dimanche 17 octobre 2010

La vieille, le Diurc et le marquis, sainte trinité au service de la langue

Vieille femme à la poule de Bartome Esteban Murillo
 "Elle ressasse, dans sa tête, la mélodie, crainte de l'oublier. Le rosier grimpant qui occupe quasi toute la façade de la demeure est un fleuve à l'envers, embouchure mordant le sol, et tout son réseau d'affluents quête des sources au plus haut du mur. Ça et là, quelques feuilles mortes, noires, brûlées par les jours de neige. La vieille chante dans sa tête, met dans sa mémoire l'alignement des notes."
Au fond d'une vallée reculée du Poitou, la vieille a élu domicile. Elle vit dans une mansarde rudimentaire où les appareils fleurissant dans les chaumières de la ménagère de moins de cinquante ans n'ont pas encore réussi à se frayer un chemin. Elle n'est pas à court d'idées, de compromis lui permettant justement de ne pas avoir recours à ces coques qui dénatureraient le paysage de sa demeure. Elle a ses petites manies bien à elle qui la caractérisent, comme de faire disparaître elle-même les portées de sa chatte en les noyant dans la mare du père André, ou d'égorger dans sa cour le poulet qu'elle va ensuite déguster. La vieille a ses petits tics de langage qui titillent l'oreille. Il faut dire qu'elle a une façon bien à elle de prononcer certaines consonnes, certaines voyelles, de se les approprier en somme. Au ton et aux déformations des palabres qui sortent de sa bouche, le visage de la vieille se contracte et on peut aisément imaginer les rides qui se creusent à la prononciation douloureuse ou accentuée de certains noms impropres à figurer dans un dictionnaire. "Duc"( prononcez "Diurc") c'est le nom du bâtard qu'elle a recueilli le soir de noël alors qu'il se blottissait dans la crèche de l'enfant Jésus. Maintes et maintes fois pourtant, aux quatre coins de la ville haute où elle habite, elle avait déjà croisé son chemin. Par quelques petites tapes du pied, redoublées de quelques onomatopées dont elle a le secret, le chien et son odeur nauséabonde décampaient dans le creux d'un caniveau où se nichait sûrement ce vieux cabot. La vision, ce soir-là, s'imposait à elle, plus obsédante que jamais, elle l'éblouissait par son évidence; le maudit "Diurc", le vagabond impénitent, le corniaud de misère, devait trouver refuge chez elle. Au diable l'avarice, elle prendrait sur ses maigres denrées de quoi nourrir son nouveau compagnon de fortune.
Depuis, elle se vante qu'il s'agit d'un chien prodigieux, capable de réciter la messe en latin.
"Rien n'est fermé dans son discours, bien au contraire tout s'ouvre à la glose. Monsieur de Cruid est un homme de lectures, il a en tête plus d'un ouvrage. Ce sont là ses lunettes, son regard. La culture a-t-elle une autre fin que d'orchestrer une vision, une diction du monde?"
Olivier de Cruid a soixante années bien sonnées. Marquis de par sa condition, linguiste de son état. Il s'agit bien plutôt d'une passion cultivée avec un soin inlassable qu'un gagne-pain à proprement parler. Les rentes et les placements immobiliers lui assurent le confort de ne pas avoir à s'embarrasser d'une besogne qui éprouverait son corps. Sensible aux mélopées de cette multitude d'objets usuels qui l'environnent, aussi bien qu'au gazouillis des oiseaux, au pipeau d'un crapaud, au chuintement d'une chouette, aux croassements lugubres des corbeaux qui survolent sa bâtisse, ou aux murmures de la gartempe qui charrie dans le cours du temps le méli-mélo de la langue d'oc et de la langue d'oïl. Le marquis est nostalgique d'une époque pas si lointaine où le latin n'était pas encore considéré comme le caprice ostentatoire d'un clergé empêtré dans les traditions; la langue morte n'était pas tout à fait jugée comme le petit pêché mignon de lettrés qui bredouillent des paroles incomprises comme d'autres arboreraient un signe distinctif. Lorsque, sans prévenir, la fantaisie vous prenait d'égrener quelques vers composés par Virgile ou par Horace, on ne vous méprisait point comme la plus rétrograde des créatures. La langue, à force de se délier à tout-va ne s'est-elle pas finalement éloignée de sa primitive musicalité, ne finit-elle point par être menacée dans son intégrité et son originelle beauté?
Il se pose des questions, le marquis de Cruid, dans son château ancestral, entouré de traités et d'ouvrages qu'il a jadis rédigés en mémoire d'un temps en voie de disparition.


En dépit des contrastes qui parsèment leur existence, le destin de ces deux personnages conflue vers une même sensibilité à l'écoute de la musique du monde. Fourvoyés dans une solitude, qui seule peut ranimer le pouvoir des voix qui les entourent, la vieille et le marquis filent l'un vers l'autre, suivant des routes déconcertantes dont ils ignorent la convergence.
Jusqu'au terme de ce chassé-croisé hallucinant, le récit se passe amplement des habituelles péripéties qui jalonnent habituellement un roman. Ici, le déploiement de la prose, le pittoresque des situations et la singularité du langage employé suffisent à rendre la lecture passionnante. Lionel-Edouard Martin est un auteur précieux, un chantre qui redonne aux mots leurs lettres de noblesse, en suscitant des mariages mélodieux, déployant à leur suite tout un flot de réminiscences, toutes plus savoureuses les unes que les autres.
En contrepartie, le texte qu'il nous présente, d'une densité étourdissante, nécessite une attention de tous les instants. Les apartés, jouissant d'une érudition omniprésente, mettent en relief telle ou telle association de mots, accentuant ici une prononciation incongrue, ou là, une utilisation obsolète de la langue, remontant parfois à l'étymologie du terme. L'influence de la lecture des poètes latins de l'antiquité est perceptible dans de nombreux passages du texte.

Original, dense, foisonnant d'idées, il s'agit d'un roman salutaire pour les langues vivantes et qui confirme l'orientation singulière du Vampire Actif dans l'univers éditorial français.



14 commentaires:

Irma Vep a dit…

Merci cher Ed Wood de te faire le relai de cette très très belle écriture de Lionel-Édouard Martin : elle mérite toute notre attention. On ne rencontre pas tous les jours des plumes de cette trempe... Bien à toi.

Anonyme a dit…

Tout simplement et très sincèrement : MERCI

edwood a dit…

Lorsque chaque mot semble être choisi avec une telle minutie, que les phrases charrient un tel cortège d'images, on ne peut que saluer la plume qui est derrière cet ouvrage.
Le vampire prend son envol pour le plus grand plaisir du lecteur.
Avec mes salutations à tous deux et un grand merci pour tout ce que vous apportez à la littérature

Irma vep a dit…

Ce sont les auteurs, surtout, qu'il faut remercier. Sans eux, on ne serait rien, ou si peu de chose...

Damien a dit…

Voici un auteur et un éditeur dont je n'avais jamais entendu parler! Merci à vous, Edward, pour ces talentueux coups de projecteur que vous donnez sur des pans de littérature qui, sinon, resteraient dans l'ombre. Le lecteur curieux et passionné que je suis se délecte de billets comme celui-ci!

edwood a dit…

Damien,
Je vous remercie pour vos compliments.
Le Vampire actif est une maison certes petite par la taille mais grande par l'apport qu'elle offre à la littérature.
Leurs trois parutions sont toutes à leur manière singulières et attachantes. Je ne saurais trop vous recommander de vous y attarder, avec le risque non négligeable de succomber à leur tentation.
Amicalement

Mireille a dit…

Je reprendrai EDWOOD (en espérant qu'il me le permetta) :
"... les phrases charrient un tel cortège d'images, on ne peut que saluer la plume...."

...Pour moi ce sont des images du Poitou de ma petite enfance, enfouies depuis si longtemps que je les avais presque oubliées et voici qu'elles réapparaissent si nettes que j'en suis émue...Quel talent et quel poète !
Merci Lionel-Edouard !

Damien a dit…

En effet, je viens d'aller jeter un œil sur le site du Vampire actif: leur (petit) catalogue est des plus alléchants!
Il est bon de constater qu'en marge des grandes autoroutes éditoriales, où circulent les grosses cylindrées du monde des Lettres, il existe encore de petits réseaux parallèles autorisant d'autres parcours d'écrivains.

edwood a dit…

Et c'est en communiquant notre passion pour ces titres attachants et pourtant si peu médiatisés, que nous pouvons dans une certaine mesure remédier à la méconnaissance que ces derniers subissent.
Amitiés

g@rp a dit…

Les phrases charrient des images, et j'ajouterai l'effort particulier attaché au rythme à l'intérieur même de ces phrases, par l'utilisation de la ponctuation, de la place des mots. Ce qui, au final, anime ces images.
Merci pour ce papier, Ed.
Et un immense merci à LEM et au Vampire Actif.

edwood a dit…

Cher G@rp,
Je te remercie du passage en ces lieux.
La Vieille est d'une telle richesse qu'il était difficile pour moi de mettre en valeur toutes ses qualités littéraires. J'invite tous les visiteurs à s'aventurer aussi sur le blog de Fiolof et de Anne-Françoise Kavauvea( cités à la fin de ma chronique) afin d'avoir une idée plus précise de l'ampleur du travail de création entrepris par Lionel Edouard-Martin.

Irma Vep a dit…

Ah!je suis contente de croiser ce cher G@rp dans la Taverne et de constater qu'il a lui aussi rencontré cette "Vieille au buisson de roses". Je ne remercierai jamais assez les passeurs que vous êtes tous, lecteurs, blogueurs... c'est grâce à vous que ce texte commence à avoir sa petite autonomie... C'est important de partager ce que la littérature nous offre.
Merci de tous ces relais Ed.
Amitiés sincères.
Irma Vep

Anonyme a dit…

Formidable texte que cet article que je redécouvre aujourd'hui.

Un tout grand merci à vous pour cet article sur Lionel-Edouard Martin, un auteur rare, malheureusement encore méconnu et pour cet ouvrage extraordinaire peut-être son meilleur, en tout cas pépite littéraire certaine.

Henri

edwood a dit…

Henri, merci de votre passage ici.
Lionel-Edouard Martin est un auteur que je découvrais à l'occasion de la parution de ce livre, et ne saurai qu'inviter les visiteurs de ces lieux à se laisser prendre au jeu.
Ce serait un grand plaisir de pouvoir profiter de vos impressions de lecture, suite à vos découvertes au sein de l'univers de cet auteur.