samedi 12 septembre 2009

Le retour de Jérôme Lafargue avec Dans les ombres sylvestres



La taverne avait découvert Jérôme Lafargue, il y a à presque deux ans, avec un premier roman ô combien surprenant, L'Ami Butler, qui emmenait le lecteur au pays d'un écrivain vivant au milieu de ses chimères. C'est à travers l'itinéraire de son frère jumeau que l'on était invité à éclaircir le brouillard qui recouvrait les contrées impénétrables de Riemech.

Avec Dans les ombres sylvestres(toujours chez Quidam), le lecteur qui a eu la chance de découvrir la précédente oeuvre de Lafargue, ne se sentira point perdu. Ici, c'est le descendant de la famille Guesdepin, placée sous le signe du mystère le plus épais, qui nous invite à Cluquet, petit village des landes, cloisonné entre l'Atlantique et le Bois-du-loup-gris, pour cerner les contours sinueux d'une histoire qui lui appartient, mais qui se dérobe à sa compréhension.
Pour faire remonter à la surface ses ancêtres disparus, Audric devra se rendre au chevet des hommes qui l'ont approché.

"Et il ne faisait après tout que participer au mouvement du monde où la sauvagerie cohabite si étroitement avec la générosité la plus absolue: les processus de civilisation et de déshumanisation chevauchent côte à côte dans une poussière aveuglante, et les moments où celle-ci vient à se dissiper, on prend le temps de constater ce qui de la lumière des visages bienheureux ou de la roideur des cadavres déchiquetés l'a emporté cette fois-là. Car dans ce combat il n'existe pas de limites: tout y est possible, de la barbarie sans égard pour la dignité des corps et des âmes, à l'émerveillement total devant l'ingénuité, l'abnégation et le dévouement dont peut faire preuve le genre humain."

A l'origine de la légende Guesdepin, il y a son arrière-grand-père, Elébotham, un homme ambivalent, solitaire, à la fois victime et fort de sa réputation. Les forfaits dont on l'accuse le condamne au statut de vil bandit. Pourtant, il semblerait que ses actes dissimulent un objectif autrement plus noble. Pour tenter de l'appréhender, le voyage narratif naviguera vers d'autres contrées où la sorcellerie tient une place prépondérante. L'apprenti sorcier serait-il devenu un magicien bienfaiteur ou un nécromancien? Chaque être dissimule en son sein des facettes contradictoires, qui le rendent à jamais méconnaissable. L'histoire est un miroir déformant dont l'univers sylvestre stimule le caractère indéchiffrable. La forêt comprend une variété d'essences et d'espèces qui mettent à jour la frontière entre le partie méridionale et septentrionale du territoire. Même en pleine journée, il peut y régner une obscurité impénétrable. Mère de contrastes et des craintes ancestrales, elle est la gardienne de ceux qui s'y abandonnent; le destin est prompt à rattraper le fugitif qui tente de s'en échapper. Les canons de la première guerre mondiale ont fait partir en fumée la trace du vieux Guesdepin.

Pour rejoindre les cieux, son grand-père aviateur, Osman a trouvé la voie qui lui était assignée par les djins, dryades des bois et autres esprits qui hantent les lieux. Cet écureuil suivi à la trace par Audric n'en fait-il pas parti? Ne pourrait-il pas constituer la preuve vivante de la thèse de la réincarnation. L'esprit vagabondant interprète tous les signes qui lui sont présentés avec la puissance proportionnelle à son imagination.

Si le surf était la passion du père d'Audric, ce n'est pas un pur hasard. La puissance de la mer, domptée par l'agilité humaine. Cette pratique n'incarne-t-elle pas l'esprit rebelle qui constitue le fil rouge de l'arbre généalogique des Guesdepin?
Dans sa quête, il fouillera les archives universitaires, à la recherche des liens qui l'unissent à la fois à sa famille, mais aussi à la lignée des plus grands insurgés de tous les temps. Comme pour l'Ami Butler, les figures fictives se mêlent aux noms historiques pour installer le lecteur dans une confusion qui ne le lâchera plus dès lors. Si le texte grouille d'indices susceptibles de mettre sur une piste, ces derniers ne constituent jamais la totale certitude de ne pas faire fausse route.

Au fil des lignes, les interrogations se bousculent dans l'esprit du narrateur au même rythme que dans celui du lecteur, pris dans la spirale romanesque imaginée par l'auteur.
Quel est le but de ces gri-gri dont fourmille la trame du récit? Sous l' apparence de rouage parfaitement incorporé à l'histoire, ne seraient-ils finalement pas là pour amadouer le lecteur?
Les signes du destin se dérobent aux vagabonds ayant les yeux détournés du sentier providentiel. Ils ne peuvent guère apercevoir les empreintes des fantômes du passé. Mais qu'en est-il de ceux qui tracent leur propre destinée?


Audric, avec sa femme Amelha, est le dernier survivant de ce village, dont il ne reste plus que les vestiges d'une vie sociale. Il rassemble le terreau indispensable pour élaborer les hypothèses familiales qui l'arracheront de l'insupportable inconnue. Hélas, la terre qui l'environne est aussi meuble, aussi instable que les récits qui lui parviennent à ses oreilles.


Jérôme Lafargue, natif des landes, témoigne de virtuosité pour les descriptions de ces contrées sauvages, susceptibles d'envoûter le lecteur dans un univers foisonnant et inextricable.
L'ambiance qui se dégage de l'oeuvre est délicieusement onirique et rappelle les contes pour enfants que nous écoutions avec douceur, sans jamais parvenir à élucider le dénouement.
Même si l'effet de surprise s'est quelque peu atténué depuis sa précédente oeuvre, celle-ci mérite plus qu'un petit détour. Son ambiance, son imagination hors du commun et son écriture hypnotisante en font une oeuvre atypique à découvrir.





vendredi 4 septembre 2009

Géométrie d'un rêve: variations et jeux de miroir

C'est l'heure de la rentrée littéraire, celle qui fait crouler les librairies sous une déferlante de titres plus ou moins digestes. J'ai prévu d'évoquer très bientôt le nouveau bébé de Jérôme Lafargue (Dans les ombres Sylvestres) dont la première incursion romanesque L'Ami Butler, parue justement à l'occasion de la rentrée littéraire 2007, avait marqué de son empreinte la taverne.
Pour l'heure, c'est à un auteur qui n'en est plus à son coup d'essai, loin de là, puisque depuis Un rêve de glace, paru pour la première fois en 1974( chez Albin Michel) Hubert Haddad a écrit plus d'une quinzaine de romans.
Pourtant, Géométrie d'un rêve, son dernier roman était l'occasion pour moi de découvrir l'écrivain.

« J'ai connu des jours heureux avant Fedora, toute une vie à laquelle elle ne participait d'aucune façon. Qu'elle eût pu exister quelque part et n'être alors rien pour moi semble presque impossible tant l'amour bouleverse le temps et le réinvente. »

Ce roman fait partie de ceux dont la figure centrale est absente, et pourtant omni-présente dans l'esprit du narrateur. Celui-ci tient le journal intime fragmenté de sa dérive, au bord d'un continent qui le rattache, de près ou de loin, à cette figure ensorcelée, évanescente qu'est Fédora.
Le narrateur est isolé dans un manoir au nom évocateur de Ker-Lann, qui surplombe les côtes du Finistère, observatoire privilégié de son passé ténébreux. Le flux et reflux des vagues, oscillants au gré des vents marins, tendent à ranimer des bribes de souvenirs qui le hantent. Telle une malédiction inexpugnable, ces derniers traînent derrière eux des échos douloureux, remontant à la surface de la mémoire, d'autres territoires submergés.




Encore tout jeune enfant, ses escapades sur l'île d'amour, au bord de la Marne, avec son frère, lui rappellent les premiers frémissements érotiques, le désir d'approcher le corps féminin, de le palper. A l'époque déjà, le trésor convoité était un piège envoûtant; le lichen s'interférait entre elle et lui, entre ses doigts et son corps statufié.
Par la suite, c'est le désir interdit qu'il éprouve à l'égard de sa belle-mère qui fait obstacle à ses pulsions juvéniles.
Avec nostalgie, se souvient-il de son amie japonaise, surveillée par la mafia locale. Déjà, depuis le rivage, il subissait la fuite de l'amour vers le large. Amour en fuite, amour précaire, amour suicidaire...
Quel mystère hante le chateau de Fortbrune, parti en fumée avec toutes les peintures du maître de Lassis? Toutes, pas si sûr! Le chasseur de continent éclaire les passages les plus secrets de l'oeuvre. Il s'agit d' une faille sur la terra incognita. Pour s'y faufiler, il faudra peut-être suivre la trace de ces personnages, qui semblent en savoir bien plus qu'elles ne veulent admettre.

On ne réveille pas les profondeurs oubliées impunément, semble suggérer l'auteur de ce carnet de bord tourmenté.
Celui-ci, à l'image de la figure centrale recèle mille et une facettes, cache mille et un tourments, exhumés en l'honneur de Fédora, cette créature de rêve qui se laisse apprivoiser la journée, mais indomptable la nuit. Spectateur impuissant de la grâce vampirisante de la soprano, il devra se contenter de la dévorer du regard, au cours de ses représentations sur scène. Au comble de la frustration, la jalousie s'immisce. Il ne peut qu'imaginer les scènes qui se trament en coulisse, avec les chanteurs qui lui donnent la réplique.

Ces quelques feuillets éparses constituent un acte de résistance à la dérobade de Fédora, une bouée de sauvetage en plein naufrage. Sans ordre apparent, billets d'humeur, textes empruntés, fragments de rêves, tentatives de reconstitutions amorcées, amoncelées, avortées, permettront-ils de percer à jour les secrets de cette diva, de cette vierge de la nuit, de la démystifier?
FE-DO-RA, caméléon nocturne, déesse de l'ombre, incantation pénétrante qui dissimule en son sein, les trois tonalités, trinité maudite de ce cahier décomposé: l'obscurité du DO mineur, la gravité du RE mineur, la mélancolie du FA mineur. DO-RE-..-FA, comme une formule magique, vaine tentative de rapprocher l'être manquant de soi.

Je dois dire que dans un premier temps, j'ai été plutôt déconcerté par la construction, à la fois très dense et décousue du récit. Celui-ci demande de la part du lecteur une immersion totale dans l'univers du narrateur. De plus, les citations et autres allusions à d'autres noms de l'art semblent d'abord alourdir considérablement la poésie naturelle qui se dégage du phrasé de Haddad. Pourtant, progressivement, les raisons d'une telle abondance parviennent à filtrer au travers des lignes et elles parviennent alors à fusionner avec l'ensemble.
Par ailleurs, de prime abord, l'approche fragmentée de la trame a tendance à laisser sur la faim, de donner un sentiment de superficialité. Ce dernier ,aussi, s'estompe, au fur et à mesure, que les différentes pièces du puzzle se remettent en place. La confusion devient intrigue envoutante, les griefs initiaux se révèlent être des richesses insoupçonnées.

Zulma, qui a dans son catalogue des petites perles, comme El último lector de David Toscana, ou les parutions du visage vert, confirme ici que c'est une maison audacieuse, dans le bon sens du terme, à suivre de très près.


A l'instar de l'oeuvre du maître de Lassis, Géométrie d'un rêve bouleverse insidieusement la perception initiale du lecteur, qui se retrouve confronté à un prisme reflétant les différents états d'âme de celui qui l'observe.



mercredi 26 août 2009

Plongée en apnée dans l'univers ambivalent de..Romain Verger


“Nuit des nuits sans amour étrangleuse du rêve
Nuit de sang nuit de feu nuit de guerre sans trêve
Nuit de chemin perdu parmi les escaliers
Et de pieds retombant trop lourds sur les paliers
Nuit de luxure nuit de chute dans l’abîme
Nuit de chaînes sonnant dans la salle du crime
Nuit de fantômes nus se glissant dans les lits
Nuit de réveil quand les dormeurs sont affaiblis.
Sentant rouler du sang sur leur maigre poitrine
Et monter à leurs dents la bave de l’angine
Ils caressent dans l’ombre un vampire velu
Et ne distinguent pas si le monstre goulu
N’est pas leur coeur battant sous leurs côtes souillées.”
Robert Desnos, The Night of loveless nights, 1930.



Pour fêter la rentrée, la taverne a décidé de vous plonger dans l'univers hétéroclite de Romain Verger.



MOTEUR



Celui-ci est composé d'une multitude de portes d'entrée et autant d'aimants séduisants, poésie, littérature, photographie mais aussi peinture, dont il nous offre un aperçu sur son site rverger.com.

Cependant, je souhaiterais ici m'attarder sur son tout jeune blog membrane, derrière lequel se cache l'appellation d'omni-perméable et photosensible. Pour la rentrée, le caméléon a fait peau neuve. Jalonné de captivantes étrangetés issues essentiellement du monde cinématographique, photographique, on y trouve aussi des extraits musicaux, des gifs animés, de courts textes( des poèmes le plus souvent) et autres raretés dénichées au gré des pérégrinations internautiques de Romain Verger.
Au-delà du patchwork capricieux, ces mosaïques se succèdent souvent selon une variation thématique qui donne au spectateur l'impression de naviguer à la lisière d'un monde halluciné. Ce dernier reflète profondément les influences de l'artiste.




"L'art est une expérience de transmutation."




Décomposé, disséqué, mutilé, monstrueux, métamorphosé, le corps est dévoilé sous toutes ses formes. Instrument anatomique, au service d'une démarche anthropologique, psychologique, fantastique.
Dans cet esprit mutant et alchimique, Alkama ne devrait pas laisser de marbre ceux qui y jetteront leurs yeux injectés de sang.







Membrane est aussi l'occasion de montrer des parallèles palpables entre l'espèce humaine et les animaux, de revisiter mythes et contes païens sous un regard insolite.
Ces compilations stylistiques tout à fait étonnantes s'apparentent, à mes yeux, à une sorte de spéléologie psychologique qui a pour but de donner une pré-vision des tréfonds de l'âme humaine.




Membrane est aussi une porte ouverte littéraire, avec entre autres, des textes mirifiques de Antoine Volodine ou une lecture d'Antonin Artaud. Ecartons-nous des sentiers battus et laissons-nous hyptonotiser par l'acteur principal de ces pièces en un acte pour une bouche de Samuel Beckett(en version originale) ou happer par l'odeur nauséabonde de ce texte de Peter Esterhazy.



De cet espace naviguant en eaux troubles, il semble transparaitre une fascination pour les formes géologiques incongrues, des cratères, des formes minérales improbables, tel ce champignon qui semble surgir de nulle part.
Témoignages ancestraux de l'agitation qui habite la croûte terrestre, en profondeur, ou en surface.
Toujours cette ambivalence entre faces cachées et dévoilées, ombres et lumières, rêves et réalités...


Les extraits musicaux qui parsèment ces pages m'ont notamment permis de réentendre avec plaisir la douce mélodie de la Gnossienne N°4 d'Erik Satie, la guitare hypnotisante de Neil Young qui ouvre le film Dead Man de Jim Jarmusch, de découvrir le son envoutant distillé par le groupe Sparklehorse, ou encore de m'imprégner de l'atmosphère inquiétante des lieux avec Murcof, ou l'inconnu Black Moth Super. Je serais bien désolé de devoir faire l'impasse sur de nombreux autres petites perles distillées ici ou là au gré de l'humeur vagabondante de Romain Verger. Après tout, en quelques clics, le charme des lieux aura bien plus de pouvoir que ces modestes évocations, semées dans ce no man's land.


Les gifs animés représentent une heureuse initiative permettant de revisiter (le plus souvent) un extrait marquant d'un film, comme un redécoupage personnel de l'attaque des oiseaux dans le film-culte d'Hitchcock, ou la vision cauchemardesque d'Elephant Man de David Lynch.


L'un des artistes contemporains ayant le mieux appréhendé la vie onirique, le subconscient et les tourments qui agitent l'espèce humaine, est sans aucun doute David Lynch. Il fait aussi partie des sources d'inspiration prégnantes de Romain Verger; il ne s'agit donc pas d'un hasard s'il apparait en filigrane sur le blog de Romain Verger.








Le nom du réalisateur d'Inland Empire est naturellement revenu dans l'entretien que Romain Verger m'a spontanément accordé. Je vous propose de le découvrir dans les lignes qui suivent...

  • Tout d'abord, pourriez-vous décrire votre parcours?
J’ai suivi des études de Lettres qui m’ont conduit jusqu’au Doctorat que j’ai consacré au poète Henri Michaux et à l’écriture du rêve. J’ai enseigné trois ans à l’Université Paris X, puis dans le secondaire, en lycée d'abord et en collège actuellement.
À ce rythme-là, il est fort probable que je me retrouve en maternelle d’ici quelques années et que j’achève ma vie en néonatalogie. Pour le reste, après avoir écrit de la poésie, je me consacre pour l’essentiel depuis 2004 aux formes narratives.

  • En découvrant votre travail, j'ai été impressionné par les nombreuses formes qu'il prend, de la poésie au roman, en passant par la peinture, la critique littéraire ou par vos exercices d'animation, de photographie. Comment parvenez-vous à trouver le temps de conjuguer toutes vos activités?
Je suis peut-être un hyperactif qui s’ignore. En tout cas, l’inactivité me met mal à l’aise. J’aime être sous tension, guidé par l’urgence. C’est peut-être pourquoi j’aime mettre sur mon blog des gifs animés de machines qui tournent en boucle. Elles me rappellent l’usine de mon père où j’entrais lorsque j’étais enfant. Conditionneuses pour l’essentiel, remplisseuses, elles tournaient inlassablement. C’était impressionnant de déambuler entre ces mastodontes d’acier comme de récupérer et d’examiner leurs productions, crachées à longueur de journée à un rythme effréné. Par ailleurs, j’écris peu. L’écriture n’a rien pour moi d’une hygiène quotidienne. Alors j’ai assez rapidement diversifié mes activités pour satisfaire mon besoin de produire.
Quant au temps que je passe à tout cela, je ne l’évalue pas et m’efforce de le trouver.

  • Croyez vous en l'existence, à proprement parler de rêves prémonitoires, ou peut-on parler plutôt d'un mythe, d'une illusion alimentée par la résurgence d'un passé enfoui?
Les rêves prémonitoires, comme d’autres expériences, entrent dans le champ du paranormal. En nier catégoriquement l’existence, c’est rejeter l’irrationnel, en lequel je crois et qui m’importe d’un point de vue créatif. De toute façon, sans forcément relever d’une fatalité, tout rêve engage l’avenir. S’il emprunte aux restes diurnes, il n’en exerce pas moins une influence sur le rêveur, le modifie plus ou moins durablement. Si une nuit, vous rêvez qu’un proche se noie, sans doute le lendemain ne vous comporterez-vous pas à son égard comme si rien ne s’était passé au moment où il ira se baigner. Les rêves échafaudent des scénarios absurdes mais nous nous méfions toujours d’eux. Intensément vécus, davantage même que ne le sont les expériences réelles, ils peuvent nous remuer en profondeur.

  • Que pensez-vous du mythe de la caverne développé par Platon, selon lequel l'apprentissage n'est que réminiscence?
Certes, l’allégorie de la caverne illustre ce processus de réminiscence mais m’intéresse davantage la situation particulière de ce dispositif scénique très particulier, de ces hommes attachés et contraints de contempler le spectacle qu’on leur impose. Ce n’est pas tant la métaphore du cinéma où chacun peut à tout moment quitter la salle ou détourner le regard, que la situation particulière du cauchemar dont on ne peut sortir, sur les images duquel on a les yeux rivés sans pouvoir s’en détourner. À ceci près que contrairement au rêveur, les prisonniers habitués à leur condition ne souffrent pas de leur situation. Platon invite à se détourner des ombres, des simulacres pour s’élever aux idées et aux essences qui leur préexistent mais pourquoi ne pas faire le cheminement inverse qui consiste à creuser les ombres, à se laisser abuser et envelopper par elles, pour accéder à ce que Max Milner nomme L’Envers du visible dans son essai éponyme. Il n’est pas anodin que l’allégorie platonicienne se situe dans une caverne, lieu qui dans la Grèce antique pouvait comme il le rappelle servir de cadre à des révélations sacrées susceptibles de produire une impression d’horreur. La situation est de même assez proche de celle des grottes ornées de la préhistoire. S’intéresser aux ombres, ce n’est pas tourner le dos au réel. Un objet tire d’ailleurs sa réalité de l’ombre qu’il crée ; sans quoi il donne l’impression de flotter dans l’espace. Réévaluer l’ombre revient à fouiller le réel dans toutes ses dimensions, questionner l’origine, celle de l’univers et du chaos, de la nuit primordiale comme de nos commencements individuels, intra-utérins. Dans le cas des grottes pariétales que j’évoquais plus haut, on s’aperçoit bien que les hommes à cette époque représentaient des éléments de leur réalité quotidienne et immédiate, des animaux notamment, mais en descendant dans ces cavités obscures, ils les inscrivaient dans une autre dimension, celle des esprits, de la magie, « l’espace aux ombres » pour reprendre le titre d’un texte de Michaux.

  • Pour vous, quelles sont les conditions propices à la création?
L’écriture d’un roman ou d’un ensemble un peu conséquent exige d’abord du temps : de longues plages horaires quotidiennes, sur une période suffisamment longue pour que le projet puisse avancer. C’est ainsi que les choses prennent forme et sens, qu’avec du temps et du travail, l’écriture se sédimente en un ensemble qui aura été porté par un même état psychique et émotionnel, non qu’un roman soit traversé d’un bout à l’autre par un seul sentiment, mais il doit me semble-t-il être habité par une sorte d’état général, de disposition psychique, faut-il parler d’humeur ? C’est la raison pour laquelle j’ai suspendu pour l’été mes autres activités, afin d’éviter les interférences, les incessants passages d’une activité à une autre — dont chacune sollicite des pulsions et des tensions diverses — intermittences qui font mon quotidien le reste de l’année. Il faut se donner la peine de faire l’expérience d’une histoire parallèle, se laisser habiter par ses personnages pour qu’en retour, le texte en sorte hanté à proprement parler.
  • Pourriez-vous évoquer le rêve qui vous a laissé l'empreinte la plus profonde?
Quand j’étais enfant, trois rêves m’ont poursuivi quotidiennement, à tour de rôle, pendant un ou deux ans peut-être. J’en ai été très marqué et m’en souviens encore parfaitement, comme d’un film vu et revu des centaines de fois. C’était très perturbant de savoir qu’ils reviendraient chaque soir et qu’en aucun cas leur retour et leur répétition n’en atténueraient la force. Dans le premier, les choux verts — motifs du papier peint de ma chambre d’alors — se mettaient à tourner de plus en plus vite autour de mon lit tandis qu’une sorte de machine robotisée entrait par la porte dans un bruit électronique assourdissant, toutes lumières clignotantes, encombrait l’entrée et empêchait ma fuite tout en se rapprochant de mon lit. Le second est une caricature œdipienne : j’entendais un bruit d’interrupteur dans le couloir, me levais, me dirigeais vers la salle de bain et y trouvais la tête décapitée de mon père flottant dans une baignoire emplie de sang. Je pense que ce cauchemar m’a été inspiré du célèbre tableau de David, La Mort de Marat qui m’avait alors beaucoup impressionné. Le dernier était euphorique : je courais sur un carré de pelouse au bas de mon immeuble, prenais mon élan et me servais d’une butte d’herbe pour décoller, battais des bras d’abord péniblement, prenais peu à peu de la hauteur, gagnant en légèreté. Je survolais bientôt toute la région avec une facilité déconcertante, planant au-dessus des mers, montagnes et plaines.



  • Votre écriture laisse planer une confusion prégnante entre réalité, songe et hallucination. Par ailleurs, Grande ourse comporte trois parties qui peuvent se lire comme trois contes en suspens. Vous laissez au lecteur le soin de les assembler selon son imagination. Tout cela m'a fait songer à l'art lynchien de proposer une œuvre. Ce dernier n'aime guère donner la vision de ses films en public. Quel est votre point de vue à ce sujet?
Je crois que l’artiste n’a pas vocation à commenter ses œuvres. On peut comprendre d’autant mieux que Lynch s’y refuse que ses films mettent en place un réseau extrêmement complexe et ouvert de possibles et d’interprétations, qu’une orientation de l’artiste bornerait inévitablement. Cela dit, il a accordé des entretiens où il parle de ses films, mais de façon périphérique, en évoquant le tournage, les acteurs, la musique… J’accorde moi-même beaucoup d’importance à cette question de l’œuvre ouverte, parce qu’elle est au cœur du dispositif fantastique et onirique, et plus simplement l’un des gages de la richesse d’une œuvre. Racontez vos rêves à deux psychanalystes différents, il est peu probable qu’ils les interprètent exactement de la même façon — en dépit d’un savoir partagé — , chacun est renvoyé à sa propre histoire et c’est dans cette interaction que s’inscrit la réception et l’interprétation. Pour ma part, je ne refuse pas d’expliciter mes intentions, de penser les choses après les avoir faites de façon plus intuitive. C’est même parfois rassurant. J’ai gardé de ma formation universitaire et de mon métier d’enseignant l’habitude bonne ou mauvaise de décortiquer les textes, de les soumettre, sinon à élucidation, du moins à questionnement. Et je parviens dans une certaine mesure à penser mes livres comme s’ils étaient ceux d’un autre. Mais l’important est que le dernier mot revienne au lecteur, qu’on ne prenne pas ce que dit l’auteur pour argent comptant, qu’on puisse garder à l’esprit que le discours de l’artiste sur son œuvre participe sciemment ou non d’une volonté d’orienter et qu’il y a sans doute plus à apprendre de ce qu’il ne dit pas. Je reste persuadé que l’auteur ne maîtrise pas tous les leviers de ce qu’il produit, que seul un esprit extérieur (critique ou simple lecteur) est capable d’éclairer d’éventuelles zones d’ombres. Sur tel ou tel point, je suis parfois étonné de découvrir la lecture qu’un critique littéraire propose de tel ou tel passage ou motif de mes livres, parce que je n’y reconnais pas toujours mes intentions. Cela ne m’empêche pas de leur reconnaître souvent une réelle pertinence. J’y découvre des choses que j’estime possibles et qui m'éclairent parfois. Leur discours n’a pas moins de crédibilité que le mien ; il est assurément moins suspect.

  • Pour poursuivre à propos de David Lynch, il exerce sur vous une fascination palpable. Quelles sont les spécificités de son oeuvre qui vous ont le plus captivé, son oeuvre qui vous a le plus bouleversé?
Ma découverte du cinéma de David Lynch remonte à 1986, avec Blue Velvet. J’avais 14 ans. Ça a été un choc, résultant de l’affrontement à l’œuvre dans ce film, entre la tentation de s’abandonner aux pires perversions et les aspirations à la vertu et au Bien. Ce film reste encore pour moi l’un des plus dérangeants et perturbants qu’il m’ait été donné de voir. J’en ai gardé quelques images fortes : la bouche extatique d’Isabella Rossellini, s’entrouvrant sous les coups de Jeffrey, comme ce tableau macabre et sublime dans les dernières minutes où Gordon — l’homme en jaune — reste debout en statue alors qu’il a été assassiné, aux côtés de Don Vallens, oreille coupée, ligoté, un bâillon enfoncé dans la gorge. J’aime la façon dont Lynch construit ses films comme s’il « travaill[ait] à l’intérieur d’un rêve » (les mots sont de lui). Il ne s’interdit rien. Derrière sa caméra, les choses les plus anodines peuvent à tout moment devenir éminemment inquiétantes. Et puis il y a chez lui une grande attention portée à la beauté, dans ce qu’elle peut avoir de plus inattendu, de plus troublant, de plus déstabilisant. J’aime sa façon de conduire une exploration jusqu’à son point ultime, de nous y plonger totalement sans ménagement particulier. Je n’attends pas des films que je vois ou de mes lectures qu’elles me rassurent, mais qu’elles me bousculent, qu’elles me fassent reconsidérer à chaque fois ma croyance dans l’idée que je me fais de la réalité et de l’être humain. Je souscris totalement à la façon dont Gide définissait la fonction de l’art : « Inquiéter, tel est mon rôle ».
  • Étant un grand amateur de films d'animation, au travers de votre site membrane, je n'ai pu manquer d'observer un attrait prononcé pour ce domaine artistique . Qu'est-ce qu'apporte cette technique selon vous?
Je me suis familiarisé avec ce domaine assez récemment, en actualisant mon blog. C'’est d’'ailleurs essentiellement dans cette optique que je l'’anime, pour découvrir des artistes, des œuvres singulières à côté desquels je passerais si mon blog ne m’'obligeait à faire preuve d'’une constante curiosité. Dans le domaine de l’'animation, j'’y ai fait de belles rencontres : Kentridge et Svankmajer notamment. Leurs univers sont fascinants. Alors « qu’apporte cette technique ? » me demandez-vous. Je n’en sais trop rien. C’est davantage le travail de ces artistes qui me passionne, les obsessions qu’ils déclinent et le talent avec lequel ils leur donnent forme.
  • Quels sont vos projets? Est-il envisageable de vous retrouver un jour derrière la caméra?
Passer derrière la caméra ! Si j’en avais les moyens et les connaissances techniques, ça m’amuserait beaucoup. Mais ça ne s’improvise pas. Pour autant, la relation entre image et langage est fondamentale lorsqu’on écrit. Et les choses se font dans les deux sens. Il arrive que j’aie à traduire en mots des visions, des tableaux, voire des séquences comparables à des séquences cinématographiques. À l’inverse, il faut parfois faire émerger une image ou un tableau d’une page blanche de traitement de texte. Ce sont les mots, leur accouplement, telle ou telle construction de phrase qui vont définir les conditions de la visibilité. En ce qui concerne mes projets, je travaille actuellement à la rédaction d’un recueil de nouvelles. Trois d’entre elles paraîtront d’ailleurs dans le prochain numéro du Visage vert, en juin 2010. Et puis un troisième roman pourrait suivre.