vendredi 4 septembre 2009

Géométrie d'un rêve: variations et jeux de miroir

C'est l'heure de la rentrée littéraire, celle qui fait crouler les librairies sous une déferlante de titres plus ou moins digestes. J'ai prévu d'évoquer très bientôt le nouveau bébé de Jérôme Lafargue (Dans les ombres Sylvestres) dont la première incursion romanesque L'Ami Butler, parue justement à l'occasion de la rentrée littéraire 2007, avait marqué de son empreinte la taverne.
Pour l'heure, c'est à un auteur qui n'en est plus à son coup d'essai, loin de là, puisque depuis Un rêve de glace, paru pour la première fois en 1974( chez Albin Michel) Hubert Haddad a écrit plus d'une quinzaine de romans.
Pourtant, Géométrie d'un rêve, son dernier roman était l'occasion pour moi de découvrir l'écrivain.

« J'ai connu des jours heureux avant Fedora, toute une vie à laquelle elle ne participait d'aucune façon. Qu'elle eût pu exister quelque part et n'être alors rien pour moi semble presque impossible tant l'amour bouleverse le temps et le réinvente. »

Ce roman fait partie de ceux dont la figure centrale est absente, et pourtant omni-présente dans l'esprit du narrateur. Celui-ci tient le journal intime fragmenté de sa dérive, au bord d'un continent qui le rattache, de près ou de loin, à cette figure ensorcelée, évanescente qu'est Fédora.
Le narrateur est isolé dans un manoir au nom évocateur de Ker-Lann, qui surplombe les côtes du Finistère, observatoire privilégié de son passé ténébreux. Le flux et reflux des vagues, oscillants au gré des vents marins, tendent à ranimer des bribes de souvenirs qui le hantent. Telle une malédiction inexpugnable, ces derniers traînent derrière eux des échos douloureux, remontant à la surface de la mémoire, d'autres territoires submergés.




Encore tout jeune enfant, ses escapades sur l'île d'amour, au bord de la Marne, avec son frère, lui rappellent les premiers frémissements érotiques, le désir d'approcher le corps féminin, de le palper. A l'époque déjà, le trésor convoité était un piège envoûtant; le lichen s'interférait entre elle et lui, entre ses doigts et son corps statufié.
Par la suite, c'est le désir interdit qu'il éprouve à l'égard de sa belle-mère qui fait obstacle à ses pulsions juvéniles.
Avec nostalgie, se souvient-il de son amie japonaise, surveillée par la mafia locale. Déjà, depuis le rivage, il subissait la fuite de l'amour vers le large. Amour en fuite, amour précaire, amour suicidaire...
Quel mystère hante le chateau de Fortbrune, parti en fumée avec toutes les peintures du maître de Lassis? Toutes, pas si sûr! Le chasseur de continent éclaire les passages les plus secrets de l'oeuvre. Il s'agit d' une faille sur la terra incognita. Pour s'y faufiler, il faudra peut-être suivre la trace de ces personnages, qui semblent en savoir bien plus qu'elles ne veulent admettre.

On ne réveille pas les profondeurs oubliées impunément, semble suggérer l'auteur de ce carnet de bord tourmenté.
Celui-ci, à l'image de la figure centrale recèle mille et une facettes, cache mille et un tourments, exhumés en l'honneur de Fédora, cette créature de rêve qui se laisse apprivoiser la journée, mais indomptable la nuit. Spectateur impuissant de la grâce vampirisante de la soprano, il devra se contenter de la dévorer du regard, au cours de ses représentations sur scène. Au comble de la frustration, la jalousie s'immisce. Il ne peut qu'imaginer les scènes qui se trament en coulisse, avec les chanteurs qui lui donnent la réplique.

Ces quelques feuillets éparses constituent un acte de résistance à la dérobade de Fédora, une bouée de sauvetage en plein naufrage. Sans ordre apparent, billets d'humeur, textes empruntés, fragments de rêves, tentatives de reconstitutions amorcées, amoncelées, avortées, permettront-ils de percer à jour les secrets de cette diva, de cette vierge de la nuit, de la démystifier?
FE-DO-RA, caméléon nocturne, déesse de l'ombre, incantation pénétrante qui dissimule en son sein, les trois tonalités, trinité maudite de ce cahier décomposé: l'obscurité du DO mineur, la gravité du RE mineur, la mélancolie du FA mineur. DO-RE-..-FA, comme une formule magique, vaine tentative de rapprocher l'être manquant de soi.

Je dois dire que dans un premier temps, j'ai été plutôt déconcerté par la construction, à la fois très dense et décousue du récit. Celui-ci demande de la part du lecteur une immersion totale dans l'univers du narrateur. De plus, les citations et autres allusions à d'autres noms de l'art semblent d'abord alourdir considérablement la poésie naturelle qui se dégage du phrasé de Haddad. Pourtant, progressivement, les raisons d'une telle abondance parviennent à filtrer au travers des lignes et elles parviennent alors à fusionner avec l'ensemble.
Par ailleurs, de prime abord, l'approche fragmentée de la trame a tendance à laisser sur la faim, de donner un sentiment de superficialité. Ce dernier ,aussi, s'estompe, au fur et à mesure, que les différentes pièces du puzzle se remettent en place. La confusion devient intrigue envoutante, les griefs initiaux se révèlent être des richesses insoupçonnées.

Zulma, qui a dans son catalogue des petites perles, comme El último lector de David Toscana, ou les parutions du visage vert, confirme ici que c'est une maison audacieuse, dans le bon sens du terme, à suivre de très près.


A l'instar de l'oeuvre du maître de Lassis, Géométrie d'un rêve bouleverse insidieusement la perception initiale du lecteur, qui se retrouve confronté à un prisme reflétant les différents états d'âme de celui qui l'observe.



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