vendredi 19 juin 2009

Invention des autres jours, puzzle littéraire

Il y a des livres qu'on ouvre sans empressement, qu'on découvre avec émerveillement et qu'on savoure avec enchantement.

Invention des autres jours, le dernier roman à voir le jour chez Attila, fait partie de ceux-là.
L'auteur, Jean-Daniel Dupuy, est né à Casablanca en 1973, et est veilleur de nuit dans une maison d'enfants à caractère social.
Cet aspect de sa vie se ressent profondément dans l'aspect débridé de l'oeuvre que je suis sur le point de vous présenter.

Invention des autres jours est un roman qui se démarque avant tout par sa construction fragmentée. Si sa composition en cinq parties, subdivisés en cinq chapitres, laisse présager une structure classique, elle n'en demeure pas moins sujette à une liberté fascinante. Liberté temporelle, on bascule incessamment d'une période post-apocalyptique à une époque qui précède cette catastrophe dont on ne pressent que le caractère, sans être informé du détail de l'événement avant d'avoir tourné de nombreuses pages.
Liberté de points de vue, chaque chapitre passe d'un personnage à l'autre, sans que la transition soit annoncée, voire même sans nous assurer que ce dernier soit déjà apparu précédemment ou pas.
L'ambiguïté est entretenue avec une volonté évidente de stimuler l'imagination du lecteur. En cela, le roman s'apparente à un puzzle gigantesque dont le lecteur est invité à assembler les pièces, à combler les vides, à se prendre au jeu inventé par l'auteur.
Le titre des chapitres reprend le nom d'une invention , de la dynamite à la première caméra invisible, en passant par l'ascenseur, le porte-monnaie ou le scaphandre. A la fin de chacun d'entre eux, une information complémentaire nous est fournie(souvent la date et le nom de l'inventeur). Loin d'être innocentes, ces insertions annoncent souvent un élément essentiel d'un événement qui nous sera relater ultérieurement.

"Je suis l'homme qui attend l'homme qui allumera ma cigarette."

Le texte contient des énigmes qui attisent la curiosité du lecteur. Les noms des personnages sont multiples et codés; ils semblent renvoyer à l'aspect souterrain de l'activité des rebelles qui jouent un rôle prédominant dans le récit. Dans cette société obscure, à la fois futuriste et archaïque, mythologique et réelle, l'auteur s'intéresse aux personnages en marge, les mendiants, les prostitués, les prisonniers, les hommes en cavale. Guerre ancestrale entre singes, chiens et humains, apparition mystique d'un ange sur le grand pont de la cité, les contes, fables ou légendes ajoutent une dose d'irréalité à une fiction dont les contours entre réalité et onirisme ne sont jamais clairement définis. L'homme aux ailes figurant dans le wagon couchettes vers la fin du récit a t-il un rapport avec celui qui est apparu mystérieusement à la même date à trois reprises sur le grand pont de la cité. Les visions filent et défilent devant le lecteur, comme une étoile filante ou un songe d'une nuit d'été.

Le livre ne serait pas aussi passionnant sans l'écriture particulièrement personnelle, inventive et poétique de Dupuy. Sa virtuosité lui permet d'attirer l'attention du lecteur tout au long d'un chapitre, dans des situations aussi originales que le cheminement d'un chapeau, ou le vagabondage d'un enfant sous forme de ballade.
Ce dernier manie les jeux de mots ou les déformations linguistiques, les ritournelles et les poèmes avec un sens du rythme enivrant, insinuant dans la tête du lecteur une musique aux échos troublants.

Sans vouloir révéler toutes les facettes de l'originalité de l'oeuvre de Jean-Daniel Dupuy, celle-ci contient des éléments qui font songer à un récit de science-fiction hybride à mi-chemin entre l'inventivité d'un Jules Verne et l'étrangeté d'un Kafka. Des potions aux effets insoupçonnées à des expériences de communication sensorielle entre humains et lépidoptères, en passant par un bestiaire fourmillant de secrets, l'univers oppressant s'éloigne des stéréotypes grâce à une agilité stupéfiante et une imagination débridée.

La mise en page et la présentation des éditions Attila sont à saluer, une fois de plus. Benoît Virot et son équipe ont définitivement compris ce que insuffler la vie à un livre signifie. Si certains s'offusqueront des audaces de polices ou de tailles de caractère, bon nombre de lecteurs apprécieront ce souci de faire ressortir avec une puissance accrue des éléments du texte. Esquisses blanches sur fonds noir, ornées de mille et un détails, celles-ci m'ont fait songer aux ébauches de Paul Grimault pour son film d'animation, Le Roi et l'Oiseau. Les dessins de Georges Boulard, ouvrant et présentant les différentes parties du livre, prison, hélices, pont, orgues, arsenal, illustrent de façon admirable l'architecture moderne, créatif et kaléidoscopique du roman.

Ce livre est une bien belle surprise qui se distingue à la fois par un univers foisonnant, une prose et un écrin originaux. Les extraits de livres imaginaires, placés à la fin de l'oeuvre, laissent songer à une quantité d'autres textes en suspens, qui s'insèrent dans la mécanique géniale de l'auteur. Je ne saurais trop féliciter Jean-Daniel Dupuy, qui donne ici furieusement envie de partir à la découverte de ses deux autres romans, Ministère de la Pitié et Les noces de carton tous deux parus aux éditions de La mauvaise graine.




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