Dessin de Roland Topor |
Lors de sa sortie au Plon en 1954, Le Délit passe inaperçu. Au préalable, il avait été refusé par Gallimard qui jugeait l'oeuvre trop lyrique, trop touffue. Depuis février 2008, nous pouvons redécouvrir ce roman inclassable et débridé aux éditions de La dernière goutte.
"Comme d'habitude, je me vis avancer dans la grande glace du corridor. Je restai quelques secondes à surveiller mon reflet. J'aurais volontiers cru à un inconnu embusqué là depuis des heures; un ennemi, certainement, qui venait de surgir pour me surprendre, me faire face, sans rien dire, tout en me demandant des comptes. Je le regardais avec insistance. Je vis ces yeux qui semblaient chercher en dépit de la certitude qu'il ne pouvait y avoir de solution, ces traits tranchés à vif dans la chair, cette couleur de cendre qui collait à la peau, puis cet air de vaciller sans aucun espoir de trouver un appui. Je me reconnus. Je me trouvai plus inquiétant qu'un inconnu, j'eus peur de rester seul sous ce masque, seul vis-à-vis de cette angoisse quand par hasard je la surprendrais enfoncée dans d'autres miroirs."
Chez Jacques Sternberg, le nom des personnages résonne comme une malédiction originelle. Qu'il s'appelle Habner ou Havner, qu'il soit employé d'une firme indéterminée ou chômeur anonyme récemment mis à la porte, le narrateur est irrémédiablement pris dans la tourmente d'une société qui l'épouvante, victime de sa pesanteur quotidienne, de son invariable torpeur. Acculé à l'analyse froide et précise du monde tel qu'il se présente, avec ses rouages inertes et déconcertants, Havner s'aperçoit qu'il est incarcéré dans une sorte de prison à ciel ouvert, glaciale et dépourvue d'échappatoires.
Chaque parcelle de son environnement le confronte à un univers cinglant qui le toise du regard.
Le bureau où il vient d'achever sa dernière journée de labeur, avec sa paperasse nauséabonde, son lot de lettres insipides et de collègues détestables, conserve les vestiges d'un emploi du temps maussade au même titre que sa mansarde et son mobilier cloué au plancher, les immuables cages d'escalier qui jalonnent les immeubles empruntés, leurs façades uniformes ou les rues désespérément parallèles qui se recoupent toutes dans une intersection de non-sens. Impuissant à trouver un rôle dans son agencement, une place dans son dispositif, Havner doit fuir à tout prix. Mais comment s'extirper d'une prison dépourvue de sortie de secours où chaque mètre carré n'est que le reflet de sa propre captivité? En brisant les miroirs qui renvoient l'illusion d'une éventuelle ligne de fuite et qui, en définitive, déroutent en offrant une réflexion consternante de la réalité? En contrecarrant l'organisation métronomique de la ville? En se révoltant contre l'absurdité symptomatique qui semble la régir?
Roland Topor |
La cité chez Sternberg ne semble exister que pour confirmer l'impuissance de son personnage à exister par lui-même. Asphyxié, l'esprit se met à dynamiter l'inertie du décor afin d'entrevoir de nouvelles perspectives d'évasion. Une affiche publicitaire devient ainsi la porte d'entrée d'une dimension galvanisante où une infinité d'événements se produit en une fraction de seconde. La vente d'un quotidien mené par un gosse criant à tue-tête au pied de sa tour réveille quant à elle l'espoir d'une résurrection dans la presse.
Confronté à une crise d'identité, Havner envisage un délit qui constituerait un déclic exutoire dans la machinerie infernale.
Hélas, les méfaits les plus insolents ne permettent pas de se distinguer de la masse de ses congénères. Lorsqu'il casse un vase en cristal et qu'on lui demande de le rembourser, c'est le double prix qu'il décide de verser afin de pouvoir jouir du plaisir ineffable de faire éclater en mille morceaux un autre témoin de sa condition avilissante. Les deux malheureuses potiches ont englouti la moitié de ses revenus mensuels et le geste de révolte, qui aurait pu lui donner un instant au moins l'illusion de s'affirmer, le condamne finalement à prendre conscience de la misère de sa situation dans l'engrenage perfide de la société.
Si les menus larcins ne suffisent pas à attirer l'attention, les crimes les plus sordides n'autorisent pas non plus l'accès aux entrefilets de l'édition du soir relatant les faits divers de la veille. Dans Le Délit, les mots scandent tout à la fois l'insurrection de son personnage et son impuissance à s'extraire du bourbier cauchemardesque dans lequel les maux l'enlisent inexorablement. C'est en vain qu'ils s'efforcent d'exorciser l'incohérence qui s'empare du paysage urbain depuis que la ville, centre interactif par excellence, est délaissée par ses habitants. Avec ses machines à sous sans intérêt, ses vitrines sinistrées, ses cinémas délabrés, elle évoque dorénavant une nécropole où l'argent a perdu sa raison d'être.
Dépeuplée, privée de sa force motrice, la ville met alors son paradoxe en lumière dans un spectacle pyrotechnique réalisé par un artificier fantomatique, dont chaque prouesse fait l'effet d'un pétard mouillé.
Dans ces conditions, le délit le plus flagrant demeure encore la persévérance.