, La Fleur de peau ( La pell i la princesa) paru en français en 2007 aux éditions Métailié dans une remarquable traduction de Cathy Ytak (au sujet de laquelle les pages que voici sont très enrichissantes et mettent en valeur l'importance de la traduction d'une oeuvre pour qu'elle vive au-delà des frontières). Au passage, j'aimerais souligner la pertinence de la couverture. Tandis que beaucoup des images choisies pour celles-ci sont bien souvent contestables, ici, un livre ancien entrouvert sur des pages aux caractères énigmatiques a été sélectionnée à merveille.
Je souhaitais aussi remercier Irma Vep pour sa recommandation.