« J'avais l'impression bizarre que ce n'était pas moi qui parlais, mais une voix très lointaine, oubliée depuis des années, et qui remontait d'un passé enfoui, vaguement immonde, comme si mon corps n'était plus qu'un placard vide où viennent se cacher des enfants monstrueux. »
A l'approche du mois d'avril, à la vue des cerisiers en fleur avec un mois d'avance, de ces bourgeons pullulant aux quatre coins des forêts, j'étais persuadé qu'il était plus que jamais temps de me replonger dans les entrailles du roman monstrueux de Jean-Pierre Martinet. C'est ainsi que pendant cinq jours et cinq nuits, j'ai dévoré Jérôme et ses quatre cents quarante pages, senti sur moi le poids de ses cent cinquante kilos et de ses mots comme jaillis de nulle part. J'ai bu jusqu'à la lie le calice de son désespoir, senti la rage parcourir mon corps. Du matin jusqu'au soir, j'ai vécu avec lui, subissant un à un ses caprices les plus sordides, les pensées les plus ineffables, celles qu'il n'aurait peut-être même- qui sait- jamais confiées à Solange, celle qui pourtant lui répétait si souvent qu'il fallait se méfier de la douceur de l'air qui s'insinue au début du printemps à travers les rideaux, sous les troènes, celui qui ramène des odeurs nauséabondes de cadavres fraîchement mis en bière et de gaufrettes chaudes. Nécessairement, ce genre de climat déboussole, contamine le flot des pensées, fait sortir de ses gonds les penchants malsains tapis au fond de soi. Quand on est pointé du doigt comme un attardé obèse, un rejeton désavoué qui vit encore à plus de quarante balais aux crochets de sa mère qui tricote à longueur de journée pour joindre les deux bouts, l'amour est une notion qui vous échappe, qui écoeure et qui émerveille dans le même temps, comme ces fraises tagada, scoubidous et autres marshmallow qu'on ingurgitait sans modération lorsque l'on était môme et qui, au bout d'un moment, vous retournait l'estomac jusqu'à vous filer la nausée. Dès les premières lignes-et il n'y aura pas de trêve, pas de répit possible- Jérôme étreint son lecteur comme plus tard, il étranglera Monsieur Cloret, cet homme qui est la fourberie incarnée et qui ne cessera de hanter la galerie de personnages que Jérôme rencontrera tout au long de sa saison en enfer. Malgré les différents interlocuteurs qui se présentent sur sa route, Jérôme demeure seul, infiniment isolé face à ses tourments, devant l'insignifiance de la vie qui lui martèle sans discontinuer ses leçons implacables. Les différents visages qui se présentent à lui ne semblent être en fin de compte qu'une collection de masques issus d'un carnaval d'outre-tombe au cours duquel gesticule une armée de pantins conçus pour jouer une mascarade à laquelle on doit, en dépit du dégoût qu'elle inspire, jusqu'à son terme demeuré spectateur.
« Au fond, comme Solange, je n'aimais que l'ombre, la clandestinité, la liberté inhumaine que procure cet état intermédiaire entre la mort et la vie, cet espace vide, indéfini, appelé par certains les limbes, et où je me suis toujours plu à voir le prolongement miraculeux de l'enfance. »
Seule Paulina Semilionova, la fillette du collège Semivolsky paraît encore capable de laisser entrevoir une lueur d'espoir. Et encore, même elle, tripotée, dépiautée, emportée par le vice ambiant, n'est plus que l'ombre d'elle-même, vers laquelle Jérôme court sans bien savoir toutefois à quoi elle ressemble. Pour espérer retrouver l'ange déchue, le décor lui aussi doit se transformer, prendre des allures de Saint-Petersbourg. La neige, susceptible d'ensevelir toute la pourriture de la terre, doit se mettre à tomber, à voltiger sur les vers et les fleurs, sur les morts-vivants et les fantôme de la ville. Hélas, Paris n'est qu'un faux-bourg de la cité russe avec ses ruelles mal famées, ses avenues désertes où la terreur semble avoir contaminé l'atmosphère, ses passages qui étaient jadis des refuges et qui ressemblent désormais bien plus à des chausse-trappes. Monsieur Cloret a fait perdre à Falkner, le maître spirituel de Martinet, la lettre qui l'a falsifié à jamais, qui le condamne à n'être plus qu'une parodie d'écrivain. A chaque fois que l'un d'entre eux est cité par l'entremise de son vis-à-vis, c'est pour faire exploser à la face de Jérôme son absence de culture. Oui, il fut en effet un temps où on le considérait comme un élève brillant, capable de rester des heures durant, au coeur des oeuvres les plus éprouvantes. Cette époque est révolue. Il n'est maintenant plus qu'un épouvantail, le rebut de la société, un être que l'on exècre volontiers et qui ne fait finalement plus peur à personne. Les éclaircies qui se dessinent dans ce paysage funèbre ne sont jamais que très éphémères et d'autant plus cruelles qu'elles font parfois songer à l'accalmie provisoire, au silence insoupçonnable qui précède les orages les plus violents. Dans ces conditions oppressantes, la syntaxe croule tantôt sous les répétitions, les non-sens, tantôt se retrouve court-circuitée, dénaturée, tronquée, suivant à la lettre le sort tragique de ses personnages.
Jean-Pierre Martinet ignorait qu'il était, en quelque sorte, en train d'écrire avec une géniale prémonition, sa propre biographie puisqu'il devra à quarante ans passés retourner vivre auprès de sa mère, après avoir fait à jamais une croix sur sa carrière de réalisateur.
- A (re)découvrir: Jérôme de Jean-Pierre Martinet chez Finitude( 2008)
- A noter: la parution le 19 mai prochain du numéro deux de La Revue Capharnaüm qui sera entièrement consacré à la publication de la correspondance entre Jean-Pierre Martinet et Alfreid Eibel
- Le monde désaccordé de Jean-Pierre Martinet par Alfred Eibel dans le Matricule des anges
- Nicole Caligaris présente Jérôme dans Point N