mercredi 30 décembre 2009

Les Sept fous: asphyxie à Buenos Aires


Les littératures sud-américaines sont longtemps restées inconnues en dehors des terres qui les ont vu naître.
Si d'aucuns d'entre eux, l'Argentin Borges, le chilien Bolano, le Mexicain Rulfo ont pu progressivement sortir de l'ombre de par le monde, il aura fallu attendre, en France, les années 1950-60, et le travail entrepris par Roger Caillois, pour que l'on s'y intéresse de près.

Pour Roberto Arlt, ce fils d'émigrant prussien et d'une mère italienne, né le 2 avril 1900 à Buenos Aires, parfait contemporain de Borges, il aura fallu attendre pas moins d'un demi-siècle pour que la première partie de son opus majeur, Les Sept Fous(de 1929) voit enfin le jour en Français, chez Belfond.
Depuis, les ténèbres semblent avoir de nouveau englouti cet auteur marginal à la vie fulgurante...


Certes, la traduction de l'oeuvre de Roberto Arlt ne s'apparentait guère à une promenade de santé.
Dans l'avant-propos des traducteurs, ces derniers mettent en avant:

L'originalité de cette écriture(qui) doit être située dans ce que Arlt appelait lui-même une "prose polyfacétique". Une prose faite de la coagulation, du brassage, du mixage, de la fusion de plusieurs "langages" hétérogènes: le parler du Buenos Aires des années 30, l'argot argentin, le lunfardo, l'espagnol classique, le lexique des traductions(...) et toute la littérature de seconde main formée par les romans-feuilletons, les magazines populaires, etc.


A travers cet exercice de style périlleux, il fallait préserver la puissance narrative de l'oeuvre qui la rend si captivante.
Erdosain est acculé dès le début du récit par ses employeurs d'une société sucrière. On comprend qu'il est coupable d'avoir détourné 600 pesos.. et 7 centimes qui viennent désespérément alourdir le poids de sa culpabilité dans un Buenos Aires, où le luxe côtoie la misère à tous les coins de rue.
A la recherche d'un providentiel don qui mettrait un terme à ses tourments, Erdosain trouve en la personne de l'astrologue et du Ruffian mélancolique, de précieux alliés.
Auprès d'eux, il obtiendra, non seulement, la somme qui lui permettra d'éviter la condamnation, mais surtout l'espoir d'une renaissance à travers l'établissement d'une société secrète financée par un réseau de maisons closes, dont le Ruffian serait le gérant.
L'ingénu au bord du gouffre, dénué d'ambitions, est incapable de se rendre compte de la totale immoralité des projets du gourou qui présente le Ku Klux Klan comme modèle d'organisation.
Ainsi, aveuglé par le discours fanatique du maître de cérémonie, Erdosain entrevoit la future concrétisation de ses projets d'inventions industrielles qu'il n'a jamais pu mener à bien, sans percevoir les fins abominables qui se cachent derrière leur utilisation.




« Les êtres humains ressemblent davantage à des monstres qui pataugent dans les ténèbres qu’aux anges lumineux des histoires anciennes. »(Roberto Arlt)


Parabole troublante d'une société argentine corrompue et rongée par ses vices, la société secrète est dirigée par un gourou qui tire les ficelles de marionnettes envoutées, qui confondent déchéance et résurrection.
Que ce soit Ergueta, le pharmacien, le Ruffian mélancolique, et surtout Erdosain, les personnages naviguent imperceptiblement d'un bout à l'autre du récit, entre songe, troublante lucidité, hallucination, accès de folie. Ils sont souvent en proie à une sorte d'ubiquité, de schizophrénie qui les éloignent de leur existence corporelle.
Les êtres qui peuplent l'oeuvre de Arlt sont infiniment esseulés au milieu de l'humanité. Ils tentent de palier leur isolement en créant de toutes pièces des images idylliques de leurs prochains, de transformer un passé déplorable en paradis perdu, de transmuer le plomb en or, sans se rendre compte qu'ils ne font que saborder le navire en perdition.
Si Arlt n'a pas l'élégance formelle de Borges à qui il est souvent opposé, il n'en demeure pas moins un écrivain qui insuffle à son texte une force narrative laissant le lecteur étourdi.
Il y a un aspect prophétique dans l'écriture de Arlt, une sorte de charme lancinant au coeur des Sept fous, comparables à celui d'un autre roman asphyxiant, Sous le Volcan de Malcolm Lowry.
La tournure redondante de Lowry "On ne peut pas vivre sans amour" se transmue ici en une inlassable formule inscrite en filigrane "On ne peut pas vivre sans espoir".



jeudi 17 décembre 2009

Chapeaux haut de forme et miroirs déformants


"Un chapeau est un chapeau."(James Joyce)

Damoiselles et damoiseaux endimanchés, jeunes prolétaires entachés d'une veste sans manches, mesdames et messieurs aux formes chatoyantes, prêtez l'oreille à la présentation que je tâcherai de rendre alléchante, et sachez qu' à l'issue de celle-ci, je ne vous chaparderai ni vos oreilles, ni votre précieux chapeau enchâssé.


"Un chapeau n'est pas un chapeau, dit le Chapelier Fou à Alice, soutenant de la main gauche sa tasse de thé fumante, ou pour le moins, pas qu'un chapeau. Observe un peu celui-ci, Tea for two, qui te va à merveille, si esthétique... Tu as perdu la tête à Paris pour un peintre bien peigné qui t'invite à son studio et te fait poser nue une éternité. Tu restes à grelotter de froid dans cet atelier ténébreux, tes dents jouent des castagnettes, là, comme une beauté nue, alors que lui continue de te peindre planté devant son chevalet, et pour te réchauffer il t'offre finalement thé et sympathie, un tripotement artistique qui t'excite terriblement et fait s'évanouir ta timidité. Ne sois pas timorée, te dit-il, te mettant comme bonnet sa propre casquette trouée qui à tes yeux ressemble à la palette qu'il n'a pas et qui te permet de constater dans le miroir fendu du fond que tu n'existes vraiment que sur la toile sur laquelle il est en train de t'envoûter."


Laissez-vous (sur)prendre au jeu car soyez sûr qu'il en vaut la chandelle. Le "je" en vaut bien plus car il est le centre névralgique d'un voyage pas très académique autour d'un conte pour enfants de Lewis Caroll maintes et maintes fois revisité. Seulement voilà, il fallait s'abreuver des dons d'un prestidigitateur, aussi trempé de talent que déjanté, pour nous glisser dans les failles spatio-temporelles d'un récit dont on croyait connaître les méandres, comme sa poche.

DRINK ME!



De l'autre côté du miroir
ɹıoɹıɯ np éʇôɔ ǝɹʇnɐ,l ǝp


De la chandelle, allumons la mèche pour nous glisser dans la brèche de ce recueil, qui d'un bout à l'autre, consumera le feu de votre imagination.
Chapeau numéro cinq- La Saint-Valentin est la fête des amoureux et des âmes qui se cherchent à travers le temps et qui se retrouvent malgré la guerre. 1941: mort de Joyce, naissance de Julián Ríos, le choix n'est pas innocent pour ce fils spirituel de l'écrivain anglais, dont l'une de ses oeuvres est une sorte de relecture d'Ulysse. Cependant, Riós prend ici à contre-pied la vision réductrice que Joyce a des chapeaux, en lui insufflant une magie et une vitalité démentielles.
Le jeu tutoie élégamment les méandres du couvre-chef que le maître de cérémonie aura la fantaisie de glisser sur la tête innocente d'Alice. C'est fou de constater ce que peut recéler quelques centimètres carrés de tissu, bien agrippés aux tournures de phrases incongrues égrainées par la voix de son maître qui témoigne d'une virtuosité confondante.

EAT ME!


Mine de rien, on se prête à ce jeu de variations vertigineux qui bouscule et renverse les rôles, qui dévoile des formes invisibles et méconnaissables.

Une. deux..trois... pages, pas plus pour faire tourner la tête à ses personnages qui voyagent à une vitesse sidérante d'un siècle à l'autre, d'un coin à l'autre de l'univers, du Bronx à Londres, en passant par Amsterdam, Abidjan, Buenos Aires, Paris... Les paris sont pris, les "je" sont faits, ne vous hâtez point à placer votre chapeau sur votre tête, car la prose délicieuse de ces vingt-trois promenades se dégustent doucettement.
Quit ou double, il faut s'échapper de l'atelier de ce peintre pour éviter de rencontrer son double de l'autre côté de sa palette de miroirs, comme NADIA la belle strip-teaseuse, pénétrée par la personnalité de AIDAN, ce jeune arrimeur irlandais au chômage.

Le maître du jeu est aussi maître du temps, promettant monts et merveilles en un rien de temps, comme dans Prométhée, au cours duquel il scande le décompte de l'arbitre d'un combat de boxe truqué, tout en égrenant les rêves les plus fous de la belle créature assistant à la défaite de son protégé, clamant la victoire de sa destinée. Se prendre au jeu, se perdre au jeu, se pendre au jeu, on bascule vite de l'un à l'autre.


Hop, rideau de fumée, rouuulemeent de tambours...


Et voilà un autre chapeau qui émerge, avec le cirque comme toile de fond et la Suisse comme cadre. Du mythique Prométhée au légendaire Guillaume Tell, le pas est habilement franchi par l'équilibriste de la prose, Julian Ríos. Après avoir croqué le fruit défendu, suspendu au-dessus de sa tête, comme une épée de Damoclès, l'infortunée travestie a eu à peine le temps de voir la course de la flèche indomptable fendre l'air pour venir suspendre le cours de sa vie.
Trouver la mort à l'hôpital de la Croix-Rouge de Zurich constitue tout de même une fort belle consolation post-mortem au pays des mots. L'illusionniste n'est guère avare en tours de passe-passe et autres clins d'oeil littéraires. Le chapeau de Prague dont l'inscription dorée sur la doublure de soie blanche ATHANASIUS PERNATH renvoie explicitement au Golem de Gustav Meyrink.

Mais au fond, que cachent tous ces chapeaux réversibles et interchangeables?
Un hommage aux grandes figures littéraires, une invitation à l'évasion, ou tout simplement une déclaration d'amour à la littérature et aux pouvoirs qu'elle recèle?
Je finirai en concluant par ces phrases, peignant au mieux les qualités de l'oeuvre de Riós, de ces chapeaux faits sur mesure pour Alice et tous les amoureux de la littérature. Elles ne sont pas de moi, mais on aurait tort de ne point faire partager ici toute leur beauté et profonde vérité:

"Une démonstration convaincante des pouvoirs troublants de la littérature découverts par Cervantès : ceux de nous faire passer de la quiétude au vertige du mouvement sans cesser d’être immobiles, accrochés aux pages d’un livre qui nous emporte dans d’étranges mondes et du même coup nous immobilise dans la littérature."
(Juan Goytisolo)






vendredi 4 décembre 2009

U-Boot de Robert Alexis: Roman en eaux troubles


La taverne avait déjà évoqué en termes élogieux le roman La Véranda de Robert Alexis, déjà publié chez José Corti, avec quelques réserves sur la deuxième partie toutefois.

La dernière création du mystérieux écrivain aborde, elle, une période maintes fois exploitée par la littérature, à savoir la seconde guerre mondiale. Le roman présent est inspiré d'une page sombre mais réelle de l'histoire.
Ce qui aurait justement pu constituer un vice dans un autre roman constituera au final une richesse insoupçonnée.


Plongée en eaux troubles

"Nous ne savions rien de la mission confiée à un équipage trié sur le volet, mais ce devait être quelque chose de peu ordinaire, qui justifiait que l'on planquât le 823 et sa gueule d'ange, qui rameutait tous les pontes, un amiral, un général, une bonne dizaine d'ingénieurs et de techniciens en blouse blanche."

Dans la dernière partie de la deuxième guerre mondiale, un jeune soldat de la marine allemande s'embarque depuis les côtes scandinaves dans un sous-marin dont on ignore l'objectif de la mission. Plongés au coeur des ténèbres, les protagonistes de même ignorent tout du périple qui les attend. L'amour aveugle de la patrie et la foi en un Führer surpuissant, incarnée par le commandant Koszalin, sont les seuls guides de ces soldats.

Dans ces conditions, les combattants sont condamnés à rester prisonniers des profondeurs aquatiques, à filer aveuglement vers une destination inconnue, sous peine d'être menacés par la réalité de la guerre.

Comme un pressentiment afin d'exorciser l'enfer qui les attend, Magath a l'idée d'un jeu distrayant, qui donnera à lui et ses camarades, l'occasion de le convertir en paradis ou en purgatoire.
Chacun d'entre eux devra raconter la vie qui a précédé l'engagement dans l'armée. Comme dans les autres romans de l'auteur, c'est le passé qui insuffle la vitalité présente au récit. Au cours de ces résurgences, l'écriture obsédante et caressante de Robert Alexis excelle.

Le premier à prendre la parole est Kassel. Ses compagnons sont incrédules quand ils apprennent que ce soldat prenait dans sa tendre jeunesse un plaisir indicible à se travestir en fillette voyeuse et incestueuse.
Ouvrir les écoutilles du passé, faire remonter à la surface des souvenirs troubles, s'apparente à un jeu interdit qui risque de provoquer un déferlement incontrôlable. La révélation inavouable s'évanouit inexorablement dans les ténèbres des combats.


Contre vents et marées


Le destin emprunte parfois des voies impénétrables. L'engin qui les emprisonne n'est-il pas lui-même hanté par une force occulte qui le gouverne? D'ailleurs, le cuisinier qui prend la barre après de nombreuses avaries ne déclare-t-il pas:

"Je pourrais piloter tout seul si besoin était. Et puis, ce rafiot est magique; à se demander même s'il a besoin de nous!"

Dans ces conditions, il est vain de vouloir faire machine arrière, de s'opposer à une force indomptable.
Vouloir mettre à jour le fol objectif qui se cache derrière la mission ne risque-t-il pas de compromettre le statut héroïque de ces combattants qui servent un idéal aveuglement, de désamorcer le cours de l'histoire?
U-Boot symbolise d'une certaine façon la providence. En son sein, il abrite les desseins secrets de l'humanité. Il est le témoin du mirage horrible de l'histoire qui aurait pu se transformer en un chaos incommensurable.

"L'univers? C'était la possibilité même du néant, son droit à être néant. Les plus belles choses ou les plus viles, les lois de la nature, le tourbillon de l'histoire et des peuples, le corps et la conscience, avaient pour attributs des formes aussitôt disparues, des riens dont la géométrie s'éclairait un moment d'illusoires significations."





dimanche 29 novembre 2009

La taverne passe la bête en revue

« Cyclocosmia est un genre d'araignée à terrier à clapet particulièrement rare et spectaculaire, dont le caractère le plus visible est un opisthosome brusquement tronqué et portant une plaque circulaire fortement sclérotisée qui ressemble à une plaque de bouche d'égoût. »
Le Carnet du Museum n°14, Genêve, 2004

Ce que le carnet du museum ne dit pas (mais je vais immédiatement palier à cette lacune) c'est l'existence d'une revue empruntant aussi le nom de cet insecte aussi étrange que repoussant. Si l'ensemble présente aussi le premier caractère de l'insecte, on peut se rassurer quant à celui autrement plus attrayant de l'objet.
Pour ceux qui auraient raté le numéro un et, par conséquent, la note glissée à l'intérieur, il n'est pas superflu de rappeler que:
"La jaquette de couverture et le marque-page intérieur ont été imprimés selon un procédé de sérigraphie artisanale, chaque exemplaire ayant été réalisé à la main."

Le coeur n'est pas en reste puisque outre des photographies en noir et blanc à la tonalité évanescente, on peut y trouver une non moins banale table des matières prenant la forme d'un jeu de l'oie cartographiant La Havane sous des accents cosmiques, et une mise en page inventive qui donne sérieusement envie de se plonger dans les textes proposés.


Explorons les entrailles de la bête. Nous allons débuter par l'invention justement puisqu'elle constitue l'une des deux principales parties de la revue. Il faut bien commencer par inventer avant de se mettre à observer. Le Cours Delphique, lui, sert de prologue à la revue dans son ensemble et annonce la partie Observation qui sera entièrement consacrée à l'auteur cubain José Lezama Lima.
Ici, il s'agit d'un entretien de l'auteur en question avec Ciro Bianchi Ross, qui consiste en une sorte d'introduction à la réalisation de la formation du nouveau lecteur, réalisée par le biais de la lecture d'un certain nombre de textes incontournables de la littérature selon Lezama.



"Le condylure étoilé est une taupe qui se reconnaît par son nez très caractéristique en forme d'étoile. Son museau rose porte à l'extrêmité un disque glabre composé de vingt-deux tentacules symétriques(...) organe tactile le plus sensible pour sa grosseur jamais découvert jusqu'ici." (Atlas des micromammifères du Québec, Québec, 2002)

Commençons par nous laisser surprendre par l'invention qui sera guidée par les mots-clés bulle, étoile et nourriture.
Le premier récit présenté est Entre les deux de G@rp. Un incarcéré contemple le décor monochrome de sa cellule et se prend pour Caravage. Cette identification serait-elle responsable du carnage qui a causé sa perte, à moins qu'il ne faille se contenter d'absorber du regard l'ombre où demeurent les états irrésolus de l'esprit?

Emmanuel Bourdeau quant à lui, est un nouvelliste qui m'avait déjà interpellé lors du premier numéro avec son texte Emplafonné, dans lequel il rendait hommage au totem du numéro, de façon envoûtante. Ici, il nous offre Dans la poussière, un exercice de style hypnotisant sur l'observation des étoiles.

C'est cette fois Guillaume Vissac qui s'est prêté au jeu pour donner vie au totem du numéro, le condylure étoilé. Melliphage, comme Emplafonné à l'époque, parvient à personnaliser de façon magistrale l'animal, à tel point que l'on se met parfois à douter de l'identité de l'objet décrit. En effet, l'une des caractéristiques qui donnent le cachet au récit est l'intériorisation des deux univers parallèles, celui de l'espèce animale en question, et celui de l'homme qui l'observe. En s'approchant de trop près d'un univers inconnu, en plongeant littéralement dans la familiarité de celui-ci, la distanciation compromise rend impossible la reconnaissance naturelle.
Encore une fois, il s'agit d'un exercice de style à la fois admirable et passionnant.

David Gondar, nous invite à La Havane, la ville où s'est ancrée la lutte artistique de Lezama Lima, en parallèle duquel la grande chanteuse mexicaine Chavela Vargas apparait en toile de fond. Le titre L'Arrastre, qui désigne le train de mules qui traîne le cadavre du taureau hors de la piste de l'arène, est loin d'être innocent.

Vient ensuite, le seul texte signé par une plume féminine de cette revue, en la personne de Emilie Notéris. Moleskin Weapon est un texte difficile d'accès car il ne provoque pas l'instantanéité d'émotions des autres textes. Il est plus juste de parler d'un malaise latent et d'une réflexion qui s'effectue comme à rebours, et ainsi venir désamorcer la barbarie dissimulée dans l'éclat de la science et de l'art, inoculé dans ces soldats en herbe.

Grande réussite encore que l'Auditorium de Eric Schwald. Au milieu du chaos incommensurable des souvenirs d'un vieillard, l'un d'entre eux va ressurgir avec un fracas assourdissant.
L'enfer de la guerre frappe là où on ne s'y attend pas forcément. Le tourbillon sensoriel déployé pour l'occasion est d'une puissance qui devrait empêcher le lecteur de s'enfuir de ces pages.

Apologie d'une star de la faim, signée Alain Giorgetti, lui, revisite le destin incompris de Monsieur Mange-tout. Derrière ce que l'on peut assimiler comme un mystère de la science, se cache un homme désabusé par la société, qui chercha à prendre sa revanche sur elle, en dénonçant sa décadence et son irrationalité plus profondes que son comportement nutritif.






Poursuivons avec la partie observation.
Celle-ci débute par une présentation biographique rédigée par William Navarette, suivie de repères chronologiques assez complets. On y apprend notamment que Lezama Lima(1910-1976) est resté ancré l'essentiel de sa vie à La Havane et en particulier au 162 rue Trocadero, qui ne quittera plus à partir de 1929.

Si Lezama Lima est un sédentaire, il s'agit aussi d'un homme de culture extrêmement ouvert et cosmopolite dans ses sources d'inspiration. D'ailleurs, il s'efforcera de former un cercle d'artistes cubains et étrangers, qui donnera finalement naissance, au terme de moult naufrages, à une revue littéraire Orígines, témoignage important de la littérature du continent américain du XXème siècle.
Pourtant, Lezama Lima a été confronté à de nombreuses difficultés d'ordre financier, politique et médical. Sans relâche, depuis sa plus tendre enfance, des problèmes asthmatiques ont perturbé son existence.
L'instauration du régime castriste à la fin des années 1950 lui enlèvera une partie des fondements de sa vie, à commencer par ses soeurs, condamnés à l'exil, et rendra précaire l'approvisionnement des remèdes contre ses maux.
Contre vents et marées, jusqu'à sa dernière heure, cet artiste extraordinaire s'est employé à créer une oeuvre poétique et romanesque qui constituerait une sorte de littérature ultime.

L'article Hétérogenèse de l'image par Julien Frantz, est à ce sens, essentiel pour comprendre la démarche créatrice de Lezama Lima. L' image, au coeur de son oeuvre, s'apparente à un miroir, plus qu'à un pont, permettant de se connecter à un élément qui nous échappe par sa distanciation essentielle. C'est une sorte de mode opératoire secret puisqu'il est le seul ayant le pouvoir de rapprocher des éléments présentant des caractères antagonistes. L'image comble les brèches qui parsèment l'univers.
Des dessins inédits de l'auteur s'incorporent à cet article.

Si Paradiso(consacrée par ailleurs "meilleure oeuvre hispano-américaine traduite en Italie") est l'oeuvre majeure de l'auteur, elle n'en est reste pas moins une sorte de travail préliminaire pour accéder à la réalisation de Oppiano Licario, qui ne sera finalement jamais tout à fait achevé.
Cet objectif ultime, Pacôme Thiellement (qui avait déjà réalisé un article sur cet auteur pour Le Nouvel Attila) tente de le cerner.
Cette quête qui peut sembler ésotérique voire mystique, s'encre dans une collaboration active du lecteur, dont le rôle a toujours été de première importance au sein des littératures Sud et centre-américaines. Sans lui, les combinaisons entre les cercles de personnages demeurent incomplètes.

L'oeuvre du Cubain est d'une richesse peu commune, mais s'attaquer à celle-ci peut s'apparenter à une entreprise pour le moins périlleuse.
Lezama Lima, le sorcier, devenu Proust des Caraïbes? C'est l'éventualité sur laquelle Pedro babel va tenter de se pencher. La critique est prompte à (ab)user de rapprochements(douteux) avec des repères immédiats afin de compartimenter les artistes de façon définitive( et approximative) et ainsi faciliter son accessibilité.
En dehors d'éparses similitudes, la profondeur de l'image, les jeux de miroir, les codes secrets et les non-dits de l'oeuvre Lezamienne semblent indéniablement condamner les tentatives de rapprochement avec l'oeuvre de l'écrivain français.
Déployant une prose si poétique, si personnelle et insaisissable, un parallèle avec le nom de Stéphane Mallarmé aurait pu s'avérer autrement plus pertinent. Le texte signé Lezama Lima en personne, Nouveau Mallarmé, tend bien à démontrer l'admiration profonde, ainsi que la filiation qui unissait les deux hommes. N'est-ce pas d'ailleurs révélateur de trouver sur les photographies du bureau de Lezama Lima un portrait représentant le poète français?

Bestiaire pour une décapitation, sous titré du jeu de mains au "je" de vilains, est un texte très évocateur de David Gondar dans lequel un parallèle est élaboré entre le recueil Le jeu des décapitations de Lezama Lima, Cou de petit chat noir de Julio Cortázar et La Nuit du tigre de Giorgio Scerbanenco. Le parcours des mains constitue l'enjeu de la ligne directrice du récit, mais aussi l'image des sentiments prenant possession des personnages qui les animent.
Cependant, les mains peuvent parfois témoigner d'une volonté propre qui échappe au corps directeur.




"Paradiso est le roman de l'incomplétude de l'être qui cherche dans son contraire son complément vital."

L'article qui suit est à mes yeux le plus passionnant de l'ensemble car il réalise le tour de force de pénétrer les sens et l'imagination du lecteur dès les premières lignes. Tandis que d'autres articles présentés ici auraient mérité une lecture préliminaire des oeuvres en question, Benito Pelegrín parvient à immerger le lecteur de façon saisissante et instantanée. La sélection de morceaux choisis pour illustrer ses propos est remarquable car ils sont dosés avec parcimonie et ne compromettent jamais la fluidité du discours dans son ensemble.
Benito Pelegrín connaît Lezama sur le bout des doigts( nous dit-on, dans la succinte notice biographique, nous présentant les différents participants à la revue) et on veut bien le croire.
Miroir est un texte très riche qui pénètre les relations tissées entre thèmes du double, de l'homologue et de l'homosexualité.
On découvre que, chez Lezama Lima, le regard peut se poser à tout moment sur un objet contenant des vertus miroitantes indomptables qui risquent de mettre à jour les pulsions sexuelles enfouies au plus profond de l'inconscient.
Ce programme complète à merveille le très dense article de Julien Frantz, sur le thème de l'image.

Armando Valdés Zamora en propose justement une vision alternative, au sein de laquelle on envisage un écrivain ayant recours au corps pour édifier son oeuvre.

Si vous n'avez point encore étanché votre soif de découverte de l'oeuvre édifiante de Lezama, il ne vous restera plus qu'à vous ruer sur les lignes de Ivan Gonzalez Cruz. Ce dernier rend hommage à l'étendue du champ artistique de l'écrivain, et en particulier à son activité méconnue d'essayiste.

Conclusion d'un dossier d'observation- ma foi fort complet-Enrique del Risco, s'interroge sur le statut de l'auteur. Emblème de la littérature cubaine pour certains, adulé par ses plus fervents défenseurs, Lezama a, hélas, trop souvent été relégué au rang d' auteur monstrueux dont l'oeuvre alambiquée ne peut être apprivoisée. A vrai dire, ce dernier n'a jamais eu pour objectif de se rendre plus accessible, plus rationnel.
Pour se prémunir des attaques, Lezama a eu recours à la technique du calamar, en expulsant sur ses assaillants l'encre lui permettant de s'échapper. Cette métaphore du mollusque acculé représente bien l'attitude d'un créateur qui préserve son caractère atypique jusque dans ses derniers retranchements.

Il est très probable qu'après la lecture d'un dossier aussi complet, une envie irrépressible de visiter son oeuvre, risque d'étreindre le lecteur curieux qui sommeille en vous.
Toujours est-il que la démarche entreprenante de ces jeunes défricheurs est remarquable par son caractère salutaire.



samedi 14 novembre 2009

La taverne du doge Loredan fête ses deux ans en compagnie du roman éponyme d'Alberto Ongaro


Eh oui, cela fait déjà deux ans que je promène ma plume sur ces pages, que je prends un plaisir toujours accru à faire partager les trésors que recèle la littérature. A cette occasion, j'aimerais bien entendu remercier les fidèles visiteurs de la taverne, mais aussi, ceux qui y ont glissé un message, ou simplement, les vagabonds qui au cours d'un de leurs passages, ont pris le temps de s'attarder en ces lieux.
Je souhaitais fêter cet anniversaire d'une façon symbolique et conviviale.
Si la taverne fête ses deux ans et que le souffle de ma passion s'est perpétué au fil de mes lectures, je le dois avant tout car je suis tombé, voilà maintenant quelques deux ans et demi, sur le livre d'un grand Monsieur vénitien, qui a donné le nom à ce blog. Pourtant, bien que La Partita puis Le Secret de Caspar Jacobi aient été salués en ces lieux, aucun billet de ma part n'avait exclusivement rendu hommage à La Taverne. L'occasion était trop belle pour le faire à mon humble façon et de tirer mon chapeau à ce conteur hors du commun qu'est Alberto Ongaro.


"Tout ce que l'on écrit existe quelque part... Ou simultanément avec l'écriture ou avant ou après... C'est pourquoi on trouve des livres auxquels on s'identifie aussi profondément. L'écriture est un fait magique ou devrait l'être... Qui peut exclure que celui qui a écrit le livre que tu lis a au moins en rêve glissé du siècle passé jusqu'à toi en capturant cette parcelle du futur dont tu fais partie."


Celui qui oublie un manuscrit terriblement fascinant sur le haut d'une armoire a de sérieuses chances d'avoir la tête en l'air, façon de parler bien sûr. Il n'est pas négligeable de rajouter que le fait d'habiter un palais, fait de vides qui soutiennent le plein, ne favorise pas le rangement ordonné d'une collection bigarrée d'ancien marin reconverti éditeur typographe.
Etre doté d'un alter ego espiègle( et bavard par-dessus le marché) n'arrange pas les choses bien évidemment.
Paso Doble n'est pas un danseur, non, lui, c'est plutôt un illusionniste qui multiplie les tours de passe-passe, pendant que le maître des lieux s'évertue à déceler les similitudes entre sa propre vie et la palpitante histoire dont il découvre les lignes, et à recomposer les feuillets manquants de récits qui s'imbriquent les uns les autres, comme les boîtes du magicien sont amenées à en dissimuler d'autres.

Dans la littérature, on parle de romans à tiroirs et de manuscrits trouvés à Saragosse. Quand le lecteur est bousculé par un arrogant metteur en scène qui a plus d'un tour dans son sac, le terme générique s'avère quelque peu galvaudé. Il serait peut-être plus approprié de parler de roman théâtral, sujet à des rebondissements qui peuvent déferler, non seulement à l'intérieur de l'histoire qui nous est contée, mais aussi dans le cadre de la lecture. Ici, les limites de la scène ont des contours mal définis.
A tout moment, le spectateur est invité à rentrer dans la danse, à composer des variations à cette passacaille envoûtante, à deviner les visages qui se cachent derrière cet immense bal masqué, à s'infiltrer dans les failles du récit, à recomposer les passages qui ne lui conviennent point. Le livre n'a pas de vie sans le lecteur; c'est lui qui le fait exister, qui reconnaît ces personnages, qui s'identifie à sa guise à ces destins traversant le temps et l'espace en quelques pages.

"Rumine au fond de toi quelque doux petit mot, tout en l'entrelaçant avec quelque soupir..."

Les lieux, de la baroque taverne du doge Loredan au sein de laquelle le jeune Jakob Flint devra se contenter de contempler la belle femme depuis son clavecin, au palais vénitien exotique qui abrite Schultz et son alter ego, en passant par le clandestin cabinet de voyance truffé de symboles ésotériques, sont décrits avec un sens du pittoresque remarquable.
Les personnages, eux, sont dépeints avec une démesure qui les rendent soit excessivement attirants (Nina) ou soit terriblement repoussants ( Jeremy Trentham, Fielding). Ce dernier ne parvient guère à se débarrasser d'une odeur infecte qui lui colle à la peau et donne l'alerte plusieurs lieux à la ronde. Les métaphores qui l'accompagnent incarnent l'aspect monstrueux du personnage.





Tout comme dans La Partita, la curiosité est attisée, l'excitation démultipliée lorsque les personnages s'apparentent à des fantômes. Ainsi, Molly Jackson prend vie avant tout par l'intermédiaire d'un perroquet, qui répète inlassablement qu'il s'agit d'une "fieffée putain" sans que l'on sache véritablement pourquoi avant plusieurs pages. L'évanescence engloutit progressivement le livre. Nous suivons les traces d'un cordonnier extrêmement sédentaire, Bertotto, demeurant désespérément introuvable dans son propre quartier. Celui-ci aurait rendu folle d'amour Nina Manfrin, cette femme plantureuse, tentatrice et figure centrale du récit qui le devient définitivement quand elle n'apparaît plus que dans les boules de cristal de la chiromancienne clandestine de l'auberge Manfrin. Palper, aimer, espérer, imaginer ne seraient-ce point là les moteurs de l'humanité? Le fait de briser le verre qui sépare les mains de l'objet désiré, ne risque t-il pas de rompre le lien profond qui les unit à distance?

" L'art est un mensonge qui nous fait comprendre la vérité " (Orson Welles)

Très vite, le train du récit quitte les rails conventionnels du roman pour prendre le large, pour s'écarter du trajet prévu, afin d'orienter le gouvernail en direction de la source de la passion, au risque de chuter lourdement de cheval, entre Zurich et Venise.

La logique narrative est court-circuitée par des coups de fil anachroniques, des rencontres improbables, de transformations audacieuses, de parties génitales instrumentalisées de manière incongrue et pour le moins jubilatoire. Chez Ongaro, le désir sexuel bénéficie toujours d'une mise en scène suffisamment recherchée et raffinée pour s'écarter d'une quelconque vulgarité. Il constitue l'aiguillon commun à tous ses personnages, mais le talent secret de l'auteur est d'occulter cet enjeu primaire grâce à une mise en abyme pour le moins ludique.
Les interventions narratives de Schultz et Paso Doble sont absolument délectables et constituent tout un panel de reflexions typiques ou surprenantes que le lecteur peut avoir quand il a un livre entre les mains.

Les frontières entre lecteur, narrateur et personnages d'une part, réalité et fiction d'autre part, sont abolies à l'extrême. La confusion, entretenue à chaque instant, accentue l'énigme inhérente à l'oeuvre et contribue à rendre l'aventure particulièrement interactive pour le lecteur.

Sans nul doute, après plusieurs allers-retours entre Venise et Londres, en passant par Amsterdam et Zurich, le plaisir de la lecture demeure intacte . L'ambiance hors du temps et l'écriture si charmante d'Alberto Ongaro permettront probablement à l'oeuvre de rester tout aussi jouissive à travers les décennies.


En attendant de découvrir sa prochaine oeuvre qui partira sur les traces de Joseph Conrad, Hotel Rafles, Anacharsis publiera, au cours du printemps prochain, la traduction française inédite de Rumba. La Taverne du doge Loredan étant le livre interactif par excellence, si l'envie d'échanger votre impression de lecture vous titille, j'apprécierais de pouvoir recevoir vos billets afin de découvrir d'autres visions de lecteur.
L'un d'entre eux sera sélectionné et aura le plaisir de partir un week-end en pension complète à Venise, aux frais de la Princesse. Halte!
Le Doge n'est pas aussi généreux mais il vous enverra tout de même gracieusement le prochain Rumba, ce qui promet un voyage tout aussi dépaysant. Si toutefois, vous n'aviez que quelques mots à faire partager, n'hésitez pas à les glisser en commentaire sur cette page.



dimanche 8 novembre 2009

François-Michel Durazzo, el último traductor?


El último lector de David Toscana et La Ville absente de Ricardo Piglia, tous deux publiés cette année chez Zulma, sont des récits au sein desquelles le lecteur s'immisce comme un explorateur autonome. On ne peut caresser les pages de ces livres sans en faire surgir des histoires envahissantes.
Pour faire découvrir les littératures sud-américaines et leurs trésors engloutis, nous ne pouvions rêver meilleur guide que François-Michel Durazzo, l'homme qui se cache derrière la traduction française de ces deux oeuvres inoubliables.

François-Michel Durazzo (1956) enseigne le latin et le grec en lettres supérieures à Angoulême. Poète de langue corse, il a traduit en français, en corse, en espagnol ou en italien une quarantaine de recueils et d’anthologies de poésie de diverses langues méditerranéennes (catalan, corse, galicien, italien, latin, portugais et arabe en collaboration…) ainsi que plusieurs romanciers de langue espagnole ( Ramón Gómez de la Serna, RicardoPiglia, Néstor Ponce, David Toscana). Il collabore régulièrement à plusieurs revues de poésie en Espagne, France, Italie et au Mexique.


Premièrement, pourriez-vous nous renseigner sur votre parcours afin de devenir traducteur? Quels conseils donneriez-vous aux traducteurs en herbe? Comment les inciter à poursuivre dans cette voie?

F-M.D: Tout jeune, mon objectif n’était pas de devenir traducteur, je souhaitais simplement être professeur de lettres classiques, faire partager mes lectures et ma passion des langues anciennes. C’est ainsi qu’au lycée j’avais pris goût pour l’exercice souvent ingrat qu’était pour moi la traduction. Ce n’est qu’en classe préparatoire que je me suis adonné à la traduction de langues vivantes, notamment en anglais. Je faisais mes gammes de traducteur en fabriquant des sonnets français à partir de sonnets de Shakespeare. À cette époque nous venions de fonder avec Monique Royer le Centre d’Action Poétique où nous invitions des poètes à dire leurs textes. Cette association qui a duré de 1976 à 1996 m’a parfois amené, pour les besoins de la cause, à traduire quelques textes de poètes étrangers que nous avions invités et dont rien n’était traduit en français. Cela m’a ensuite donné envie de traduire mes propres poèmes initialement composés en corse, puis de me lancer dans la traduction de l’italien en découvrant Erri de Luca alors totalement inconnu, en Italie comme en France. Le premier texte espagnol que j’avais traduit était en 1990 un magnifique poème de José Luis Rivas, un Mexicain invité dans le cadre des Belles étrangères, dont je viens de publier la traduction pour Le Noroît / fédérop. J’ai ensuite publié pour deux nouvelles d’Erri de Luca pour la revue Levant en 1992, puis des sonnets italiens, anglais et espagnols pour la revue RegArt en 1993. Ma future compagne, espagnole, connaissant mon goût pour la poésie, m’envoyait de Saragosse des recueils. Un jour, pour comprendre Poemas del manicomio de Mondragón de Leopoldo María Panero, je me suis mis à le traduire et je l’ai proposé à un éditeur qui l’a immédiatement accepté. C’est ainsi que de fil en aiguille, j’ai fait mes armes avec des textes courts, jusqu’au jour où en 1996 André Dimanche m’a proposé de traduire mon premier roman : L’homme perdu de Ramón Gómez de la Serna. Dès les premières pages, j’ai été fasciné par cet auteur et j’ai tout de suite accepté. Je dirais aux futurs traducteurs que même s’il faut déjà bien connaître une langue pour s’adonner à la traduction, c’est loin d’être une condition suffisante et nécessaire. On attend du traducteur littéraire la connaissance passive de la langue (lire et comprendre) et une connaissance active de la langue cible, en l’occurrence le français, mais ces deux conditions réunies, il faut être un lecteur attentif et un peu écrivain. L’exercice rigoureux de la version universitaire peut être un premier exercice, mais il faut être capable de s’en détacher assez vite. Une fois passé le cap de la traduction exacte, je conseille toujours d’oublier l’original et de travailler leur texte comme s’ils étaient les auteurs de textes français autonomes. Qu’ils commencent par offrir leurs services aux revues pendant quelques années. Elles ont peu de moyens. Sauf exception, elles ne paient pas leurs traducteurs, mais elles sont toujours avides de découvrir de nouvelles voix et donnent volontiers leur chance à des traducteurs sans expérience, pour quelques pages. Qu’ils ne s’imaginent pas qu’occuper une chaire de littérature étrangère dans une université est la condition sine qua non. Beaucoup d’enseignants de valeur, excellents critiques au demeurant, font des traducteurs exécrables. En revanche quelqu’un qui a une vraie sensibilité littéraire peut surmonter avec des aides ponctuelles une connaissance insuffisante de la langue source. Un éditeur s’intéresse au résultat avant tout, pas au curriculum vitae du traducteur. La littérature vit à travers des relations qui se tissent entre auteur et lecteur.


El último lector et La Ville absente chez Zulma convoquent la thématique de l'appropriation de l'œuvre par le lecteur, chère au blog La Taverne du doge Loredan et au livre homonyme d'Alberto Ongaro. Est-ce une pure coïncidence ou ces traductions sont-elles nées d'une volonté d'explorer cette thématique?

Dans la mesure où j’ai moi-même proposé Toscana, après Piglia à Zulma, c’est que cela correspondait à mon goût pour la lecture et l’écriture. De même, si Zulma a publié ces deux livres, c’est qu’il y a chez cet éditeur une véritable passion du livre, de la lecture et de la manière dont les livres se font. Cette curiosité partagée nous amène à entrer dans la fabrique même de l’écrivain, comme en témoigne la publication par Zulma du Nouveau Magasin d'écriture de Hubert Haddad, ainsi que de bien d’autres romans. Le questionnement sur ce qu’est écrire, ce qu’est lire n’est pas une thématique de plus à explorer comme on s’intéresserait à un sujet quelconque. C’est une préoccupation constante. Zulma aime avant tous les livres forts qui racontent de vraies histoires, capables de toucher des publics variés, mais on s’adresse en même temps à des lecteurs passionnés, actifs, intelligents, qui aiment se sentir interpellés, voire dérangés, piégés, détournés par des stratégies littéraires inédites, novatrices, ludiques. C’est une manière de faire confiance au lecteur, à sa sensibilité, à son goût pour la vraie littérature, que de lui proposer des œuvres de ce type, qui allient le plaisir pur du récit et la jubilation de la lecture.


Pourriez-vous nous dévoiler d'autres perles qui sont en relation intime avec cet aspect de la littérature?

Puisque je suis immergé dedans, je ne me peux m’empêcher d’évoquer Argent brûlé de Piglia dont je suis en train de reprendre la traduction pour Zulma. Voilà une vraie histoire policière, avec de méchants voyous qui attaquent une banque, sont poursuivis par la police, s’enfuient, sont rattrapés. On a donc le droit aux archétypes du roman policier, à de la violence, du sexe… Mais au lieu de traiter le sujet de manière conventionnelle, comme le ferait un bon polard commercial, Piglia invente quelque chose, il s’appuie sur un fait divers, un casse qui a bien eu lieu dans les années 60 à Buenos Aires, et l’a intéressé au point de le conduire à accumuler à l’époque les coupures de presse dont il fait une sorte de patchwork en dispersant l’énonciation : au lieu de laisser son narrateur monopoliser la parole, il la donne à différents personnages, différents témoins et introduit certains flottements dans le récit. La dispersion des points de vue n’est pas quelque chose de nouveau en soi. Mais chez Piglia, comme cela est lié au travail d’investigation et de lecture qui précède, cela devient authentique, nécessaire : comment raconter des choses vraies, si on n’en connaît pas toute la vérité ? L’auteur est critique, il est lui-même un lecteur et fait par contagion du lecteur un critique, qui va recomposer la trame à sa façon. La trace du processus créateur est présente et celui-ci devient partageable. En même temps, toute cette histoire, la montée de la tension, est construite comme une tragédie grecque, aux accents faulknériens, un cocktail surprenant qui prend aux tripes. Il faut ajouter à cela une très profonde relation amoureuse entre deux des malfrats homosexuels, et l’on sait combien ce sujet est tabou s’agissant de la pègre. Une pure merveille ! Quant au deuxième livre de Toscana que va aussi publier Zulma en 2010, et que je viens de terminer, c’est encore une histoire qui met en abîme la lecture et l’écriture. Une jeune femme, Patricia, n’est pas sûre d’avoir vraiment perdu son mari dans un ouragan qui a tout balayé sur son passage, elle a retrouvé des papiers et des cassettes laissés par celui-ci et elle y cherche la preuve de son existence. A-t-il disparu avec une certaine Carmen ? C’est que nous allons chercher à comprendre nous aussi à travers le récit que compose Froylán pour un vieil homme qui prétend être son grand-père et veut publier le récit de sa vie. Nous voici projetés par ses souvenirs en plein dix-neuvième siècle dans une sorte de far West mexicain, théâtre de l’enfance du vieillard et d’une passion prodigieusement contagieuse. Ne sommes-nous pas tous en quête de notre Carmen ? La lecture nous fait passer de cassettes enregistrées par le vieil homme au journal de bord de Froylán, biographe, en passant par les récits biographiques que Froylán réinvente à sa manière après ses entretiens avec le vieux Capistrán. On ne sait plus ce qui est vrai, ce qui est faux, et Toscana se plaît, comme dans El último lector, à mêler les différents niveaux de fiction. Passé le premier effet de surprise, tout est clair et on est très vite emporté dans cette histoire. Ce n’est pas un livre pour « intellectuels » en quête de réflexion métatextuelle. Le sujet est toujours la passion, comme chez Piglia, quelque chose qui se joue entre la vie et la mort, où l’individu risque de tout perdre. En somme deux livres très puissants, sans doute moins difficiles qu’El último lector et La ville absente, mais qui, comme eux, renouvellent notre vision de l’écriture et notre façon de lire. Après ces textes-là, je sais que je ne suis plus exactement le même lecteur et que j’aurais envie de lire ou de traduire tous les romans de ces auteurs, comme le lecteur attend lui aussi de poursuivre sa lecture.



Nous connaissons ces derniers temps un regain d'intérêt pour les littératures sud et centre-américaine. Selon vous, qu'est-ce qui justifie que l'on s'intéresse de près aux écrivains de cette région du monde?

Cela fait un bon moment que la France s’intéresse à cette littérature. Roger Caillois a joué un rôle décisif en nous rapportant Borges, dans la collection « La Croix du Sud » créée chez Gallimard en 1948, mais c’est la découverte en 1968 de Gabriel García Marquez qui a véritablement changé notre rapport au sous-continent américain depuis plus d’une trentaine d’années, grâce au travail d’un certain nombre d’éditeurs dont Christian Bourgois. Quant à l’Espagne post-franquiste, il va de soi qu’elle ne produirait pas la même littérature, sans l’apport hispano-américain. Pardonnez-moi si je schématise : Il va de soi que ce que je vais dire ne s’applique pas à bon nombre d’auteurs, qui ont continué à raconter des histoires, en dépit des modes. Mais j’ai l’impression, qu’après un certain épuisement des avant-gardes, puis de l’existentialisme, suivi du nouveau roman, après avoir dit que le roman taxé de genre « bourgeois » était mort, que la poésie était morte, après avoir fait tous ces efforts pour sans arrêt tout détruire sans reconstruire grand-chose, après avoir fatigué les lecteurs du moi hypertrophié et envahissant de beaucoup d’auteurs, les éditeurs et les lecteurs se sont rendus compte qu’il y avait de l’autre côté de l’Atlantique, mais aussi sur d’autres continents des gens qui avaient encore des choses à raconter essentielles, bouleversantes, intelligentes. Cela a donné, depuis une bonne quinzaine d’années un nouveau souffle au roman européen. Cela ne veut pas dire qu’on ait remis au goût du jour les vieilles recettes. Jamais le roman n’a été aussi ouvert, ludique, intelligent, et aussi libre de tout dire. Des auteurs comme Toscana et Piglia ont eux-mêmes digéré nos avant-gardes et ils n’écriraient pas exactement de la même façon si elles n’avaient pas existé. L’importance de Joyce chez Piglia est décisive, mais, comme nombre de leurs compatriotes, il les prolonge avec une foi en la lecture qu’on a mis pour ainsi dire entre parenthèses durant ce que l’on a appelé « l’ère du soupçon ». D’autre part, la littérature de langue espagnole a une dette fondatrice au Don Quichotte, le premier chef-d’œuvre qui d’une part met en perspective la lecture, d’autre part travaille sur l’enchâssement des récits dans le roman. Ces deux facettes sont éminemment universelles et sont particulièrement adaptées au monde et au lecteur moderne.


A la fin de son essai Le dernier lecteur, Ricardo Piglia évoque un passage d'Ulysse de Joyce caractérisant les pièges que peut rencontrer le traducteur, le meilleur soit-il et le plus imprégné de l'œuvre de l'auteur (ici c'est Salas Subirat). On peut aussi citer les codes de Tolstoï dans Anna Karénine, ou l'écriture ô combien inventive de Julián Rios (dans Larva). Pensez-vous qu'il existe des textes intraduisibles?

Dire qu’un texte serait intraduisible, ce serait nier les universaux qui traversent et structurent les expériences humaines, quelle que soit la culture. Toutes ont quelque chose à nous dire sur la mort, l’amour, la vie, le désir, la souffrance, bref sur ce qu’est être homme et sur le langage. Certes, elles ne le disent pas toujours de la même manière, et elles peuvent être très différentes, très éloignées, mais c’est ce qui est passionnant et une transposition est toujours possible, dès le moment où l’on a accepté de perdre d’un côté pour gagner de l’autre. Il y a un équilibre à trouver. Quand je traduis d’une langue romane dans une autre, je sens bien que je peux perdre assez peu du texte original et qu’en conséquence je n’aurais pas à compenser en gagnant beaucoup. En revanche, j’en ai fait l’expérience avec le latin, le turc ou l’hébreu : à partir des concepts, des idées, des mots du texte, il faut réinventer complètement chaque phrase, le style, l’écriture : il s’ensuit une perte énorme et le gain doit être proportionnel. Il n’y a donc pas a priori de textes intraduisibles. En revanche, il y a des textes difficiles à traduire et à transposer, des textes sur lesquels on passe beaucoup de temps, et pour lesquels le travail du traducteur est si intense qu’il laisse d’autant moins place à l’auteur, ce qui encore une fois est inévitable lorsqu’il s’agit de deux langues très différentes. En ce qui me concerne, je travaille surtout dans des langues sœurs et ne connais pas ces affres.



Il y a une réelle fascination dans la littérature sud-américaine pour le dernier lecteur. Comment imagineriez-vous el último traductor?

Dans un monde pré-babélique, il n’y aurait pas de traducteur. A l’opposé, au rythme où disparaissent déjà les petites langues du monde, il viendra peut-être un jour où les traducteurs seront devenus inutiles et où la planète Terre parlera une langue unique. Il n’y aura plus que des traducteurs de langues mortes, jusqu’au jour où même la mémoire de ces langues se sera effacée. En attendant, il y a des traducteurs. Pour répondre à votre question, je préfère me référer à El último lector de Toscana que j’ai traduit qu’au dernier lecteur de Piglia qu’a traduit mon ami André Gabastou, pour des raisons personnelles. Le personnage du roman de Toscana n’est pas seulement le seul et dernier lecteur de son village : Lucio se contente d’être un lecteur quand, épuisé de ne pas avoir trouvé dans les romans l’histoire de la femme qu’il a perdue, il en découpe les mots pour en tirer ceux nécessaires à un nouveau roman qui évoquerait son amour. Au moment où il cesse de lire, il commence donc lui-même à écrire. La fin – dans tous les sens du terme – de la lecture serait le début de l’écriture. Peut-être le dernier traducteur serait-il celui qui, ayant commencé à traduire un livre de manière consciencieuse, se rebellerait et déciderait comme Lucio de prendre le pouvoir, de changer le cours du récit et de finir le livre à sa manière, entraînant une rébellion des autres traducteurs qui feraient de même. Personnellement, si je ne me surveillais pas, je pourrais être tenté de tomber dans ce piège. D’ailleurs, j’ai souvent envie de modifier ce que je suis en train de lire et traduire, et je m’autorise des suggestions à l’auteur pour changer tel ou tel détail d’un récit, toujours de concert avec l’éditeur, rassurez-vous. Ce fantasme n’a pour mérite qu’une seule chose : l’exigence d’offrir au-delà de la traduction une œuvre de création, une œuvre autonome. Je me souviens d’une discussion avec l’écrivain Luxembourgeois Jean Portante, où nous plaisantions à ce sujet. Je lui disais que j’essayais d’être le plus discret possible comme traducteur, d’imaginer ce que l’auteur aurait pu écrire dans ma langue, et je me demandais même si finalement il était si utile de mettre mon nom sur la couverture. Évidemment je mentais, bien que de très bonne foi. Lui m’a répondu cette boutade : « je ne vois pas pourquoi je laisse le nom de l’auteur sur la première de couverture », le mien Jean Portante suffirait.

dimanche 25 octobre 2009

Croisière sur le Tigre, guidée par Ricardo Piglia


Je viens de finir le roman de Ricardo Piglia paru chez Zulma le mois dernier, et je suis pris de vertiges. Comment parvenir à parler de la ville absente sans se perdre dans ses dédales, et tout en préservant sa surprenante inventivité?

" Moi j’ai vu des choses telles que je voudrais recommencer une nouvelle vie,
sans souvenirs."


Dans un premier temps, le récit prend la forme d'une enquête. Junior est un journaliste argentin, qui a la lubie de se prendre pour un Anglais. Un jour, il reçoit un appel téléphonique mystérieux d'une femme, qui l'invite à rencontrer Fuyita, à l'hôtel Majestic, sans que l'on sache de qui il s'agit et encore moins pour quelle raison?


Ce coréen est le gardien d'un musée qui recèle une femme-machine, Eléna, capable de traduire les textes qu'on y introduit. La machine semble vouloir manifester son autonomie et se met à inventer des variations aux textes existants, comme le William Wilson de Edgar Allan Poe, qui devient Steven Stevenson.




Cette création est l'oeuvre d'un homme inconsolable après la mort de sa femme, qui renvoie à la figure de Macedonio Fernández et à son histoire réelle avec Elena Obieta. Pour composer La Ville absente, Ricardo Piglia se serait imprégné de son Musée du roman de l'éternelle, composé dans les années 20 et 30.








"Ecrire n'était, pour lui, que formuler d'une façon nouvelle ce qui
avait déjà été dit." (Hector Bianciotti)


Ce roman semble être composé d'un réseau de textes qui s'enchevêtrent les uns avec les autres d'une manière assez confondante. L'allusion au tigre qui revient à plusieurs reprises, est loin, elle aussi, d'être innocente. Ce delta, situé à 32 km au nord de Buenos Aires, est "constitué d’une infinité de fleuves et de ruisseaux qui délimitent plusieurs centaines d’îles et d’îlots verdoyants qui ont souvent servi de refuge aux fugitifs"(François-Michel Durazzo). Elle rappelle dans son essence la structure labyrinthique du texte devant lequel nous sommes.
En décrire toutes les ramifications serait une cruelle façon de gâcher au lecteur le plaisir d'en découvrir toutes les subtilités et les savants agencements, d'autant que l'auteur a réussi le tour de force de titiller à chaque seconde la curiosité du lecteur, tout en préservant l'aura de mystère qui se dégage de l'oeuvre et le champ d'interprétation de celui qui s'y plonge. Ainsi, chaque lecteur pourra à sa guise, selon l' humeur du moment, faire le lien entre les micro-récits incorporés à l'oeuvre.


" La rumeur des voix est continuelle et leurs modifications résonnent nuit
et jour."

"˙ɹnoɾ ʇǝ
ʇınu ʇuǝuuoséɹ suoıʇɐɔıɟıpoɯ sɹnǝl ʇǝ ǝllǝnuıʇuoɔ ʇsǝ xıoʌ sǝp ɹnǝɯnɹ ɐl "


On se rend vite compte que Ricardo Piglia a truffé son récit d'innombrables références à la littérature (sud-américaine essentiellement mais pas seulement) mais aussi scientifiques, philosophiques, politiques et mythologiques. Loin de la vaine prétention ou de la superficielle ornementation qui desservent certains auteurs, ici, rien n'est glissé au hasard. Chacune d'entre elles est distillée avec une intelligence peu commune et vient renforcer le caractère polyphonique de l'oeuvre, déjà renversant sans celles-ci.
Si la femme-machine est au coeur du livre, celui-ci est lui-même un prodigieux hybride entre invention et réalité, une création qui aurait pu naître de cette même femme-machine.


Piglia est un inventeur extraordinaire qui sait aussi inviter à la réflexion. Les limites de l'automatisation, les risques de l'omnipotence de la science, la vie comme un possible parmi tant d'autres(en parallèle de laquelle cohabite une infinités d'expériences possibles) mais aussi le rapport de forces entre l'artiste, le scientifique et le politique, ou la survivance de l'âme après la mort, autant de thématiques fortes qui s'inscrivent en toiles de fond d'un roman prodigieux de quelques deux cent pages, qu'il faudra lire, relire, et encore relire pour en exploiter toutes les richesses.






"Sur la carapace des tortues étaient gravés les signes d’une langue perdue. Les nœuds blancs avaient été, à l’origine, des marques sur les os. La carte d’un langage aveugle, commun à tous les êtres vivants. […] À partir de ces noyaux primitifs s’étaient développés au long des siècles toutes les langues du monde. Grete voulait arriver à l’île, car avec cette carte, il allait être possible d’établir un langage commun."


Parmi les intrusions en territoire onirique, je ne peux m'empêcher d'évoquer cette légende d'une île au langage dont la constante mutation vouerait à l'échec toutes tentatives de traduire les paroles du passé. Dans ces contrées, le seul livre qui résiste au passage du temps est le Finnegans car il reproduit toutes les évolutions linguistiques d'un point de vue microscopique. Ce mythe rappelle l'existence du livre des mutations(Ji Ying ou Ji King) qui présente soixante-quatre hexagrammes, susceptibles d'incarner à la fois toute l'immuabilité et le changement contenu dans chaque situation ( utilisation codée de Yi, qui peut signifier à la foi les deux notions qui semblent s'opposer).


Reflet de la symbolique du livre chinois de la sagesse, qui est lui-même une déformation du livre ultime de cette île imaginaire, le titre "La ville absente" comporte des sens cachés.
En effet, aussi contradictoire que cela apparaît, l'absence peut aussi se traduire par une forme d'omniprésence . Dans le cas de la disparition de l'être cher, elle engendre un manque, souvent comblé par la recrudescence émotionnelle des souvenirs. Or, le souvenir est aussi équivoque car il anime celui qui se souvient et traduit aussi une impression de proximité sensorielle évanescente.
La ville est absente car effacée des cartes visibles. Il s'agit d'une terra incognita dont les continents discontinus forment un agencement de noeuds blancs, empreintes d'une existence oubliée et enfouie dans les rêves.
Charles Nodier ne disait-il pas:

"Les rêves sont ce qu'il y a de plus doux et peut-être de plus vrai dans la vie."

Ces contrées comportent le champ infini des possibles se dérobant à la réalité, et qui, cependant, y sont tout de même intimement liées dans la réinvention romanesque de Piglia. Nous demeurons, à la lisière de la réalité et, pourtant, c'est elle qui guide le monde périphérique de l'absence, que nous explorons.


L'oeuvre de Piglia ressemble à s'y méprendre à la chambre du fils de l'écrivain Leopoldo Lugones, à l'orée de sa mort. Submergé par la paranoïa, ce dernier avait doté son antre d'un ingénieux dispositif de miroirs, lui permettant d'obtenir, en un point où convergent tous les reflets du monde extérieur, un aperçu globale de son environnement.


Je viens de finir le roman de Ricardo Piglia paru chez Zulma le mois dernier et je suis pris de vertiges, dis-je.
Ce n'est pas tout à fait exact, le lecteur ne finit pas La Ville absente, il tente de s'en échapper mais n'y parvient pas. Il ne peut que parvenir à se projeter dans un univers hallucinant, aux contours indistincts et aux variations infinies...






mercredi 21 octobre 2009

Ministère de la pitié de Jean-Daniel Dupuy



"Je travaille au ministère de la Pitié depuis une vingtaine d'années. Vingt et un ans exactement. Vingt et un ans que j'écoute le malheur des uns, que je remplis les déclarations de malheur des autres, que je range par ordre alphabétique ces dossiers de malheur sur la grande étagère kilométrique du ministère. La nuit va bientôt tomber. J'accompagne mon grand-père jusqu'au lit, je nourris mes fourmis et pars travailler."

Quand vient la nuit tombée, les rejetés de la journée se précipitent au bureau du ministre de la Pitié, Azar Solalune, âme charitable qui reçoit à tour de rôle les singulières requêtes de ces êtres hors-norme.
Au ministère de la pitié, on y voit défiler vingt-et-un marginaux, vingt-et-une personnalités contraintes de s'effacer en journée. Dans cet asile officiel, se succèdent dans un ordre anarchique, un chat et un ogre affamé, un renard à deux pattes, un marchand de larmes, un homme à trois mains, un homme-caméléon, dont les entretiens millimétrés sont archivés dans la grande étagère kilométrique, qui entoure le maître de cérémonie.

Ici, les animaux et les hommes ont les même droits, ceux d'avoir l'illusion d'être écoutés, d'exister.
Jean-Daniel Dupuy est un fabulateur qui se plaît à travestir ses personnages, à les masquer, à inverser les rôles, à inventer un carnaval permanent. Comme chez La Fontaine, les animaux ont le droit de parole et s'en servent avec une éloquence déroutante, que ce soit en utilisant l'art-go ou d'autres détournements linguistiques. Funambule littéraire et troubadour, l'auteur marie les mots en exploitant mille et une possibilités musicales, en employant des ritournelles et autres jeux de miroir.
S'il s'agit d'un admirable conteur qui sait sortir son oeuvre des sentiers battus, c'est aussi un remarquable dissimulateur, qui parsème son texte de clins d'oeil et de réflexions renvoyant au monde contemporain.



  • Pour en savoir plus, avec notamment un extrait de la préface du livre par Jean-Claude Michéa