lundi 10 mars 2008

LA BD AU SOMMET AVEC TANIGUCHI



Le monde de la bande-dessinée ne m’attire pas particulièrement. Cependant, lorsque l’on me parle d’une œuvre intitulée Le Sommet des Dieux, ayant pour thème principal l’alpinisme, je commence à être interpelé. Quand j’apprends que celle-ci est une adaptation remarquable d’un roman non moins remarquable de Yumemakura Baku, je suis d’autant plus curieux. Le Sommet des Dieux est une bande-dessinée japonaise en cinq tomes dessinée par Jirô Taniguchi, plus connu pour Icare, réalisé en collaboration avec le grand Moebius ou Quartier Lointain, primé à Angoulême en 2003, pour le meilleur scénario, tout comme Le Sommet des Dieux, en 2005, cette fois-ci pour le meilleur dessin. Ces cinq tomes sont eux-mêmes découpés en épisodes qui ont chacun fait l’objet d’une parution séparée dans un mensuel japonais de manga. Mais ici, on s'échappe bien lin des clichés inhérents au manga. Venons-en donc au scénario.
Juin 1924, on suit la troisième tentative anglaise d’ascension de l’Everest, emmenée par Mallory, depuis le point de vue du photographe de l'expédition Odell. Tout semble évoluer correctement. Les deux compagnons franchissent le deuxième ressaut.Tout d’un coup, un nuag emprisonne l'arrête empruntée par les deux alpinistes. Mallory et son compagnon de cordée disparaissent de son champ de mire. Du moins, pas si sûr.
Près de soixante dix ans plus tard.Fukamachi est un reporter spécialisé en alpinisme et sports de plein air, en voyage au Népal, à Katmandou. Lorsqu’il découvre au détour d’un des bazars grouillants de la ville, un vieil appareil photographique, il a l’impression d’avoir mis la main sur quelque chose de bien plus précieux qu’une antiquité. Persuadé qu’il s’agit du fameux exemplaire qu’avait emporté Mallory lors de sa dernière expédition, il entreprend d’enquêter pour remonter jusqu’à l’origine du mythe, bien décidé à élucider la face cachée de l’histoire de l’alpinisme et savoir enfin si oui ou non, Mallory est bien le premier homme a avoir foulé le sommet du toit du monde.

On va voir que Taniguchi réalise un véritable tour de force dans cette BD en cinq tomes.Tout d'abord, l'intrigue est posée d'emblée. Elle nous met en face de figures légendaires qui ont fait office de pionniers dans le monde mystérieux de la montagne. Sans aucun temps mort, on est entrainé dans une alternance entre l'enquête vécue de nos jours par Fukumachi et les récits de montagne narrés par les personnes qui ont côtoyé de près ou de loin la figure centrale de l'histoire, Habu Jôji. En effet, le cœur de l'œuvre est animée par ce personnage taciturne, ô combien charismatique, cette légende vivante de l'alpinisme. Un solitaire endurci, qui n'a pas peur de repousser les limites de l'homme pour aller toujours plus loin, toujours plus haut. Un acharné de la montagne, un être qui ne vit que par elle et pour elle, qui n'hésitera pas à tenter des expériences ultra-audacieuses, que d'aucuns n'hésiteront pas à qualifier d'impossibles.
La réussite de cette œuvre est indissociable du charisme de ce dernier. Là où Taniguchi fait fort, c'est en réussissant avec une maestria remarquable d'entremêler les événements historiques authentiques avec les récits purement fictifs de ces personnages. Il parvient à créer un ensemble indissociable auquel le lecteur se trouve attaché sans compromis. L'aventure prend la forme d'une épopée de laquelle il est difficile de s'extirper. Au même titre que la montagne pour les férus que nous découvrons, cette œuvre agit comme une drogue sur son lecteur. La tension ne se relâche guère et l'alternance entre conversations et moments forts d'alpinisme est distillée avec beaucoup de talent. L'univers de la haute-montagne est restitué avec moult détails et une authenticité qui lui insufflent un souffle littéralement épique.




Sous les traits de Taniguchi, la montagne constitue elle-même un personnage animé à part entière de l'œuvre. Son style nous donne l'impression de respirer l'air pur et raréfié de la montagne, d'appréhender ses subtiles variations météorologiques, de ressentir le vent battre dans nos oreilles, le froid mordant qui y règne, les paysages grandioses, immenses mais aussi ces profils si redoutables. Le plus dur quand on connait la puissance évocatrice de la montagne, c'est de restituer son âme et la majesté qu'elle inspire sans la caricaturer. Et là, on se rend compte que l'auteur doit en être éperdument amoureux. Il a aussi pris le temps de l'étudier sous toutes les coutures pour nous en donner un visage familier. Erudite, authentique, passionnée, sa vision est proprement magistrale. Ainsi, le côté alpin de l'œuvre n'est pas en reste et est alimenté par une connaissance sidérante des préparations exigées, de l'équipement requis, des habitudes des montagnards, tout particulièrement de la région himalayenne. Par exemple, on apprend que les drapeaux étendus en direction des quatres points cardinaux dans les camps de base s'appellent "Loungta" et sont une sorte d'autel pour protéger les alpinistes des divinités de la montagne. Pendant l'aventure, l'effort, l'épuisement, la détermination en dépit du danger, le courage mais aussi parfois les hallucinations de ces alpinistes chevronnés sont restitués de façon palpables.
Enfin, cette œuvre est une réflexion sous-jacente, qui prend de plus en plus d'importance au fil du récit, sur la motivation des alpinistes. Qu'est-ce qui fait que tous ces hommes osent braver un monde si hostile? L'attirance de la terra incognita surement parmi les premières générations de ces pionniers. La volonté d'être un précurseur aussi. Mais fondamentalement, l'alpiniste ressent un besoin vital de se retrouver dans ce milieu de solitude complète qui permet de s'extirper complètement de nos sociétés de plus en plus oppressantes pour se retrouver au plus près de la nature, pour se retrouver lui-même. Qu’est-ce qui le pousse à grimper toujours plus haut, coûte que coûte, quelque soit le danger qui l'attend? Une pulsion incontrôlable, une ferveur qui lui donnent quelque part la sensation de côtoyer les cieux, d'être au contact des divinités. Car pour certains, bien plus qu'une philosophie, l'alpinisme représente une religion à part entière. Finalement, ne faut-il pas se contenter de la réponse si limpide de Mallory quand on lui demandait pourquoi il souhaitait s'attaquer au monument qu'est l'Everest, le Sangarmatha, le Sommet des dieux: "Parce qu'il est là!".
Taniguchi réalise ici une pièce maitresse en l'honneur de la montagne et de ceux qui osent la braver, sans oublier de rendre hommage à ceux qui y ont laissé leur corps et rendu leur âme...





2 commentaires:

Anonyme a dit…

Hello !

Bel article sur le sommet des dieux ! J'aime tout particulièrement ce manga à cause de ces dessins si beaux et de cette histoire si prenante, je ne savais pas d'ailleurs qu'elle provenait d'un roman ...

Taniguchi a également publié Quartier Lointain que je viens de relire. C'est toujours aussi superbe. Le registre est celui de la famille et du bonheur.

Toute l'oeuvre de cet auteur vaut le détour, je ne peux que conseiller K2, ou encore la montagne magique (conte pour enfants).

edwood a dit…

Merci pour le commentaire!Taniguchi est un auteur duquel je suis tombé amoureux il y a peu de temps.Le sommet des dieux est un hommage remarquable à la montagne. Le charme de ce livre nous touche davantage encore lorsque l'on est passionné par cet univers alpin. Dans le même registre,K2 m'a paru beaucoup plus fade et répétitif. La montagne magique est une jolie histoire en effet. Quartier Lointain est son oeuvre phare incontournable dans laquelle le charme de l'auteur s'exprime à merveille à travers les thèmes qui lui sont chers.Dans le même registre, je ne saurais trop te recommander le merveilleux Journal de mon père qui se déroule aussi dans la localité de naissance de Taniguchi, Tottori.Une veillée funéraire du père qui donne lieu à des réminiscences empruntes de nostalgie.Si cela t'intéresse, voici le lien d'une critique que je trouve très pertinente.
http://www.akata.fr/asiepop.php?cat=manga&art=journal_dmp
@ l'occasion.