mercredi 1 décembre 2010

Quand la raison s'endort sous l'oeil complice du lecteur

Goya, Le sommeil de la Raison

« La fantaisie, sans la raison, produit des monstruosités; unies, elles enfantent les vrais artistes et créent des merveilles. »( Goya)

Début d'un dossier consacré à Gabrielle Wittkop, que la taverne accueillera en parallèle avec Anne-Françoise Kavauvea, qui l'introduit au seuil de son blog, et qui se conclura très certainement le 22 décembre, anniversaire de la commémoration de sa disparition, par une chronique de Le Nécrophile, premier roman-phare de l'oeuvre de l'une des plus iconoclastes des auteurs français.

Composé de six nouvelles aussi délectables qu'épouvantables, Le sommeil de la raison, publié de façon posthume en 2003, constitue une porte d'entrée privilégiée à l'œuvre ambivalente et ténébreuse de Gabrielle Wittkop, derrière laquelle chaque page explore les territoires tapis dans l'ombre de l'inconscient, prêts à ressurgir au moindre signe de faiblesse de la raison.


La monstruosité englobe de façon imprécise, déformée en quelque sorte, toute les catégories de la population, qui échappent, d'une manière ou d'une autre, aux conventions qui régissent la nature. Si repoussante que soit la difformité élémentaire de ces êtres hors du commun, les singularités de chacun d'entre eux incitent à pénétrer leur univers multiple. Pour infiltrer au mieux le monde enfermant ces créatures surnaturelles et uniques, pour profiter au mieux de leurs parfums capiteux, le recours à certaines substances délicieuses, ou l'emprise de certains supplices indicibles, ajoutent à la dimension hallucinante de ces récits.
« Il est facile de défendre des principes avec des mots. Il est plus difficile déjà de réprouver sans hypocrisie des cruautés qu'on a vues et dans lesquelles on a puisé une délectation aussi secrète qu'inattendue. »
L'obscénité de l'observateur n'est-elle pas en mesure de faire naître chez le témoin de ce voyeurisme répugnant un dégoût proportionnel à la délectation avec laquelle le premier se laisse aller à ses penchants? Ne sommes-nous pas décemment amenés à nous interroger sur l'identité réelle du monstre? Celui qui sans modération s'assujettit aux vices de l'espèce humaine ne porte-t-il pas davantage les stigmates de la monstruosité que celui qui doit subir les écarts de la nature?

Dans la première nouvelle qui donne le titre au recueil, ce sont les visiteurs d'un asile rassemblant des phénomènes de foire qui excitent la perversité de ces derniers en leur offrant du champagne pour assister à une orgie de laquelle ils resteront malgré tout à l'écart.

Miraculée puis déchue, Madeleine ne symbolise aux yeux de Clément plus que le Ventre atrophié qui caractérisait sa tante, surnommée l'Araignée, à cause de l'étonnante capacité de contorsion dont elle disposait. Quand la compassion et la pitié se mêlent à la répulsion, la monstruosité revêt une polymorphie qui miroite les sentiments contrariés de l'amant.


Goya

Monstres ou chimères? Ce n'est pas tant l'objet observé qui importe ici, que l'état d'esprit de celui qui s'y confronte. Dans Tel père, telle fille, le miroir sans tain, pare-brise protégeant l'intimité, tourné vers la vie érotique de son double paternel et fantasmé, permet à Gabrielle, alter-ego envisageable de l'auteur qui n'a jamais caché son homosexualité d'avoir, à la dérobée, accès par relation interposée, à la face cachée de la sexualité de ses maîtresses, tout en épousant du regard les contours de la femme désirée qui se retrouvera plus tard dans le même lit qu'elle.

La solitude crée dans Harley les conditions propices à l'émergence d'une figure obsessionnelle susceptible de combler les lacunes amoureuses de l'isolé, et dont seule la mort pourrait mettre un terme de façon définitive. Harley, avatar, qui pour survivre aux visions de Jean-Marie, doit voler de ses propres ailes, se réincarner en créature angélique surveillant les songes de l'être aimé, au risque de se réveiller dans l'enfer d'un effroyable sursaut.

Dans Image en gris, c'est un édifice, celui du Palais des expositions, dont la structure remarquable met en péril la ville pendant la guerre, qui attise les regards, incarnant ainsi le statut monstrueux du récit. Réseau de corridors et d'inextricables galeries souterraines, reliés entre eux par un enchevêtrement d'escaliers à vis et d'anfractuosités insoupçonnables, le labyrinthe urbain se montre abominable par les innocentes parties de cache-cache qu'il provoque, et qui lui fait jouer le rôle de révélateur des dispositions précoces pour la luxure, devenant par la suite le théâtre de crimes perpétrés contre ces enfants ayant osé bravé l'interdit. Par sa construction tourmentée et insaisissable, par son attrait irrésistible, le palais semble représenter le négatif du cerveau humain.

Recueil hétéroclite et troublant, Le sommeil de la raison est doté d'une atmosphère et d'une écriture dont le charme vénéneux m'a littéralement contaminé bien au-delà de la lecture.



3 commentaires:

Irma Vep a dit…

Gabrielle dans la Taverne, depuis le temps que j'attendais cela! C'est un plaisir de constater l'envoûtement du lecteur qui la découvre et qui se laisse envahir par ce salutaire cataclysme qu'elle seule sait déclencher par les mots...Vraiment, merci.
Bien à toi,
Irma Vep

edwood a dit…

Chère Irma,
Je dois dire que j'appréhendais quelque peu le passage à l'acte qui suit une lecture ô combien passionnante, et qui me révèle une auteure monstrueuse de talent, injustement méconnue, comme bon nombre d'écrivains abordés en ces lieux.
Dans les prochains jours, Anne-Françoise prend le relais avec une lecture originale de La Mort de C., un roman d'une modernité confondante.
Encore merci de ton attention.

Irma vep a dit…

..."La mort de C." m'a personnellement absolument bouleversée... Je crois me souvenir que c'est le texte dont GW était la plus fière...