mercredi 6 janvier 2010

Les Lance-Flammes embrasent la taverne

Les Sept Fous annonçaient la déchéance inéluctable d'êtres humains inconsolables, réunis autour d'un projet insensé de société révolutionnaire secrète.

Cette première partie s'achevait sur un coup de théâtre retentissant, qui laissait apparaître la duplicité de ses personnages.
Au cours de la suite de ce diptyque, celle-ci éclatera au grand jour.

Les Lance-Flammes se poursuivent exactement où nous avait laissé le premier opus, alors qu'Erdosain interrogeait ainsi le chef de l'organisation:

"Savez-vous que vous ressemblez à Lénine?"


En préambule, l'auteur revendique un style sans fioritures, imposé par sa situation; il prévient de l'urgence de l'écriture de son récit:
"Quand on a quelque chose à dire, on écrit n'importe où. Sur un rouleau de papier, dans une cellule infernale. Dieu ou le Diable sont à côté de vous pour vous dicter des mots ineffables."
Dans une ultime note, on apprend ainsi que "dans sa hâte de terminer ce roman - quatre mille lignes furent écrites entre fin septembre et le 22 octobre" 1931(soit pas loin d'un tiers de l'oeuvre).

Au cours de ce roman infernal, on apercevra des hommes et des femmes en proie à un combat qui les opposent à leurs chimères, aux démons de leur passé.
Si l'opus précédent était déjà d'une grande noirceur, Les Lance-Flammes s'enfoncent encore davantage dans les ténèbres, sans la moindre lueur d'espoir pour une humanité condamnée à la déchéance.

Le voile se déchire sur les racines des troubles psychologiques qui empêtrent Erdosain dans un bourbier. La propension à se complaire dans une souffrance avilissante, de rechercher la jouissance dans un état d'assujétion constant semble symptomatique d'une plaie jamais refermée depuis l'enfance.
Erdosain conserve en son prénom la cicatrice d'un passé humiliant.
C'est un cerbère dont les facettes occultes jaillissent en plein jour.
Il est aussi un inventeur, tout comme le fut Arlt, qui s'enferme pour créer l'arme susceptible de renverser le pouvoir.
Les allusions techniques de l'épisode précédent font ici place à des descriptions scientifiques détaillées, qui témoignent de l'acharnement dont peut faire preuve un savant aussi bien à créer des trouvailles bienveillantes que la pire abomination.


Elsa apparaissait brutalement dans Les Sept fous comme une femme adultère.
Dans les Lance-flammes, au cours d'un long passage particulièrement émouvant qui se déroule au couvent des Carmélites, l'ex-femme d'Erdosain, nous fait part des événements humiliants qui l'ont poussée à agir de la sorte. La bassesse d'Erdosain en tant que mari, incapable de puiser dans l'amour le remède à sa lente dérive, est mise à nu.


Le feu qui consume les entrailles de ces morts vivants est attisé par une volonté ardente de se débattre en pleins sables mouvants.
Ces âmes en peine souffrent d'une douleur inextricable, d'une agonie incommensurable.
Roberto Arlt évoque ces moments de déchirement comme un voyage aux confins de la vie terrestre, au bord du gouffre.
Les mots résonnent ici comme les échos de coups portés à un boxeur titubant, s'effondrant, et ne trouvant la force de se relever que dans l'espoir de connaître une chute finale à la hauteur de son désespoir.

Ergueta, lui, devient un mystique, cherchant dans les Ecritures le réconfort qu'il ne peut obtenir ici-bas.
Bromberg que l'on connaît avant tout comme un assassin brutal et glacial, le pantin fantomatique dévoué à l'astrologue, va montrer un tout autre visage.
Nous apprendrons qu'il cache, lui aussi, au plus profond de son être des séquelles de sa tendre enfance qui justifient son énigmatique surnom, L'homme-qui a vu l'accoucheuse.

L'errance d'Emilio et de son frère sourd Eustaquio, dans un Buenos Aires lugubre, renforce le caractère factice se situant au coeur du roman.
Finalement, n'est-ce pas moins pour obtenir quelques piécettes, que pour gagner leur compassion qu'Eustaquio se fait passer pour un soldat aveugle, victime de l'acide nitrique?

On devine derrière la narration de ce diptyque un écrivain énigmatique. L'identité de ce dernier ne nous sera dévoilée qu'à la toute fin des Lance-Flammes.
Si le mystère est loin d'être absent de l'ensemble, on pourrait tout de même reprocher à Roberto Arlt l'aspect prévisible du récit.
On connait d'ores-et-déjà tous les personnages principaux qui erreront dans ces pages, et on sait par avance que tous ceux-ci sont condamnés à un sort peu enviable. La part d'ombre ne subsiste dès lors plus que dans la façon d'échouer dans cette vie dénuée de sens.
Par ailleurs, à mes yeux, les titres des chapitres annoncent un peu trop les événements à venir.
Certes, l'enjeu n'est pas dans la surprise mais plutôt dans la manière d'étouffer le lecteur. Cependant, on peut sérieusement se demander si le recours à ces titres était vraiment utile.

Il serait néanmoins plus que dommage de gâcher notre plaisir de lecture devant une oeuvre aussi magistrale que celle de Roberto Arlt, écrivain argentin aussi injustement oublié que précieux.

  • A dénicher: Les Lances-Flammes de Roberto Arlt, aux éditions Belfond(1983) dans une traduction de Lucien Mercier.

2 commentaires:

irene a dit…

encore une chronique exemplaire !

dommage qu'elle ne soit édité qu'ici. les grandes maisons d'édition qui vont reprendre l'édition des livres de roberto arlt, à peine soient-ils tombés dans le domaine public (2013) auraient besoin d'un gars comme toi !!

merci ed de savoir si bien lire roberto arlt !

irene

edwood a dit…

Irène, tes commentaire me font rougir!

Je ne peux que remercier Arlt d'avoir su m'inspirer cette modeste chronique.

J'espère vivement retrouver cet écrivain magistral en librairie dans un futur proche.

Je dois aussi remercier Piglia d'avoir su attiser ma curiosité à travers son prodigieux roman La Ville Absente.