C'est une attente frénétique qui a précédée la réception du roman de Alberto Ongaro, Le Secret de Caspar Jacobi, paru initialement en 1983 aux éditions Piemme. Etait-elle méritée? La réponse dans les lignes à venir...
Pour ne pas trahir ses habitudes, Ongaro a choisi comme narrateur un Vénitien, dénommé Cipriano Parodi, dont les ancêtres, ancrés au bord de l'adriatique, étaient des entrepreneurs ayant fait fortune dans la fabrique de verres de Murano(un détail qui est loin d’être anodin dans l’approche du récit en forme de miroirs). Lui-même se retrouve vite orphelin et est recueilli par deux tantes aux tempéraments diamétralement opposés, Catolica la prude et Pagana, la débauchée.
Un jour, la comtesse Zobenigo, une gitane obèse, parente de Parodi, entrevoit dans les lignes de sa main, une rencontre fatale avec une "bête".
Quand Parodi reçoit une invitation à venir rejoindre le célèbre écrivain, Caspar Jacobi, à New-York, il est devenu un jeune écrivain qui a obtenu la publication de son premier roman L'Entrepôt des turcs et qui s'attèle à la tâche de sa nouvelle oeuvre, les aventures d'un certain baron Samedi. Pour inciter son compère à venir le rejoindre, Jacobi évoque le fort lien de proximité qui les unit.
Interloqué par l'équivocité de la lettre, et persuadé qu’il s’agit du point de départ de la prophétie de Zobenigo, Parodi décide d'accepter l'invitation. On sait alors qu'il ne reviendra plus dans ses terres d'origine mais on peut difficilement imaginer la dimension extraordinaire des aventures qu'il va vivre sur le nouveau-continent.
Rapidement, Parodi découvre que l'atelier de Jacobi est composé d'une armada d'écrivains dévoués à composer les personnages, les décors et les canevas qui fourniront les éléments constitutifs des oeuvres romanesques mais aussi théâtrales ou cinématographiques de leur maître. Une armada organisée de mercenaires anonymes qui travaillent dans l'ombre de la figure légendaire.
Une organisation qui n'est pas sans évoquer les nègres de la littérature qui existent bel et bien même si la structure est loin d'être similaire à celle évoquée ici.
En fait, si le narrateur est Parodi (nom qui est un clin d’œil parmi tant d’autres qui abondent dans le récit), la figure centrale qui régit l’énigme de l’œuvre est bien Caspar Jacobi. C’est un personnage à la toux inconvenante , charismatique et auquel se rattache de nombreuses légendes et parts d’ombres. Son rôle dans le récit sera de catalyser l’attention du lecteur et de l’hypnotiser.
De fil en aiguille, Alberto Ongaro nous entraine, comme à son habitude, avec la maestria qui est la sienne, dans le monde mystérieux de la création littéraire.
Parodi est un homme obsédé par les histoires qu’il a en tête et les rencontres qu’il est amené à faire en s’immisçant inévitablement dans les récits qu’il envisage , jusqu’à prendre une tournure romanesque, comme cette force de la nature, homme de la rue, surnommée torascio, rencontré jadis à Venise et qu’il retrouve ici à New-York dans son numéro de destructeurs d’annuaires. En effet, il apprend qu’il a traversé l’océan pour se venger auprès d’un ex-champion de boxe. A celles-ci se mêlent des êtres fantomatiques, dont la sublime Morena(qui s'apparente à la femme de cire de La Taverne) une sublime mûlatresse seulement aperçu sur deux photos mystérieuses, et qui serait la femme de Jacobi ou Régis, le prédecesseur de Parodi, mort mystérieusement. Enfin, les fantômes, purs fruits de l’imagination vagabondante de Parodi, Baron Samedi en tête, qui se glissent indissociablement des êtres réels dans sa vie. Les matériaux utilisés par l’écrivain s’imbriquent les uns les autres jusqu’à ce que la nature des uns et des autres se confondent dangereusement.
Le récit trouve un peu de peine à trouver son rythme jusqu’ (au tiers environ) où Jacobi apprend à Parodi qu’il vient de dérober l’idée d’un éventuel roman (relatant l’histoire d’un personnage s’inventant un arbre généalogique) appartenant à Parodi et évoqué avant même la signature du contrat le reléguant à son rôle de nègre.
Par un jeu de miroirs confondant, le narrateur se transforme en personnage et est embarqué dans son propre récit. Parodi se sent spolié et imagine les moyens de se venger de cet affront. Les spéculations psychologiques se font de plus en plus oppressantes. A partir de ce point du récit, le lecteur est vampirisé, tout comme Parodi par Jacobi, par l’imagination féconde qu’emploie Ongaro pour lui donner envie de dévorer les pages qui suivent. Plus l’intrigue se poursuit, plus le lecteur perd ses repères avec plaisir. Ongaro fait preuve d’audace en créant une confusion très subtile, imperceptible et progessivement de plus en plus troublante sur le caractère ambigü de ses personnages. Tout d’abord, par l'intermédiaire de ces passages où Parodi est évoqué à la troisième personne de façon anodine dans un premier temps pour devenir explicite au fil du récit. A ce sujet, il n’hésite pas à plusieurs reprises à s’adresser directement au lecteur pour faire pénétrer un peu davantage ce dernier dans son jeu de miroirs et le rendre complice de ses élucubrations romanesques.
Ongaro, virtuose de la narration, conçoit ici un roman dans la pure tradition des romans d’aventures du XIXème ou XVIIIème dont il n’hésite pas à rendre hommage par ses allusions à Alexandre Dumas, dont Jacobi serait une sorte de fils spirituel, et ses trois Mousquetaires dont les ficelles jacobiennes nous sont scrupuleusement révélées point par point. Inutile de dire qu’en fidèle représentant du genre, la vraissamblance du récit importe peu ici. D’ailleurs, Jacobi se fait le porte-parole d’Ongaro :
« Mais le monde que nous racontons n’est pas le monde de tous les jours. (…)Nous , nous racontons des mensonges. »
Ce qui compte, c’est la stimulation de l’imagination du lecteur, la surprise, le côté pittoresque, quasi-cinématographique et l’élégance avec laquelle les situations nous sont narrées. Un parti pris qui plaira en tous les cas aux amoureux de la littérature qui apprécieront d’autant plus de pouvoir imaginer les pièces manquantes du puzzle dont Ongaro nous donne les clés que tardivement et de façon non définitive au cours d’un dénouement déconcertant et pour le moins jouissif.
Bien plus qu’un grand roman, comme les autres livres d’Ongaro, c’est une drogue littéraire, c’est aussi une réflexion ludique et enivrante sur la littérature et sur l’accoutumance qu’elle fait naître chez celui qui vit avec.
jeudi 8 mai 2008
samedi 19 avril 2008
LECTEUR SUISSE: VACHE A LAIT?
Le livre coûte entre 25 et 40% plus cher en Suisse que chez nos voisins français. Comment expliquer une telle différence?
Tout d'abord, il faut savoir qu'en France, les éditeurs sont eux-mêmes diffuseurs de leurs propres livres. Ici, en Suisse, où la grande majorité des livres sont édités à l'étranger (surtout en France), on fait appel à une sorte de grossiste. Sa présence dans le circuit de distribution se fait ressentir au niveau de la majoration du prix français, une marge, dite "tabelle" ou "tabelle de conversion", qui serait justifiée par les distributeurs par le délai très court proposé au lecteur pour pouvoir récupérer l'ouvrage commandé auprès de lui. En effet, ce surplus correspondrait au coût de stockage dû au grossiste qui permet de raccourcir les délais de livraison.
Si l'on prend le cas d'un livre édité par une maison assez répandue sur le marché (type Flammarion, Galimard par exemples) mais pas en stock, le délai proposé est alors de trois à cinq jours. Objectivement, une telle différence de prix est-elle justifiée?
Pour un titre très médiatisé,qui trône fièrement en tête de gondole des plus grands distributeurs, il y a aussi une différence de prix notable alors qu'ils bénéficient d'un large stock disponible en magasin et que donc, la nécessité de faire appel aux diffuseurs est beaucoup plus douteuse. Cependant, le prix peut être moins élevé pour les succès commerciaux programmés (Harry Potter par exemple) car ici, contrairement à la France, aucune loi n'impose un prix fixe au livre. Pour tester la flexibilité du marché, j'ai pu négocier de 10% le prix d'achat au livre(sur une commande groupée d'au moins quatre livres). Le livre ressemble alors à s'y méprendre à un pur produit de consommation. Le livre, produit culturel avez-vous dit? Cette loi a le mérite de protéger un tant soit peu les librairies indépendantes au profit des gros distributeurs implantés un peu partout en Europe. En Suède, lorsque cette loi a été annulée, le secteur du livre était désorienté.
Le parlement européen envisageait un temps d'obliger tous les pays de l'Union à adopter cette loi commune. Le traité de Rome, déjà signé, s'opposait à cette loi qui va à l'encontre de celles de libre-concurrence. La logique commerciale a eu raison du marché du livre en Europe où chaque pays est libre d'imposer ou non cette loi. A Lausanne, comme un peu partout, les librairies indépendantes ont disparu comme neige au soleil : les librairies Reymond, L’Age d’Homme, les Ecrivains, Forum, Artou ne font plus partie du décor de la ville vaudoise. Avant-hier, la Fnac voyait l'ouverture de ses portes pour la première fois en Suisse Alémanique, à Bale.
Mais en est-il de même pour tous les titres? Il faut savoir que dans le monde de la littérature, il existe une très large majorité d'ouvrages à tirage réduit absents des présentoirs, disponibles sur commande uniquement et issus de maisons d'édition indépendantes
Ainsi, si je prends un exemple, lorsque j'ai voulu me procurer le roman La Taverne du doge Loredan édité par Anacharsis, une petite maison d'édition toulousaine, il y a de cela un an, je me suis rendu compte qu'aucun distributeur lausannois ne l'avait en stock. Je voulais le commander. Que ce soit les deux gros distributeurs ou la librairie, le délai et le prix étaient sensiblement le même. Je devais attendre entre trois semaines et un mois pour un prix de 40CHF(envrion 25€). Dans le cas présent, on doit subir tous les inconvénients: à la fois le prix et le délai démesurés.
Mais alors pourquoi payer si cher dans ce cas alors qu'ici encore, le grossiste semble être absent du circuit de distribution? Pour ma part, j'ai fait mon choix; j'ai préféré commander mon livre chez Lekti (distributeur de libraires indépendants en France) pour le même prix (ports compris) et ai reçu le sésame en moins d'une semaine.
L'absence de loi permettant de réguler le marché, associée aux délais démesurés pour les titres les plus confidentiels et le prix de vente majoré finissent de condamner les libraires indépendants et réduire dangereusement la marge de manoeuvre des ouvrages confidentiels (et donc des petites maisons d'édition) déjà bien réduite, sans ces conditions précaires, en France.
Par ailleurs, la TVA sur les livres en Suisse est de 2.4% contre 5.5% en France, donc cela devrait engendrer une baisse relative du prix de vente du livre et compenser les frais de livraison plus importants. De plus, en Belgique par exemple, où la situation est proche (même au niveau de la pluralité des langues plus rares encore en Belgique) de celle chez nous, le prix du livre n'est en moyenne que 10% plus élevé qu'en France. Mais alors, d'où vient une telle différence de prix d'un pays à l'autre si les raisons invoquées sont si bancales? Il semblerait que ce soit bel et bien les distributeurs qui engrangent cette différence de façon conséquente en profitant du coût de la vie plus élevé dans notre pays. On peut décemment se demander si ces distributeurs pensent raisonnablement se faire de l'argent dans le dos des lecteurs suisses sans que ce dernier s'en rende compte et accepte ce prix démesuré. Quand on voit le prix d'un livre approcher dangereusement celui des produits de luxe(comme le parfum de marque), on se pose naturellement des questions. A l'heure d'internet, les possibilités sont vastes et l'offre ne manque pas. De plus, la Suisse est un petit pays dont de nombreux cantons ne sont guère éloignés de la France. Du coup, bon nombre de ses habitants font régulièrement des passages en France, pendant lesquels ils peuvent se procurer leurs livres. Résultat, encore moins de clients potentiels dans les librairies suisses. Encore une fois, les disparités vont s'accroître aussi à plusieurs niveaux. Chez les lecteurs potentiels d'abord. Les plus riches pourront, sans sourciller, acheter sans compter tandis que les plus modestes hésiteront à deux fois avant de céder à la tentation. Quant aux nouvelles générations, quand on sait qu'ici, un DVD est presque dans tous les cas moins cher qu'un livre (grand format), vers quel média culturel vont-ils se tourner de prime abord?
Victimes de l'ombre, les livres à faible tirage puisqu'on s'aperçoit que les livres qui bénéficient des meilleures conditions de distribution sont en premier lieu les best-sellers et ce au détriment des moins plébiscités
N'est-il pas dérangeant de payer aussi cher son livre en Suisse, et davantage encore lorsque l'on que le lecteur devient plus que jamais une vache à lait?J'achetais encore jusqu'à aujourd'hui quelques livres en Suisse. Désormais, informé des aberrations mercantiles qui ont lieu dans le réseau de distribution, que devrais-je faire? La littérature accessible au plus grand nombre, une utopie définitivement abandonnée ici ?
Heureusement, ici à Lausanne, il reste le réseau de bibliothèques très dense...
mercredi 16 avril 2008
AU FIL DES PAGES DU LIVRE DE PAUL DESALMAND, LE PILON
La maison Quidam confirme sa réputation de dénicheur de livres originaux et précieux avec Le Pilon de Paul Desalmand, un grand amoureux de la littérature. Assurément mon coup de coeur de l'année en cours. Celui-ci nous narre le destin mouvementé d'un livre, de sa naissance jusqu'à sa mort. La première originalité est donc le sujet abordé. Le deuxième est le point de vue à la première personne, depuis le livre. C'est un pari audacieux qui n'est pas sans risques, loin s'en faut.
La réussite de l'ouvrage tient au parti de l'auteur de donner corps et âme au livre en lui insufflant littéralement la vie. Celle-ci existe pour lui à travers ses lecteurs. C'est ainsi que nous découvrons un panel représentatif des hommes ou femmes qui ont lu ses lignes. Tous n'ont pas la chance d'être dans son cas. Car les morts prématurés dans le monde cruel du livre abondent. L'existence d'un livre dépend de nombreux paramètres, dont le libraire chez qui il tombera. Lui aura la chance d'être recueilli chez des professionnels passionnés qui lui permettront de nouer des relations profondes avec ses lecteurs, de mains en mains, de voyage en voyage, de péripétie en péripétie. Parfois, il connaitra un sort moins réjouissant mais un ange gardien veillera sur lui pour le sauver. Un livre, comme un être humain, a besoin qu'on prenne soin de lui; le livre s'abimant au fil de son existence. Et puis, un accident est si vite arrivé. Il est sensible à ce que l'on fait ou dit de lui. C'est un témoin inattendu de vos moindres faits et gestes. La nuit tombée, il se lance avec ses compagnons de bibliothèque dans des joutes verbales animées. Ce qu'il craint parmi tout, c'est de finir boudé, abandonné , plongé dans le noir, au fond d'une cave, rongé par les rats, ou pire, piloné, victime du grand fléau du livre, car jugé indésirable. La vie d'un livre est bien plus complexe que l'on pourrait le croire et Paul Désalmand nous invite à vivre un conte à la fois réaliste, cruel, fantaisiste, truculent et toujours profondément respectueux du livre. Ouvert aussi puisqu'il conclue l'un des chapitres de la sorte: "Je veux donner du champ à son imagination. Lecteur, qui t'empêche de l'écrire, ce chapitre qui te paraît manquer ou cette anecdote indispensable?" C'est un hommage au livre et à tout ceux qui le font vivre, aux écrivains d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Il met en garde contre les dangers de la logique actuelle de "consommation" qui menacent le livre dans son essence vitale. Finalement, bien plus que la mort d'un livre, c'est la perte de son identité, de son âme qui menace son monde de subsister au-delà des siècles et des modes. Paul Desalmand nous invite, de bien brillante façon, à associer nos vies à celle de ce si précieux objet intemporel.Après la découverte de cette ode au livre, vous pourrez difficilement le reléguer au fond de votre cave, sous peine, d'avoir un pincement au coeur bien légitime.

>A lire: Paul Desalmand, Le Pilon(2006) publié chez l'excellentissime maison Quidam Editeur.
>A découvrir: l'entretien de l'auteur accordé à Anne-Sophie Demonchy sur son blog, la lettrine
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