La littérature mexicaine est à l'honneur dans la taverne en ce mois de mars.
Après avoir présenté le mémorable Pedro Páramo de Juan Rulfo, j'aimerais parler de El último lector de David Toscana qui a enfin vu le jour en français en janvier dernier grâce aux éditions Zulma.
Peu après sa sortie au Mexique(en 2004) ce livre avait été couronné par les prix Colima, Fuentes Mares et Antonin Artaud France-Mexique.
Même si les prix ne sont pas toujours un gage de qualité, après la lecture de cette oeuvre, je peux vous dire sans sourciller que ces récompenses étaient amplement méritées. La blogosphère ne s'y est d'ailleurs pas trompée, en soulignant depuis la qualité surprenante de cette oeuvre.
L'histoire prend place à Icamole, un village perdu dans le désert mexicain, accablé par la sécheresse.
Pour pallier à la pénurie, Melquisedec (nom par ailleurs d'un personnage biblique) rapporte régulièrement, de Villa de García, des provisions d'eau.
Quand un jour, Remigio pense trouver au fond de son puits un semblant d'eau providentielle, sa corde vient butter sur le cadavre d'une jeune fille. Désemparé, il se rend chez son père, Lucio, un personnage absolument extraordinaire. Il tient une bibliothèque, ou plutôt les vestiges d'une bibliothèques, comme en témoigne l'inscription tronquée de la devanture des lieux.
Malgré l'abandon par les autorités publiques, démuni, Lucio s'obstine à lire et à ranger tous les livres qu'il reçoit, de façon assez atypique, je dois dire. Soit le livre retient son attention, et il a le rare privilège de prendre place sur les étagères de la bibliothèque oubliée des lecteurs, soit(dans la grande majorité des cas) il est jugé tout juste bon à servir aux innombrables cafards et il est jeté illico presto aux oubliettes sans autre préambule que le coup de tampon "CENSURE". Emphase, sentimentalisme excessif, comparaisons abusives, descriptions inutiles, dialogues à dormir debout, de nombreux motifs justifient la condamnation pour ce lecteur capricieux.
D'ailleurs, Lucio a des manies assez originales, dont la moindre n'est pas de lire la fin d'un livre en premier puisque, selon lui, elle reflète, bien mieux que le début, la qualité de l'oeuvre. Cela donne droit à des passages vraiment savoureux dont je vous donne un avant-goût:
"Un jour, Lucio avait fait une expérience, il s'était servi en lisant Yeux insomniaques d'un pinceau pour badigeonner de miel les parenthèses et les tirets qu'emploient sans cesse certains auteurs dans le but de subordonner ou compliquer la phrase. Pour Lucio, ces signes n'étaient que des licences grammaticales pour auteurs maladroits, incapables d'enchaîner les phrases de manière naturelle, fluide. Il fixa une corde au dos du livre et le fit descendre en enfer. Un mois plus tard il l'en extrayait. Il fut déçu de constater que les cafards n'avaient pas manifesté de préférence marquée pour le miel, car ils avaient tout aussi bien consommé les tirets, les parenthèses, que la mauvaise prose et les phrases distillées par l'auteur. Par la suite il accepta cela comme un fait naturel, car il n'y avait pas de raison que les cafards fissent de différence dans ce que la masse des lecteurs ne distinguent pas."
Pour lui, la littérature est du domaine du sacré à tel point qu'il corrige mentalement les textes qu'il considère médiocres( la bible revu et corrigée par Lucio est drolissime!). Parfois même sur le papier, allant jusqu'à profaner une lettre d'un soldat, devenue objet de culte enfermée dans un bocal, symbole d'une bataille tragique de l'histoire du village.
Lucio pense que la vie n'est qu'un dérivé du livre, que la vie n'a pas d'existence propre sans la littérature. C'est pourquoi, tout naturellement donc, la solution que propose Lucio à son fils est inspirée de ses lectures. La beauté de l'héroïne du roman de Pierre Lafitte, La mort de Babette ne rappelle-t-elle pas celle de la jeune fille trouvée au fonds du puits? Parfois, les rapprochements douteux de Lucio engendrent des situations pour le moins cocasses.
A cette occasion, David Toscana crée un panel de livres et d'auteurs fictifs tout à fait jouissif et propice aux élucubrations les plus tordues. C'est un régal, loin de la soupe trop salée que préparait Herlinda, sa femme disparue dont le souvenir hante Lucio . En post-scriptum, il n'aurait pas été malvenu de glisser: " toute allusion ou ressemblance à propos d'une personne existante ne saurait être que coïncidence purement fortuite."
Pour le plaisir de confondre le lecteur dans son délire délicieux, l'auteur a eu l'audacieuse idée de bannir les guillemets. Ainsi, se mêlent extraits de textes imaginaires, dialogues et récit.
Avec l'arrivée de la mère de la jeune fille, venant de Monterrey(ville d'origine de l'auteur) la mise en abyme prendra une ampleur supplémentaire. Prolongation inventée de textes réels du point de vue d'un personnage fictif ou prolongation bien réelle de textes imaginaires du point de vue du lecteur bien réel.
L'auteur s'amuse avec le lecteur, le confrontant à tout ce qui peut lui passer par la tête quand il a un roman entre les mains. Il parvient même à le faire oublier qu'au début du roman, il s'interrogeait probablement au sujet de l'identité du meurtrier de la jeune fille. Ici, l'essentiel est ailleurs. Il ne s'agit pas d'un polar, nous nous situons au coeur d'un livre qui, à la fois, embrasse tous les genres, et s'en échappe habilement.
Le livre comme univers impérissable et sans limites, David Toscana nous le démontre tout au long de ces quelques deux cent pages, dont le grand pouvoir suggestif en vaut infiniment plus.
- A lire absolument: El último lector de David Toscana traduit par François- Michel Durazzo, paru en janvier 2009 chez Zulma
- On en parle pas souvent: la parole est donnée pendant près d'une demi-heure au traducteur François-Michel Durazzo sur le podcast Mollat
- Entretien avec l'auteur sur le site d'arte
- Une heure avec David Toscana grâce à W.Irigyen(le poing et la plume)
- On espère que Zulma nous fera découvrir très bientôt le reste de l'oeuvre(cinq romans et un recueil de nouvelles) de cet auteur surprenant. Il semblerait que ce soit en bonne voie.
11 commentaires:
David Toscana sera tout à l'heure sur le stand Zulma au salon du livre de Paris.
Pour consulter son programme..http://www.zulma.fr/actualite-309.html
Aaah! Ca fait plaisir de lire un avis aussi franchement positif après n'en avoir lu que des critiques mitigées, voire assassines! lol
Pour moi ce livre est mon premier vrai coup de coeur depuis des mois!
Bienvenue dans la taverne A girl from earth,
Les avis divergent en effet sur cette oeuvre. Il faut dire que ce n'est pas un livre facile d'accès pour ceux qui n'ont pas l'habitude de telles audaces, aussi bien dans le fond que dans la forme. Pour celui qui sait en profiter pleinement, c'est le bonheur.
Pour ma part, il figure aussi parmi l'un des mes plus grands coups de coeur depuis bien longtemps. Une oeuvre vraiment jubilatoire.
J'ai cru comprendre en parcourant votre blog que vous êtes particulièrement attentive aux oeuvres qui se plaisent à jouer avec toutes les ressources de la littérature. Si c'est bien le cas, je pense que l'oeuvre d'Alberto Ongaro, La taverne du doge loredan, devrait vous donner bien du plaisir. Vous pouvez y aller les yeux fermés, d'autant que ce livre fabuleux est désormais disponible en poche.
Tiens, d'ailleurs, après ma énième lecture, il faudra que je réalise un billet.
Bon, j'arrête de jouer au commercial et je vous salue.
Comme A girl ,je fais partie de ceux qui ont aimé (u livre qui parle de livres et de lecteurs, trop jubilatoire!), j'ajoute votre avis, il faut se serrer les coudes parmi les amateurs de cet ultimo lector!!!
Connais pas ce livre : La taverne .. mais je note!
Bienvenue dans ces lieux Keisha!
La taverne est un livre qui est resté dans l'oubli, jusqu'à la traduction que nous a offerte Anacharsis en 2007.
Dans ma vie de lecteur, il y a l'avant-taverne et l'après-taverne, si vous voyez ce que je veux dire...
Merci pour l'accueil!:)
C'est rare que l'on nomme un blog d'après le titre d'un roman. Rien que cela me rend très curieuse de découvrir ce livre que vous recommandez. Je note donc!
Effectivement, vous avez bien cerné le genre de romans qui me parle, j'aime entre autres ce qui est original et créatif dans la littérature. Enfin, j'ai des goûts assez variés qui incluent un peu de tout.:)
A girl, vous pouvez aussi noter L'ami Butler de Lafargue, un roman dont il est difficile de s'extraire une fois entamé. Je l'ai chroniqué aussi dans la taverne et il figure d'ailleurs en tête de mon classement de mes meilleures lectures parues dans l'année l'année 2007-2008( devant un livre d'Ongaro!)http://latavernedudogeloredan.blogspot.com/search/label/Lafargue%20J%C3%A9r%C3%B4me
Je viens de terminer La taverne... et je tenais à vous remercier pour cette découverte! A quand votre billet à ce sujet au fait?:)
(tiens, je remarque que je n'avais pas noté L'ami Butler de Lafargue!!! Comme vous semblez avoir bien ciblé mes goûts littéraires, je note de ce pas!)
Bonjour A Girl,
Je vous remercie de dépoussiérer la taverne. Elle est faite pour cela.
Je suis ravi d'avoir pu vous inciter à pénétrer dans le monde enchanteur du Vénitien et d'autant plus qu'il vous aie charmée.
C'est une belle récompense pour moi de réussir à transmettre au livre un souffle qui lui permette de voyager dans le monde des lecteurs.
Concernant ce chef-d'oeuvre de la littérature, en effet,comme vous l'avez constaté, je ne lui ai pas encore consacré de billet à proprement parler, en dépit de l'amour que je lui porte( peut-être justement à cause de celui-ci). Ce n'est pas toujours facile pour moi de parler des livres que je respecte tant, par peur de mal transmettre ce que j'ai ressenti, d'en donner une image limitée ou qui risquerait de créer des préjugés négatifs chez le lecteur potentiel.
Cependant, le quatre vingt quatrième anniversaire de ce Monsieur approchant à grands pas( le 22 août) je pense m'y mettre à cette occasion, ou au plus tard à l'occasion du deuxième anniversaire de cette taverne(soit le 20 novembre).
Qu'en pensez-vous?
Bonsoir Edwood,
Après nos échanges dans ma bibliothèque, je viens me rafraîchir dans votre taverne pour poursuivre cette discussion!:)
Oui, il faut absolument que vous rédigiez un billet sur ce chef d'oeuvre, vous en avez vraisemblablement perçu toute l'essence, ce serait dommage de ne pas en faire profiter les autres. Je pense notamment à ceux qui n'auraient pas apprécié ce livre et qui font douter les autres. Pour ma part, quand j'ai détesté un livre que je reconnais pourtant comme un chef d'oeuvre, j'aime savoir à côté de quoi je suis passée (et inversement, quand j'ai aimé et que le livre n'a pas fait l'unanimité, j'aime comprendre ce qui n'a pas plu aux autres). De même, quand les avis sont mitigés et que j'hésite du coup à me lancer dans un livre, je continue de lire les avis jusqu'à ce que je tombe sur celui qui me convaincra que le livre est fait pour moi... ou non...
Alors je comprends (vraiment bien) la "difficulté" que vous avez à parler de ce livre, à réduire ce qu'il vous a évoqué en quelques mots qui ne décriront jamais assez bien tout ce que ce livre représente pour vous, la peur de mettre le lecteur potentiel sur une fausse route, mais franchement, qui d'autre que vous pourrait le mieux en parler, vous transpirez littéralement la passion pour ce livre!:)
Moi je serais d'avis de le publier au plus tôt, le 22/08 serait une bonne idée quoique si vous préférez prendre le temps de peaufiner tout cela, va pour le 20/11, je saurai bien patienter d'ici là et ça marquerait effectivement bien les deux ans de votre blog!
(84 ans et toujours des idées originales et la passion de l'écriture, je trouve ça formidable au passage! Mmmh, j'espère que son roman en cours est bien avancé!)
A girl,
Votre appréciation me semble très pertinente et elle ajoute encore un brin de motivation à mon entreprise estivale. Oui, je m'engage solennellement, au nom de Jakob Flint, à offrir un billet edwoodien en honneur de la Taverne du doge Loredan( soit le 22 août, soit le 20 novembre).
Par ailleurs, je suis aussi très admiratif de la flamme créatrice qui anime ce bon vieux monsieur.
J'espère qu'il nous offrira encore des romans endiablés jusqu'à cent ans et plus;). Après tout, pourquoi pas?
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