jeudi 5 mars 2009

Le Roi et la Reine de Sender: Acta est fabula!



Le dernier bébé des éditions des éditions Attila est l'oeuvre de l'Espagnol Ramón Sender, consacré par le prix Nocturne 2007 pour Noces Rouges. Né en 1901, il devient journaliste en s'impliquant fortement dans la vie politique de son pays. En parallèle, il écrit des romans qui témoignent des injustices de la société (Requiem pour un paysan espagnol, Le Bourreau affable). Ils seront censurées pendant la période franquiste, comme l'ensemble de son oeuvre à venir.
Il a été très touché par la guerre civile durant laquelle il perd sa femme et son frère, exécutés par les franquistes. C'est à ce dernier qu'il rend hommage en préambule de son fascinant roman Le Roi et la Reine(dont la parution en Espagne date de 1947) auquel je vais m'intéresser à présent.

Comme souvent chez Sender, le récit se déroule pendant la guerre civile espagnole. Celui-ci prend place à Madrid, plus précisément, au palais des Arlanza, une illustre famille espagnole. Par un matin de juillet 1936, Romulo, le jardinier de la princesse est invité par la duchesse elle-même, pour assister à son bain. Ce dernier sera marqué à jamais par cette scène durant laquelle la duchesse fait preuve d'une impudeur particulièrement déconcertante puisqu'elle lui dévoile sa nudité sans retenue aucune et en remettant en cause sa masculinité de façon désobligeante.

-Romulo, entre donc!
La camériste s'avança:
-Mais Madame, c'est un homme !
La duchesse leva les sourcils:
-Romulo, un homme?
"Et elle rit avec une brève roulade d'oiseau. Romulo était déjà devant elle qu'elle riait encore. La camériste essayait de plier une serviette, mais ses mains tremblaient. La voix de Romulo souhaitant le bonjour tremblait aussi. La duchesse continuait à flotter sur le dos en remuant légèrement les mains et les jambes. Romulo qui avait entendu la phrase de la duchesse et le rire plein de de dédain- "Romulo, un homme?"- pensait que s'il détournait le regard du corps de sa maîtresse il dénoncerait ainsi l'étrangeté de la situation, et il continua à regarder sans ciller et aussi, il faut bien le dire, sans voir."


Cette scène constitue la clé de voûte du récit puisqu'elle hante l'esprit du personnage principal, comme une ritournelle maudite. A de nombreuses reprises, il s'efforcera de démêler la cause de cette réplique insaisissable. La langue espagnole est propice à lui suggérer des mots(un nom,un nombre en castillan) qui auraient pu résonner de façon similaire dans la piscine.

Plus tard, un étrange nain au nom tout aussi étrange, Elena, annonce à Romulo que Calvo Sotelo a été assassiné. A ce moment, il est loin de s'imaginer qu'il s'agira d'un événement majeur de l'histoire de l'Espagne(comparable, à plus petite échelle, à celui de l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand le 28 juin 1914) qui fera vaciller le pouvoir en place. Dans les poches de l'un des nombreux cadavres qui jonchent la Caserne de la Montagne, se trouvent les papiers du duc d'Alcanadre, mari de la duchesse.
Dès lors, les miliciens communistes réquisitionnent le palais. Sauvé par sa fédération au syndicalisme, Romulo sera le seul, avec sa femme Babilla, à être autorisé à demeurer sur place. Dès lors, il veillera à la sécurité de la duchesse, isolée dans un donjon secret qui domine les lieux. Tour à tour valet, confident, dupe de la duchesse, il est avant tout un amant dont l'amour reste inavouable. Elle ressemble à une image inaccessible qui se trouverait de l'autre côté du miroir. En alimentant la chaudière de l'édifice, il a l'impression de transmettre la chaleur à sa protégée qui pourrait la dissuader de succomber à des aventures clandestines, dont l'idée le rend fou de jalousie.

De son côté, au fur et à mesure que redoublent les affrontements dont elle ne peut que deviner l'ampleur, la duchesse est condamnée à se réfugier toujours plus bas, d'étage en étage, de chapitre en chapitre, laissant deviner le sort inexorable qui l'attend. Au même endroit à chaque étage, se trouve un tableau emblématique, lourd de significations. L'un d'entre eux "représentait la sortie d'un bal où, entre gibus, manteaux de fourrure, sourires et parures de fleurs, une macabre invitée(un squelette costumé en femme) s'inclinait avec un mouvement coquet de la ceinture et semblait écouter par les trous de son crane quelque madrigal." Chant de l'extase ou chant funéraire? Le monde du roi et la reine est truffé d'illusions, avec lesquelles ses personnages se débattent.
Tout au long de l'oeuvre, son préambule s'inscrit en filigrane:
"L'homme est le roi.
L'illusion de l'homme est la reine.
Ensemble, ils forment la monarchie
qui gouverne le monde."
Pour vaincre ses hantises, pour faire subsister sa réalité, afin de s'extirper de sa prison, inlassablement, la duchesse consigne ses impressions dans son journal.
Elena, le personnage atypique du roman, réfugié dans les profondeurs du palais, aussi semble lutter avec ses chimères, ou plutôt avec deux rats gigantesques qui grignotent les précieuses provisions alimentaires de la cave. Sur l'échiquier du récit, il serait le fou au fond de la tour. Les miliciens, de par leur inflexibilité et leur impersonnalité, s'apparentent, eux, aux pions.
Au cours de l'une des scènes-clés du roman, Romulo fait revivre des poupées en se donnant la vaine illusion de dominer la situation. Sander, a l'air de lui glisser à l'oreille: illusion, tout n'est qu'illusion.

Avec ses scènes en tête à tête, dont les personnages sont épiés ou ont l'impression de l'être, ses psychologies complexes, ses retournements de situation dans un contexte historique important, ses monologues intérieurs, celui-ci m'a fait songé à une monumentale pièce de théâtre au sein de laquelle les ficelles sont tirées par un marionnettiste invisible. L'ultime phrase du roman n'est-elle pas la locution latine "Acta est fabula", utilisée à la grande époque romaine pour annoncer la fin des représentations? La même sentence fut utilisée par Auguste lui-même sur son lit de mort, est-ce un hasard?

Nous avons à faire à une oeuvre dense et puissante, dont les phrases, telles des ritournelles, reviennent avec une force toujours plus accrue à la face du lecteur. Le récit s'offre des allusions au domaine du fantastique sans vouloir franchement s'y abandonner. Davantage onirique que fantastique, il s'en dégage un charme d'autant plus singulier. Par ailleurs, elle nous apporte un regard passionnant sur cette période tourmentée de l'histoire de l'Espagne.
Les illustrations et ornements d'Anne Careil accompagnent brillamment l'oeuvre. La mise en page, quant à elle, est une réussite incontestable, une fois de plus, chez Attila.

Quand on sait que parmi la soixantaine de romans qu'il a réalisés, seule une petite dizaine a vu le jour en français, après la découverte de ce chef-d'oeuvre(qui avait vu le jour une première fois en 1955 au Seuil) on ne peut que souhaiter la poursuite de l'effort de défrichage de cet auteur, entrepris par Attila.



  • A découvrir: Le roi et la Reine de Ramón Sender réédité chez Attila fin 2008, dans une traduction de Emmanuel Roblès, illustré par Anne Careil.
  • Echec et mat par Nikola


N.B.: l'illustration introduisant ce billet ne fait nullement partie de celles qui sont présentes dans le livre.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Cher Edwood,
excellente présentation, comme toujours, d'un livre qui m'a profondément marqué, et dont je souhaite qu'il annonce d'autres oeuvres tout aussi étourdissantes. Le Roi et la Reine est un fabuleux jeu d'échecs au cours duquel les déplacements des personnages, faisant naître de nouvelles configurations, bouleversent le lecteur et l'amènent, lentement mais sûrement, vers un déchainement paroxystique. Bravo pour ta chronique, qui devrait augmenter encore les admirateurs de Ramon Sender.
Amicalement, Nikola...

Arthémisia a dit…

j'aimerai utiliser cette photo.Est elle de vouc? Sinon en connaissez vous la provenance?
Arthémisia

Arthémisia a dit…

Merci : j'ai réussi à la convertir en jpeg.
Cordialement
Arthi