dimanche 8 août 2010

Les demeures interdites dévoilées par Jacques Abeille

Dans la bibliographie de Jacques Abeille, les récits érotiques occupent une place à part. Loin d'être relégués au rang d'oeuvres mineures, ceux-ci constituent des invitations à caresser de plus près les contours de sa plume. Prenant d'assaut les sens de ses lecteurs, immergeant ses proies dans un bain de jouvence émotionnel, c'est à un feu d'art-maléfices que Jacques Abeille fait exploser dans ces pages presque vierges de tout regard, au coeur de ces écrins insoupçonnables, et d'autant plus délectables.

Belle Humeur en la demeure, paru il y a tout juste quelques années de cela(2006) dans la collection du Mercure Galant, fait partie de ces pièces où le plaisir-maître est de faire naître chez le lecteur des sensations primaires, primesautières à la lisière des corps parcourus et des espaces possédés. Figure de proue de l'érotisme selon Jacques Abeille, la servante, ambivaillante, par petites touches, par dévoilements et effeuillements successifs, se donne à la masure, à son air tout empli des empreintes du passé, se laissant dépossédée de sa pudeur pour mieux apprivoiser celle qui l'environne. Complice de l'épanouissement érotique des êtres qui évoluent sous son toit, c'est elle qui, en premier lieu, de prime abord, doit recevoir l'offrande de la belle servante. De moins en moins réticente à délaisser les accessoires vestimentaires qui entravent son appartenance à la bâtisse, à s'adonner, avec un dévouement qui confine à l'obsession, aux tâches qui la compromettent dans des postures pour le moins suggestives, se laissant aller et guider par delà les obstacles de la demeure, elle finit par s'abandonner, définitivement, à des jeux qui réveillent la vitalité du maître des lieux.

Ombre parmi les ombres, troublante et mouvante, la discrétion de celui-ci ne peut qu'attiser l'imagination enfiévrée de la fieffée coquine, d'autant plus bouillonnante que le maître se dérobe à ses pièges tendus d'une main de maître.
Le cache-cache complice retarde les effets dévastateurs qui sont amener à jaillir d'une telle relation. Intenable tentation qu'elle se plaît à aiguiser, à exacerber, jusqu'à l'extrême réaction enchaînante, la petite bonne se complaît dans une innocence toute en apparence, toute en esquisse, ressemblant par là même aux dessins indécents illustrant les pages d'un volume laissé sournoisement à l'abandon, au pied de la bibliothèque du maître. Ses yeux se prêtent aux pêchés qu'elle aimerait commettre, dont elle imagine la teneur, sans pouvoir percevoir toute l'explosion sensuelle que ceux-ci engendreraient. Offerte à l'espace présent, à celui qui y passe le plus clair de son temps, celui qui feuillette les livres, comme on caresserait les trappes secrètes du corps féminin, elle ne s'appartient déjà plus tout à fait.

« Sur quoi son imagination développe une rêverie qui fait du sexe féminin et du livre deux êtres analogues, et peut-être rivaux, destinés tous deux à être feuilletés d'un doigt délicat et à être pénétrés, l'un d'un regard condamné à une caresse superficielle, glissant jusqu'au mystère sans issue de la cousure enfouie dans la reliure et d'où s'élance toujours renouvelé le ressac des pages, l'autre par un dard vigoureux, épanouissant son empire dans un suave fourreau où palpite l'autre, l'ultime mystère. »

Elle est ici découverte, prête à lui ouvrir les portes de sa plus intime demeure, de lui procurer les frissons susceptibles de l'habiter au plus profond de sa chair, de s'attacher à ses sévices par un cordon aussi ténu que vigoureux. La plume de Jacques Abeille épouse les corps dans leurs ballets échevelés et incandescents. Elle caresse la moindre de leurs parcelles, intercepte les sensations qui s'emparent des amants complices, capturant les jouissances qui en découlent. En ce lieu, où les rôles sont intervertis, pervertis dirons-nous, où le maître, croit dominer là où, supplicié malgré lui, ne fait que suivre aux doigts et à l'oeil les expériences manigancées par la petite bonne, tandis qu'elle, de son côté, reste persuadée de subir les caprices de celui-ci, alors que finalement, elle ne fait que lui dicter par sa conduite harcelante, de jour comme de nuit, les gestes et caresses à accomplir quotidiennement.




Autre curiosité, dénichée dans la riche collection de courtes nouvelles de la porte d'à côté et de son coffret de nouvelles érotiques, Séraphine de Jacques Abeille est une petite perle.

Probable résurgence d'une adolescence passée dans les Antilles, Séraphine a pour cadre une contrée exotique, où l'esclavage sévit toujours, malgré le combat inlassable mené par le maître de plantation. Ce dernier apprend que c'est au coeur même de son domaine qu'une femme subit des châtiments corporels. Il s'empresse alors de se rendre sur les lieux de l'opprobre.
Sur place, il ne peut que se révolter devant les coups de fouet inflexibles courbant l'échine de la délicieuse victime, de l'insoumise, qui dévoile ses formes dans des postures insoutenables, excitant ainsi les pulsions les plus sauvages, les plus répréhensibles au sein d'un comité partagé entre frissons de volupté et d'indignation.

Le maître des lieux, sans hésitation aucune, vient à la rescousse de la jeune fille, lacérée par le géreur, y laissant même quelques cicatrices, quelques traces, prétextes à un futur dévouement de tous les instants de la part de la belle métisse.
Dès lors, le maître n'est plus, devenant l'objet des soins les plus attentifs qui soient de la part de la jeune esclave libérée de son joug. S'immisçant peu à peu au plus près de son intimité anatomique, ce dernier résiste tant bien que mal aux cruels assauts de la sorcière. Comme si les caresses, l'essence de son corps soumis ne suffisaient point, la belle Séraphine, concocte des breuvages qui font disparaître les dernières réticences du maître, ouvrant ainsi des portes béates à la luxure, à des jouissances salvatrices. Séraphine devient Kimboiseuse, celle qui dit « tiens, bois » et s'enivre de la danse qui s'en suit. Séraphine se métamorphose en alchimiste à travers l'écriture ensorcelante de Jacques Abeille. Celui qui convoque un ballet de mots suggestifs, les mêlant, les entremêlant comme des corps enlacés. Sa prose est une invitation à pénétrer dans la frénésie de ces êtres au bord du grand frisson.

Conteur obsédant, Jacques Abeille parvient à restituer toute la puissance émotionnelle de l'ineffable rencontre des corps, en se contentant, spectateur attentif, de puiser toute la quintessence du moment où les êtres s'absorbent dans une fusion absolue. Si la langue française n'existait point, il serait nécessaire de l'inventer, ne serait-ce que pour offrir à Jacques Abeille un terrain de jeux propice aux plus frémissantes aventures littéraires que l'on puisse imaginer.










2 commentaires:

Anne-Françoise a dit…

Je reviens à ta chronique après avoir rafraîchi ma lecture de l'un de ces textes. Ton approche particulièrement pertinente suggère que les textes érotiques de Jacques Abeille sont une sorte de métaphore de la lecture, le livre étant l'objet du désir. Et finalement, cela éclaire bien notre relation aux livres, faite d'attente fiévreuse, de la nécessité de réfréner parfois notre avidité pour prendre le temps, de plaisir aussi - souvent extrême.
Entrer dans ces "demeures interdites",celle de "Belle Humeur" en particulier, est un peu pénétrer une zone d'ombre, un labyrinthe envahi par d'angoissantes ténèbres mortifères, pour découvrir avec bonheur que l'érotisme, la sexualité sont aussi un moyen de vaincre Thanatos, la clarté apparaissant à mesure que l'amour -celui des corps, puis celui des âmes- s'y épanouit.
Merci pour ces découvertes...

edwood a dit…

Chez Jacques Abeille, le recours à l'érotisme est rarement anodin. Il y a en effet souvent un enjeu qui dépasse largement le cadre confiné de ce genre. Dans Belle humeur en la demeure, le sexe de la femme est pénétré comme un livre, qui tout comme lui, reste à la fois proche et infiniment secret dans sa possibilité à révéler la quintessence de son potentiel orgasmique. Si découvrir les mots contenus dans une oeuvre est à la portée de chacun, s'épanouir à leur lecture est quelque chose d'autrement plus complexe et qui ne saurait prendre sens que dans la perspective d'une profonde intimité entre le lecteur et l'auteur du texte dont le livre sert de passerelle, au même titre que le sexe à proprement parler.
Cette frénésie dont tu parles et qu'il faut au préalable canaliser, afin de pouvoir jouir pleinement du fruit du désir, est assez similaire à celle que l'on peut ressentir dans le domaine érotique, et ne prend toute son ampleur, que quand celle-ci a, au préalable, été bercée par les poussées fiévreuses de l'imagination, qui est un metteur en scène absolument délectable.