samedi 4 juin 2011

Au fil de la marche: Moo Pak


A travers la marche, certains auteurs, de Jean-Jacques Rousseau à Robert Walser, ont accouché de la plupart des pages de leur oeuvre. Plus près de nous, l'Argentin Sergio Chejfec mène dans Mes deux mondes un retour à cette perspective euphorisante. Si son rythme, calqué sur celui de l'écriture, est propice à l'activation des forces motrices de la création, la proximité avec le monde qui l'entoure, semble être une source de laquelle à tout instant l'artiste peut puiser sans modération. Elle est en quelque sorte régulatrice du décalage énergétique que l'on peut trouver entre le corps et l'esprit, une manière de remédier à l'inertie d'un corps obstinément installé devant sa table de travail.

« En conséquence l'association d'une promenade et d'un ami à qui parler n'est pas seulement précieuse, pour quelqu'un comme moi elle est essentielle, disait-il, pour toi c'est une distraction agréable mais pour moi c'est essentiel, diverses promenades avec divers amis, selon la saison et le jour, selon l'état de mon travail et mon humeur du moment. »

A la différence de la plupart de ses confrères écrivains-marcheurs, Gabriel Josipovici n'envisage pas la marche comme une activité solitaire, mais bien plutôt comme une conversation permettant de se soulager de la concentration inhérente au travail d'écriture, mais pas seulement. Moo Pak est un long témoignage de ces promenades incessantes de longues années durant, à travers les endroits préservés de l'agitation londonienne, sobrement rapportées à la troisième personne par Damien Anderson, l'ami de Jack Toledano, immigré juif egyptien. Ce n'est pas un hasard si le récit débute par un questionnement quant à l'outil approprié pour mettre en forme le fruit de son travail, celui qui permet de retrouver la pulsation interne de l'écriture, son évolution, avec ses doutes, ses ratures et rectifications. Le degré d'efficacité de l'outil serait plus ou moins proportionnel à son niveau d'effacement.
Insensiblement, au gré de la déambulation, du décor qui se déploie, la réflexion se modifie, non sans graviter de façon continue autour du thème de la création et les conditions qui permettent à l'auteur de s'épanouir. Si l'enjeu du dialogue semble être de nature philosophique, son expression est dénuée de lourdeur ou d'ostentation, le lecteur étant toujours très libre de naviguer d'un point de vue à l'autre, de s'écarter ou bien de se rapprocher de telle ou telle opinion. Cette façon de procéder permet en somme au lecteur de s'immerger au plus près de ce vagabond qu'est Jack Toledano, dans la mesure où celui-ci retrouve, par sa légèreté, son absence d'entraves, les sensations et l'état d'esprit du marcheur.



Petit à petit, apparaît le motif originel de ces vagabondages, l'oeuvre en gestation de Jack Toledano, Moo Pak, en référence au vieux manoir( Moor Park) qui abrita jadis Jonathan Swift ( où il écrira son Conte du tonneau) une partie de sa vie, et qui servit aussi d'asile d'aliénés, de centre de décodage durant le seconde guerre mondiale ou d'institut dédié à l'étude du langage chez les primates, et enfin une école où un jeune illétré s'efforce d'écrire "l'istoir de Moo Pak".
Cette thématique du langage prend peu à peu le pas au fil des marches. Peut-on décemment envisager la parole comme une amélioration majeure dans notre mode de communication, ou bien plutôt comme une redoutable dégradation, mettant en lumière la pernicieuse complexité de l'être humain, compte-tenu de sa laborieuse quête du bonheur qui est à mettre en parallèle avec la facilité d'auto-satisfaction que peut obtenir un primate ou un animal d'une autre espèce? Tandis que Jack Toledano clame haut et fort son amour et son besoin d'être accompagné en permanence par un certain nombre d'auteurs qui lui sont chers- Jonathan Swift, Thomas Bernhard, Kafka en tête- il va finir par nous déconcerter en prenant une attitude délibérément sceptique. En remettant en cause la sacro-sainte écriture, ou l'expression artistique en générale, qui a pourtant tendance à être considérée comme l'excellence, le nec plus ultra de ce dont est capable l'homme, Jack Toledano met en lumière le besoin d'art qui découle d'une manière ou d'une autre d'une incapacité fondamentale à se satisfaire, à la manière des animaux, de ce que la nature et le quotidien nous apportent, de se contenter d'un fruit accessible, au lieu de tenter de braver l'impossible et de rechercher ce qui est hors de portée.
A quoi bon passer tant d'années à s'efforcer d'écrire un livre insignifiant, qui n'aura de toute façon jamais sa place ici-bas? Le récit de ces innombrables promenades racontées par son ami n'est-elle pas après tout l'oeuvre la plus pertinente qu'il pouvait offrir? Telle sont des questions, parmi d'autres, que l'on peut se poser à la lecture de ce livre profond.

« Une phrase par an, dit-il, nous devrions rationner les écrivains à une phrase par an, et peut-être qu'ainsi nous obtiendrions quelques phrases intéressantes, et le public des lecteurs pourrait lire ces phrases avec toute l'attention qu'elles demanderaient sans doute. »

Selon Jack Toledano, les livres ne doivent pas imposer un point de vue mais doivent nécessairement faire douter le lecteur, le remettre en question. C'est ainsi que celui de Moo Pak flâne au fil des pages, qu'il chemine entre les terres sauvages( suscitées par le mot Moor signifiant « lande ») de son imagination et les espaces cloisonnés ( en référence à la notion de « parc ») aménagés par l'humanité, avec une jubilation certaine.




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