mardi 9 novembre 2010

Forêts noires, territoires d'outre-tombe

Totem 2, composition photographique de Damien Massart
Romain Verger est un auteur que la taverne avait découvert avec son deuxième roman Grande ourse( publié en 2007). Il m'avait alors fait l'honneur d'un long entretien qui fournit l'occasion de se replonger dans son univers inextricable. Forêts noires, qui vient de paraître, constitue un récit tortueux sollicitant les méandres de l'imagination et de l'inconscient.

"Penché au-dessus de mon enfance comme au-dessus de l'eau miroitante d'un puits, je suis plus loin que jamais de me voir tel qu'en moi-même, mais c'est l'ombre qui vient à moi avec tout ce qu'elle porte, en soi, de ténèbre intérieure plus vaste qu'elle même."
(Claude Louis-Combet, Figures de nuit)

Inspection

Dans le cadre d'une mission scientifique, un biologiste est dépêché à la lisière d'une immense forêt japonaise, Aokigahara Jukai, dotée d'une lugubre réputation et qui a vu le jour suite à une éruption volcanique en 864. Dans sa fluctuation, elle épouse les contours et les couleurs du Fuji-Yama en attisant, à chaque regard porté vers les hauteurs, le désir de se plonger dans ses profondeurs constituées d'un lacis d'ossatures désarticulées, d'un enchevêtrement de plantes, d'un imbroglio de gouffres béants et de cadavres dont on imagine l'état de déliquescence avancée. Les hommes qui osent s'aventurer au-delà du seuil préconisé par la prudence se retrouvent insensiblement engloutis par la gueule béante de la forêt ténébreuse, sans que la moindre trace de leur corps inanimé permette d'affirmer ou d'infirmer telle ou telle hypothèse au sujet de la nature des disparitions. Pour mieux pénétrer le mystère qui entoure les lieux, nous sommes invités à tourner les yeux vers les eaux miroitantes du lac qui borde la futaie.


Introspection


Caught in the trees, composition photographique de Damien Massart

Placée en préambule du récit, la citation de Figures de nuit de Claude Louis-Combet annonce l'ambivalence qui prédominera tout au long de l'oeuvre, et à laquelle nous sommes confrontés dès l'apparition des deux siamoises de Atsuko et Shintaro. Le malaise suggéré par le portrait évanescent de ce dernier, et qui sera distillé tout au long du récit rappelle quelque peu l'ambiance fantastique de films japonais dont l'esthétique a probablement laissé des traces sur l'écriture de Romain Verger. On pense notamment à Kiyoshi Kurosawa et à Charisma, naviguant autour d'un arbre possédant une aura néfaste. On pourrait également mentionner Tomoyuki Takimoto qui réalisa en 2004 Ki no umi, ayant pour cadre cette "mer d'arbres" nimbée d'une atmosphère étrange et habitée par des récits défrayant la chronique. Pour l'anecdote, durant les repérages, le metteur en scène tomba sur un portefeuille qui contenait une petite fortune. Dans le livre en question, on en retrouve une allusion par l'intermédiaire de ces papiers d'identité, chéquiers et autres cartes de crédit jonchant les sentes de cet espace qu'on imagine hanté.
 
C'est avec un art consommé de l'ellipse et de la suggestion que la narration se dénoue insensiblement. Dans ce dédale de récits, c'est au lecteur d'associer les bribes de souvenirs entre elles.
Les réveils cauchemardesques en pleine forêt, sur un tapis de feuilles préfigurent la pourriture substantielle qui s'est, au fil du temps, emparée de l'être humain. Ces scènes qui se présentent à intervalles réguliers ne sont pas sans rappeler le roman à tiroirs du comte Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, au cours duquel Alphonse Van Worden reprend plusieurs fois ses esprits sous le gibet des frères et brigands Zoto qui personnifient la main mise du mal sur les contrées de la Sierra Morena.

Rétrospection


La mémoire des arbres, composition photographique de Damien Massart

De part en part, l'oeuvre est ici traversée par les réminiscences intrigantes d'un être, dont l'identité précise est drapée d'un voile de mystère subtilement entretenu. Ces impressions semblent faire suite à la déchéance que ce dernier a connue dans ces terres secrètement vénéneuses.
Les espèces de champignon recueillis avec passion par le jeune garçon semblent à travers leurs pores inoculer le germe d'une nocivité latente.
"Quel plaisir de cueillir le champignon fraîchement monté, de déterrer son pied joufflu, de décoller de son chapeau les nervures de feuilles décomposées et d'inspecter la morsure des bêtes."
Pour retrouver la trace de l'itinéraire parcouru, il faudra- nécessité que l'on retrouve chez Louis-Combet- se frayer un chemin à travers les différentes étapes de la vie, subir le passage de rites initiatiques qui nous ramènent à la Forêt de Meaulnes et son castel où se déroulait déjà l'unique roman d'Alain Fournier, qui voit un groupe d'adolescents vampirisés par un personnage incarnant le travestissement de l'enfance et la transgression de l'interdit.

La forêt, lieu méconnaissable au coeur de laquelle impunément peut s'exprimer la chasse sous toutes ses formes, nous baigne tout au long de l'oeuvre dans une ambiance étouffante où chaque évocation est susceptible de déclencher une série de pensées terrifiantes.

L'écriture de Romain Verger épouse avec poésie les sensations de ses personnages. Forêts noires brasse un ensemble de thématiques délicates à aborder et pourtant remarquablement mises en scène. Il s'agit d'une oeuvre originale et inspirée, qui trouvera à n'en pas douter une place de choix dans la bibliothèque des lecteurs curieux.



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