mercredi 22 décembre 2010

Le parfum enivrant de la mort


Netsuke en ivoire

En 1972, la sortie du Nécrophile chez Régine Deforges frappa les uns par l'immoralité du sujet abordé, les autres par l'élégance stylistique de la plume de l'auteur, signant ici le premier roman qui annonçait, par sa thématique, l'essentiel de sa bibliographie. Il faudra attendre près de trente années pour que le texte revoit le jour dans une édition digne de ce nom, enfin séparée du Necropolis de Jean-Louis Degaudenzi.
Point d'orgue de notre dossier consacré à Gabrielle Wittkop, qui nous quittait il y a tout juste huit ans, Anne-Françoise lui a consacré aujourd'hui même un très bel article qui lui rend un hommage particulièrement touchant.

-Mais si, bien sûr, j'aime les garçons, mais aussi les femmes. 
Ne pouvant vraiment pas lui dire: « J'aimerais beaucoup vos yeux révulsés, vos lèvres muettes, votre sexe glacial, si seulement vous étiez mort. Malheureusement, vous avez le très mauvais goût d'être en vie(...) ».
Lucien N est antiquaire, activité qui le plonge du matin au soir dans l'ambiance délétère des objets façonnés par des artisans disparus. Amateur des netsuke japonais, ces statuettes mettant en scène l'érotisme sous l'œil complice de Thanatos, il y retrouve le plaisir immortel de ses ébats d'outre-tombe.
Si la jouissance de l'accouplement avec le défunt est pour lui d'une incomparable acuité, à cause de la dégradation organique du trépassé, elle n'en demeure pas moins d'une frustrante précarité. A partir de la révélation de l'existence d'un amant potentiel, jusqu'à ce que l'état de ce dernier exige de s'en débarrasser dans la Seine, en passant par le périlleux parcours qui les emmène du cimetière jusqu'à leur refuge amoureux, le nécrophile est soumis à une urgence de tous les instants. Pour retrouver l'intimité favorable à l'épanouissement des amants, tandis qu'il s'ingénie à rendre le climat de la pièce abritant l'être cher aussi glacial que possible, Lucien oblige son entourage à ne le déranger sous aucun prétexte afin d'offrir à son couple l'intimité requise. L'imprévisibilité de certaines situations le pousse parfois à écourter les préparatifs lui offrant calme et volupté dans son monde calfeutré en le contraignant à se laisser aller à des étreintes improvisées au sein même du territoire de son partenaire érotique, ou à sa proche périphérie. Indistinctement attiré par les hommes et les femmes, les enfants et les personnes d'âge avancé, par les beautés et les êtres repoussants, l'enivrement de Lucien provient avant tout de l'odeur de bombyx se dégageant de leur peau car « elle semble venir du cœur de la terre, de l'empire où les larves musquées cheminent entre les racines, où les lames de mica jettent leur lueur d'argent glacé, là où sourd le sang des futurs chrysanthèmes, parmi les tourbes pulvérulentes, les bourbes sulfureuses. L'odeur des morts est celle du retour au cosmos, celle de la sublime alchimie.» 



Netsuke en bois

L'accouplement qui fait ici l'objet d'une cérémonie fascinante est dépeint avec une ferveur transcendantale faisant penser au mariage ancestral du ciel et de la terre. De temps à autres, la mort révèle une découverte surprenante qui rehausse encore le charme discret du défunt, comme la fermeté des seins d'une femme âgée, ou la surprenante vigueur du sexe d'une vierge. Pour Lucien, la mort n'est pas une fin en soi, mais bien plutôt l'apothéose des qualités essentielles en germe.
Son journal, réseau de récits, qui se répondent les uns les autres, donne à son aventure une trajectoire qui semble orientée par l'appel renouvelé des morts, ces derniers donnant l'impression de témoigner un désir réciproque pour l'amoureux transi. La fragmentation volontaire du parcours, rendue obligatoire par la forme utilisée, offre à la narration une intensité dont le point d'orgue se situe bien souvent dans les parts d'ombre, les révélations indicibles, les évocations suspendues. La précision chirurgicale de l'écriture, rendue possible par le discours à la première personne, créé les conditions propices au règne d'une suffocante atmosphère, et impossible toute éventualité de jugements de valeur. Étourdissante par sa dextérité à transgresser les règles morales, Gabrielle Wittkop ne se contente pas de susciter chez le lecteur des réactions épidermiques et une troublante empathie à l'égard de son personnage, elle provoque une réflexion ambivalente sur la relation ambiguë que Lucien, mais aussi certains de ses congénères, entretiennent, d'une façon ou d'une autre avec les morts. Le nécrophile sera ainsi plusieurs fois spectateur de cet amour interdit dont il est persuadé d'être l'exclusif détenteur vivant, tel un collectionneur qui aurait besoin d'avoir le privilège de se savoir l'unique propriétaire d'un pièce d'une rareté exemplaire.





3 commentaires:

Nikola... a dit…

Merci infiniment, cher Edwood, pour cette série de voyages en pays wittkopien, qui finissent si magistralement, en ce huitième anniversaire de sa mort, avec ta délicate chronique du Nécrophile, certainement le récit le plus marquant de son œuvre. J'invite tous ses lecteurs à lever aujourd'hui leur verre de champagne à la mémoire de Gabrielle Wittkop, qui aimait tant la "pisse d'ange"... A vous, chère Gabrielle!
Amitiés, Nikola...

edwood a dit…

Nikola, je suis particulièrement ému de ton passage en ces lieux.
Il s'agit du premier livre de Gabrielle Wittkop, et peut-être du plus mémorable parmi toutes ses créations, celui par lequel Anne-Françoise et moi, avons entamé la découverte de son oeuvre, et celui par lequel nous souhaitions aussi clore notre humble intervention.
Amitiés,
Christophe

Hécate a dit…

Cher Edwood , je viens de publier sur mon blog un article consacré au "Nécrophile " ,et je vous informe que j'ai mis en lien en plus de votre Taverne ,Irma Vep ,et Nikola pour de plus pointus renseignement sur Gabrielle Wittkop .
Bien à vous
Hécate