jeudi 5 mai 2011

Thierry Aué détraque l'horloge interne de notre vie quotidienne

La durée poignardée, huile sur toile de René Magritte( 1938)



Cela fait presque un an jour pour jour que L'Homme de trop, la première publication de Thierry Aué à La Dernière goutte pointait le bout de son nez, à croire que le bonhomme est doté d'une précision d'horloger.


"C'est alors qu'une idée en apparence absurde occupa mon esprit. Plutôt qu'une idée, un sentiment louche, une intuition. Un de ces sentiments anonymes qui frappent d'abord timidement à la porte de la conscience puis menacent de la faire sauter si vous ne la leur ouvrez pas dans les cinq secondes. Quelque chose a changé, me dis-je oui, rien n'est plus comme avant. Bien que tout me parût à sa place, le sentiment d'étrangeté persistait, j'avais le sentiment qu'il suffisait de gratter un peu la surface, de souffler sur la couche de poussière pour voir apparaître quelque chose."( extrait de Disparition)

Si par hasard, le quotidien vous interpelle par ses faux-semblants de monotonie, qu'il vous subjugue par son silence qui en dit infiniment plus long que la réplique la plus éloquente de la planète, alors le dernier recueil de Thierry Aué est peut-être fait pour vous.
Dans la mesure où l'on y prête un tant soit peu attention, où l'on fait preuve d'un minimum d'acuité dans l'observation de la routine, il devient alors possible de déceler le grain de poussière qui s'est immiscé dans notre environnement familier, celui qui est susceptible de faire dérailler le train-train quotidien de ses rails bien lustrés. Démonter les rouages de notre vie de tous les jours afin d'en court-circuiter l'implacable engrenage. Ainsi se présente, sinon la mission, du moins l'intention de ces quelques textes courts de tailles aléatoires, sans prétention, égrenés dans le sens inverse des aiguilles d'une montre par L'Horloge au pays du Levant. La nouvelle éponyme ouvrant le recueil, allusion à la question que se pose le narrateur, pendant sa lecture d'une nouvelle de Abé Kôbô, au sujet de l'équivalent éventuel de l'onomatopée tic-tac que font les horloges au Japon, donne déjà le ton de ce qui se présentera au cours du recueil.


Le fils de l'homme, huile sur toile de René Magritte( 1964)

Une pomme qui disparaît au sein d'un compotier, un panonceau indiquant la SORTIE, la descente d'une cage d'escalier, un chat à caser pendant les vacances, le prétexte à ces histoires est bien souvent anodin, un pur détail auquel on ne prête, à première vue tout du moins, pas vraiment attention. Et puis, le narrateur se met justement à cogiter sur ces détails, à se focaliser sur les signaux de leur présence, dévoilant en définitive des trappes sur une autre dimension invisible au premier coup d'oeil, une porte ouverte à un univers dont on ne soupçonnait guère l'existence de prime abord. Avec lui, on prend, sans s'en rendre compte, un malin plaisir à se faufiler dans les brèches d'un espace-temps soumis à des fluctuations quasi-imperceptibles, à déjouer les déclarations indicibles de ces objets qui ont tant à révéler si l'on prend la peine de les sonder. S'abîmer dans l'observation aiguë des parcelles les plus discrètes de notre milieu n'est pas une expérience tout à fait innocente et reflète la démarche introspective de celui qui l'entreprend. Elle est en mesure de lui dévoiler au grand jour la face cachée de la réalité, de le transformer en funambule suspendu au-dessus de l'incohérence de sa vie, condamné à vivre en décalage avec son entourage.

"Insidieusement, une drôle d'idée se fraya un chemin dans ma tête. J'étais en train de rêver. Cette sensation puissante ne dura qu'un bref instant, mais suffisamment long pour me donner l'illusion que cela pouvait être vrai. Avant que ma raison n'intervienne, l'impression de vivre dans un espace-temps décalé de la réalité donna un sens profond à mon rapport au monde, aux objets qui m'entouraient, avec lesquels je n'arrivais pas à m'associer. Évidemment, je savais cela impossible, si j'avais été en plein rêve, je n'aurais pas pu en prendre conscience. Même si ce rêve avait lui-même eu lieu dans un rêve. Il n'empêche, cette mise en abîme m'impressionna tellement que j'éprouvai un réel malaise."( extrait de Disparition)

Dans sa manière de façonner un monde à la frontière du super-réalisme et du surnaturel en pénétrant les arcanes de situations familières, Thierry Aué me fait songer quelque peu à Haruki Murakami( je pense à son recueil L'Eléphant s'évapore dont on peut lire la chronique pertinente de Christine Jeanney), et dans son sens de la phrase déroutante et de la fin déconcertante, il se rapproche de Jacques Sternberg, dont il s'est probablement inspiré pour forger certains de ses textes( en particulier de ses Contes Glacés). Son écriture possède la caractéristique d'hypnotiser, de retenir l'attention de celui qui s'y perd, sans que ce dernier soit bien sûr au juste de savoir pourquoi il poursuit sa lecture, et encore moins à vrai dire, comment a-t-il pu d'une traite la finir sans s'en rendre compte.




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