Eric Bonnargent a accepté en cette fin d'année de se confier à la taverne à propos de l'interruption de son blog Bartleby Les yeux ouverts, de ses nouveaux projets, et d'aborder également quelques questions gravitant autour de la littérature et la blogosphère.
Merci à lui de s'être prêté au jeu si spontanément.
- Qu'est-ce qui motive ta décision de mettre un terme à ton blog à la fin de l'année, et de ne plus collaborer au Fric Frac club ?
Pour le FFC, c’est un peu long et pas très intéressant. Disons que je n’avais de contact qu’avec deux ou trois membres et que je ne me suis donc jamais senti à ma place dans ce collectif. Ma personnalité ne s’accordait pas avec celle des autres, de certains en particulier. La scission est devenue irrémédiable après
l’entretien que
François Monti et moi-même avons réalisé avec
Juan Asensio, entretien que le FFC, pour des
raisons obscures sur lesquelles je me suis déjà expliqué, a refusé de publier (François Monti étant pourtant l’un des fondateurs du FFC). C’était la première fois qu’un veto était posé sur le texte de l’un d’entre nous. Quoi qu’il en soit, je suis toujours un lecteur du FFC qui est sans aucun doute l’un des meilleurs blogs littéraires disponibles sur le net.
En ce qui concerne mon blog, il aura duré trois ans et demi. Il fermera le 09 janvier, les textes seront disponibles quelques jours puis il disparaîtra totalement. Je publie deux articles par semaine et cela devient trop contraignant. Les lecteurs ne s’en rendent pas compte, mais c’est beaucoup, beaucoup de travail et j’ai des envies d’autre chose. C’est pourtant un peu difficile de disparaître brutalement et c’est pourquoi, le 09 janvier au soir, débutera une
nouvelle aventure en collaboration avec
Marc Villemain( dont le prochain roman sortira au printemps chez
Quidam). Nous voulons consacrer tous les deux moins de temps à nos blogs personnels, d’où l’idée d’en créer un ensemble. La plupart du temps, nous ne parlerons pas des mêmes livres et, lorsque nous le ferons, ce sera à partir de points de vue différents, mais complémentaires. Je crois qu’il s’agira d’une belle aventure car, contrairement à ce qui s’est passé avec le FFC, nous sommes réellement amis et savons qu’entre nous il n’y aura ni problèmes d’ego ni mesquineries d’aucune sorte.
- Peux-tu me parler de tes activités autour du livre dont, malgré notre intimité certaines d'entre elles me sont encore inconnues ?
Ne t’inquiète pas, je ne dévoilerai rien à propos de notre intimité…
Mon activité principale reste donc pour quelques semaines encore mon blog. Je collabore aussi au
Magazine des Livres pour lequel j’écris quelques chroniques et réalise des entretiens avec des écrivains français ou étrangers. Dans le dernier numéro, par exemple, je m’entretiens avec
Éric Pessan à propos d’
Incident de personne, mais aussi avec
Horacio Castellanos Moya au sujet d’
Effondrement.
Mais ce qui, actuellement m’occupe le plus, est la finalisation de mon livre qui sortira au printemps prochain aux
Éditions du Vampire Actif. Il s’agit d’un essai intitulé
Petit traité de littérature décalée. Ce livre est construit autour de chroniques pour la plupart déjà publiées sur mon blog (avec aussi des inédits), mais réécrites pour l’occasion. L’atopia, c’est-à-dire le décalage que certains personnages peuvent ressentir avec la réalité quotidienne, était le fil conducteur (pas toujours respecté) de mon blog. Ce décalage naît d’une prise de conscience aiguë de sa propre individualité et entraîne un mal-être pouvant se manifester sous différentes formes : notamment, la dépression, la marginalité, la perte de contrôle, la disparition, voire le suicide. Mon livre a pour objet de présenter cette notion et d’offrir un panorama sur la littérature mondiale en parlant, autrement, je l’espère, de textes assez connus et de livres qui, injustement, le sont beaucoup moins.
Styron,
Moravia,
McCarthy ou
Borges côtoient
Marechera,
Mallard,
Liscano ou
Solstad.
- Est-ce que le décalage dont tu parles, cette notion d'atopia que tu t'efforces de mettre en valeur, ne s'oppose-t-elle pas au nom de ton blog, qui mettrait davantage en lumière une sorte de révélation?
Non pas du tout, bien au contraire. L’un des chapitres de ce livre sera d’ailleurs consacré au syndrome
Bartleby que
Vila-Matas définit dans
Bartleby et Cie comme une
« attirance envers le néant, qui fait que certains créateurs, en dépit (ou peut-être précisément à cause) d’un haut niveau d’exigence littéraire, ne parviennent jamais à écrire ; ou bien écrivent un ou deux livres avant de renoncer à l’écriture ; ou encore, après avoir mis sans difficulté une œuvre en chantier, se trouvent un jour littéralement paralysés à jamais ». Le syndrome Bartleby est la manière dont certains écrivains ressentent cette atopia, ce sentiment d’étrangeté vis-à-vis de leur activité, l’écriture. Ma fascination pour le bartlebysme est l’un des points de départs de mon blog. Je n’ai jamais eu la moindre prétention messianique, j’avais simplement envie de parler de la difficulté à être, dans l’écriture et dans l’existence.
- Cette démarche de compilateur ne risque-t-elle pas dans le même temps de frustrer les fervents lecteurs de ton blog qui sont déjà familiers des articles qui y sont présentés, et laisser de marbre ceux qui ne sont pas lecteurs de ton blog?
Je ne crois pas que ce livre puisse être frustrant et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, une raison matérielle : lorsque le livre aura paru, le blog n’existera plus du tout et les articles qui y ont été publiés ne seront donc plus disponibles. Ne seront republiés sur le nouveau blog que les articles ne figurant pas dans le livre. Ensuite, quand bien même mes lecteurs connaîtraient par cœur mes articles, et je n’en doute pas !, ceux-ci ont été pour la plupart réécrits. De plus, certaines critiques sont inédites. Enfin, le Petit traité de littérature décalée n’est pas une simple compilation. Les critiques sont encadrées par deux textes dans lesquels j’explique en quoi consiste précisément cette notion d’atopia et de quelle façon elle se retrouve au centre de tous les grands chefs-d’œuvre de la littérature.
- Comment envisages-tu la prolifération de blogs traitant de littérature ?
Tout dépend de quel type de blog on parle. Je distingue les blogs littéraires des blogs de lecture. Je précise que distinguer ne veut pas dire hiérarchiser ou mépriser. Les blogs de lecture, il est vrai, prolifèrent. Un blog de lecture est un blog qui propose le résumé d’un livre et en donne un avis subjectif. En gros, il s’agit pour le blogueur de dire s’il a aimé ou non tel ou tel livre. Il y en a de très bien faits, comme
Biblioblog, par exemple.
Les blogs littéraires, eux, tentent d’analyser un livre de manière plus littéraire, en parlant du style, des thèmes, de la place de ce livre dans l’histoire de la littérature. Il y en a de très bons. Seule cette démarche m’intéresse et s’il m’arrive de jeter un coup d’œil sur quelques blogs de lecture, je ne lis régulièrement que les blogs littéraires. Ceux-ci, parce qu’ils sont plus exigeants, ne prolifèrent pas et, pour cela même, leur public est souvent plus restreint que celui des blogs de lecture. Les commentaires sont aussi plus rares parce que les blogs de lecture sont souvent des salons où l’on vient bavarder et donner son avis.
- A tes yeux, qu'est-ce qui définit une oeuvre convaincante ?
Il est impossible de répondre à cette question en quelques lignes… La question est inépuisable, mais je dirais, pour faire simple, qu’une œuvre est convaincante lorsque son auteur a quelque chose à dire et a une manière singulière de le dire. Il y a trop de livres indigents, aussi bien au niveau du style que des idées.
Steiner écrivait quelque part :
« L’artiste, le penseur exceptionnels donnent une nouvelle lecture de l’être. » Un livre me convainc lorsqu’il offre une nouvelle lecture de l’être.
- Quel est le dernier livre que tu n'as pu finir ?
Il faut que je réfléchisse… J’essaie toujours d’aller au bout d’un livre. Je me souviens, du coup, du premier livre que je n’ai pas fini, il s’agissait des
Mémoires d’une jeune fille rangée de
Simone de Beauvoir. En ce qui concerne le dernier, j’hésite entre
Le Sport et un passe-temps de
Salter et ce roman que tout le monde aime tant,
La Ville absente de
Piglia. Le premier m’a profondément ennuyé, le second profondément agacé. Il faut dire que j’ai du mal avec le postmodernisme. Ce toujours les mêmes recettes à l’œuvre et c’est pénible : un peu d’histoire, un peu de science, des personnages réels qui intègrent la fiction, des récits qui se multiplient, etc. Le contenu change à chaque fois, mais la forme est toujours la même.
- Quelles sont les opportunités offertes par les blogs que n'offrent pas d'autres médias ?
Le blog offre la possibilité à n’importe qui de s’exprimer sur n’importe quel sujet. L’inconvénient, et le domaine littéraire n’échappe pas à la règle, est que c’est bien souvent pour dire n’importe quoi n’importe comment. L’avantage est que cela permet à de vrais lecteurs de parler de littérature et plus particulièrement d’une littérature dont les médias traditionnels ne parlent pas ou peu. Il y a quelques années, seuls les blogs parlaient de
Roberto Bolaño, de
William Vollmann, etc. Ces lecteurs, souvent bien plus doués et cultivés que des journalistes professionnels, n’auraient jamais eu l’occasion de s’exprimer sans cette plate-forme qu’est le blog.
- Quelle est ta dernière lecture influencée par un blog ?
Je ne m’en souviens pas, mais il m’arrive souvent d’acheter des livres en fonction de mes lectures sur la bouquinosphère. Sur ma table, il y a, par exemple,
Edgar Hilsenrath et il y aura bientôt
Gabrielle Wittkop.
- Sacrés voyages en perspective, très différents l'un de l'autre. Et par un magazine littéraire ?
Je ne lis plus aucun magazine littéraire,… Il y est trop souvent question des mêmes livres, encensés de la même façon, démolis de la même façon et les articles, format oblige, ne sont généralement pas assez fouillés et ne disent, par conséquent, rien d’intéressant…
- Comment vois-tu l'arrivée du "livre virtuel" et la menace qu'il représente pour le livre sous sa forme "classique" ?
Je ne la vois pas… Un livre virtuel n’a pour moi rien d’un livre. Il est possible que le phénomène prenne de l’ampleur, je ne sais pas, mais je n’y crois pas. Si, malgré tout, cela s’avérait être le cas, je serai terriblement malheureux. Tout d’abord, je ne supporte pas de lire sur un écran. Ensuite, j’aime l’objet-livre. J’aime les différents formats. J’aime le travail bien fait de certains éditeurs. Un livre a un poids, une odeur, une texture. Toucher du papier est une sensation très agréable. Au toucher, je suis capable de reconnaître certains éditeurs. Même le bruit que fait une page qui se tourne est agréable. J’aime le mince crissement que fait mon crayon sur le papier lorsque je souligne des passages ou écris des commentaires. Ma relation au livre est charnelle. Le livre numérique est désincarné, il n’est qu’une abstraction. La lecture numérique, c’est finalement un peu comme le cybersexe ; cela peut être pratique, mais il manque l’essentiel.