Jean-Daniel Dupuy est l'auteur d'un extraordinaire roman kaléidoscopique, Invention des autres jours, paru il y a à peine deux mois aux éditions Attila.
Il a aussi écrit trois romans au goût de fable, parus aux éditions de la mauvaise graine, Arrière-Guerre en 2001, Ministère de la pitié en 2003 et Noces de carton en 2005.
Il s'est spontanément prêté au jeu de la taverne.
Vous verrez que le résultat est vraiment passionnant... Bonne lecture.
Tout d'abord, pourriez-vous vous présenter?
- Jean-Daniel Dupuy : veilleur de mots, écrivain de nuit.
- Né à Casablanca, ascendance claire sur le papier, beaucoup plus obscure en réalité.
- Parents amoureux, fratrie bancale bien qu’assez homogène.
- Etabli maritalement avec un spécimen femelle nettement plus lumineux.
- Mes propres mensurations manquent dans ma littérature.
- Visage anguleux, pomme d’Adam exubérante. Pas d’odeur, pas de sudation.
- Port altier en position deux, cambrure marquée, nuque raide.
- Regard franc, absence totale de discrétion dans les coups d’œil qui masque mal un fond de sédition et une incapacité à parler de moi-même.
- Achats compulsifs d’incunables et de meubles suédois.
- Dans les périodes littéraires,
je m’évertue à porter des étoffes autour du cou, que j’abandonne au gré de mes errances.
je détourne lâchement les inventions des autres en vue de me les réapproprier.
je perds mes objets dans mes propres poches.
je deviens perméable à la pensée magique.
-Vous êtes l'auteur de trois autres romans publiés tous les trois aux éditions de la mauvaise graine. Pourquoi vous êtes-vous tourné vers Attila pour votre dernier livre?
Trois raisons (bonnes et mauvaises) :
- Parce que les éditions de la Mauvaise Graine ont refusé le manuscrit.
- Parce que je rêve de cambrioler (un jour, une nuit) la bibliothèque de Benoît Virot.
- Parce que (même si je ne suis ni clochard, ni mort, ni alpiniste) je me reconnais dans la généalogie des auteurs publiés au catalogue (exigeant) des éditions Attila.
-L'écrivain nocturne profite du silence, du fait de ne pas être dérangé, d' impressions puissantes, d'un état parfois étrange entre veille et sommeil. Quels sont les avantages que vous pensez tirer de l'heure avancée à laquelle vous prenez la plume?
D’abord : le veilleur de nuit que je suis exerce sa fonction dans une institution qui accueille des jeunes garçons et des jeunes filles en difficultés. Pour résumer, pendant les premières heures de mes nuits de veille, je me coltine le réel. Cela induit un comportement, une posture très singulière pour celui qui écrit. Comment leur faire comprendre que la nuit les protège ? Autant dire que le silence est une quête obstinée. Qu’il s’obtient parfois au prix de mille ruses. C’est ma victoire sur le soleil (sur le réel) car le silence et l’obscurité finissent par tout recouvrir. Restent cinq à sept heures de veille où j’emploie ma solitude. C’est l’heure où l’on troque une heure de sommeil contre une page d’écriture, l’heure où l’on marchande sa fatigue contre une figure de style, on truande la nuit, pour charrier les plus belles phrases dans la brouette du langage, on est prêt à vendre son âme au prince des ténèbres (s’il en est ?) Finalement, on recouvre le sommeil des adolescents par des mots, on laisse venir les images, on lit ses ratures, on se discipline comme on peut…
Quel est l’avantage d’écrire si tard ? il est difficile de répondre car, pour moi, l’acte d’écrire est déterminé par un contexte qui m’est imposé ou une liberté circonstancielle qui m’est soudain offerte. Je n’ai aucun point de comparaison puisque je n’écris pas dans la journée. Je ne peux que parler de sensations, décrire un état : lorsque la fébrilité du corps rend parfois (mais pas toujours) la pensée perméable à toutes formes de divagations mentales ; lorsque ma banque d’images personnelles se nourrit de visions étranges, d’expériences nocturnes, de peurs et de songes puissants (mais souvent éphémères) ; lorsque ma sensorialité fonctionne à plein. Et c’est du jus de rêve qui coule sur ma page…
Mais la phrase ne vient pas de façon automatique. La mécanique du langage doit soutenir et porter la vision jusqu’à la rendre audible, perceptible et crédible. Dans la salle des machines du langage, les moteurs doivent tourner et cela nécessite une prédisposition mentale et une grande disponibilité physique. Autant dire que cet état de veille est à la fois jubilatoire et périlleux car l’équilibre reste instable. Il faut nécessairement chercher un point de lucidité minimale pour atteindre un point d’intensité maximal. Cette approche cognitive de la matière est fondamentale, créatique, première (par la richesse et la variété des songes et des images aperçus) mais elle se révèle néfaste au travail d’écriture si elle n’est pas bordée par une discipline rigoureuse.
-Dans Invention des autres jours, vous évoquez la mélatonine, utilisée pour traiter l'insomnie. Inversement, on consomme souvent la caféine pour rester éveiller la nuit. Avez-vous des secrets pour rester éveiller à toute heure de la nuit, pour trouver le sommeil à toute heure de la journée?
> Liste des choses qui me permettent de veiller la nuit :
Le café noir, le thé fumé, les mots croisés de Philippe Dupuis (cf. le Monde), le tabac, les romans noirs, le feu de cheminée (en hiver), le ciel étoilé (en été), le tabac, la tisane de gingembre, les cauchemars des adolescents, le cinquième repas (que je concocte moi-même tard dans la nuit), le bruit de l’horloge, mon nouveau stylo (japonais), l’aube silencieuse, le tabac, mes carnets petits et gros, le tabac…
Trouver le sommeil dans la journée n’est pas un problème. le retour au bercail est un effondrement du corps. J’ai le sentiment que le travail d’écriture mobilise mes capacités mentales autant qu ‘il puise dans mes ressources physiologiques. Lorsque j’ai noirci des cahiers, l’épuisement est total. Et je dors longtemps, d’un sommeil réparateur, lorsque je suis satisfait de ce que j’ai couché sur le papier.
-Votre écriture très personnelle faite de jeux de mots, de déformations linguistiques, de ritournelles poétiques immiscant dans la tête du lecteur une sorte de musique lancinante, qui m'a parfois donné l'impression de me situer entre songe et éveil. De plus, les chapitres se suivent sans logique apparente, laissant au lecteur comme l'impression d'avoir rêvé celui d'avant. Qu'en pensez-vous?
Je revendique cette complicité avec le lecteur. Cela figurait dans les prérogatives de mon plan d’écriture. Si je filais la métaphore marine, je dirai que ce roman est un archipel de textes. Que le lecteur s’improvise capitaine et navigue d’un îlot à l’autre. Boussole, sextant et cartes sont délivrés par l’auteur-armateur. Au lecteur-capitaine de trouver l’allure, de border la voilure et de choisir la mâture qui convient à cette aventure littéraire.
Pour cette raison, et partant de là, l’enthousiasme du marin-lecteur grandit au fil du voyage. J’endosse et assume le rôle du démiurge : celui qui suggère les visions, qui fait souffler le vent, celui qui construit et déconstruit des mythes, qui pose les balises, celui qui veille à ce que le lecteur rencontre des visages et des paysages, celui qui accompagne la personne qui lit puis disparaît, soudain s’efface dès que celle-ci fabrique ses propres images, dès le moment où elle devient actrice de ses propres découvertes.
Je dirai que le titre et la structure du livre sont une invitation à découvrir, à arpenter un monde étrange en se laissant guider (ou perdre) par la matérialité de la langue. Les mots sont autant de clés. Elles ouvrent de nombreux territoires. Et les motifs se répètent comme des points de repères, comme des petits cailloux semés sur des chemins d’écriture. Et le lecteur s’aperçoit avec bonheur que l’auteur cultive le procédé du déjà-vu, que les jeux de miroirs offrent de nouveaux sens de circulation dans l’œuvre, qu’une mosaïque est en train de se former.
Néanmoins, l’auteur ne peut assurer au lecteur que le voyage se déroulera sans encombre. Dans ce cas précis, que faire ? Allumer des feux de détresse au moment où l’auteur allume ses feux de Bengale ? A moins d’accepter de se perdre dans ce dédale d’encre et de papier. La structure fragmentée de ce roman en lambeaux permet au lisant de passer du noir à la lumière, d’un rêve à l’autre, du songe au mensonge, de la balayeuse des rues à la caméra invisible…
La féerie est proposée. A chacun de s’approprier les images, de poursuivre ma rêverie.
-Votre écriture débridée semble avoir un rapport avec le monde de la nuit.
Le mettre en scène sous des formes aussi variées que des voyageurs d'un train couchette, des papillons de nuit, le marchand de sable ou des prostitués est-il né d'une volonté consciente ou de divagations nocturnes?
Oui, je suis conscient et très soucieux d’explorer les zones d’ombres (celles de la réalité comme celles de la fiction). La nuit rend les corps invisibles, insaisissables et indociles, difficiles à appréhender de prime abord. Et cela me plaît énormément. La plupart de mes personnages n’apparaissent pas dans la franche lumière (ou alors il s’agit d’un personnage fabuleux impossible à voir de façon rationnelle : l’ange de midi). Ils avancent masqués, entre chiens (nus) et loups (gris). Dans le même temps, la langue leur tricote un manteau de carnaval, versicolore.
Ces jeux d’ombres me permettent de faire progresser mes personnages en leur accordant une part d’intimité qu’ils ne dévoileront que plus tard (ou pas du tout). La nuit les protège (eux aussi). Ce voile les préserve et entretient des mystères que le lecteur peut percer. Cela induit une mécanique d’observation et de lecture singulière qui aiguise la curiosité du lecteur, crée une tension, une attention particulière. C’est aussi une façon d’inoculer du temps dans la narration.
Explorer la nuit est aussi un alibi, un champ d’expérience et d’investigation, un procédé chromatique et le berceau de la tératologie.
« El sueno de la razon produce monstruos » Goya l’a magnifiquement (dé)peint.
L’univers de la nuit est une palette de couleur où toutes les teintes de gris sont autorisées pour maquiller les corps et les décors.
Je n’ai pas cherché l’opposition entre le jour et la nuit, entre l’obscurité et la lumière. J’ai plutôt tenté de cartographier ces zones d’ombres (le nocturama, le métro, le bassin de trempage, le transboréal) en déclinant des espaces où le noir est couleur. La nuit n’est plus un moment mais un espace sensible (psychogéographique) avec ses règles, ses limites et sa matérialité.
L’onirologie est une science obscure. La rêverie est naturellement associée à la nuit, à l’étrange. Mais l’obscurité n’empêche pas de laisser jaillir la lumière ici ou là. Dans l’obscurité, le moindre éclat lumineux est diablement mis en valeur. Invention des autres jours est construit sur ces quelques éclats de lumière qui irradient et interrompent la nuit de manière irrégulière.
Et je suis fasciné par l’usage des ombres, des reflets dans le cinéma expressionniste allemand. Pour être de son temps et de son espace, je conclus en disant que nous vivons dans une époque enténébrée.
-De prime abord, la structure du livre semble très décousue, et pourtant, quand on pénètre les pages en profondeur, on se rend compte que de subtils fils conducteurs, comme l'homme qui attend l'homme qui allumera sa cigarette, le grand pont, ou le scaphandre, relient chaque chapitre à l'ensemble ou à un autre chapitre. Comment avez-vous procédé pour aboutir à l'œuvre dans sa finalité?
La question est très, très indiscrète car elle plonge le lecteur dans les arcanes de l’œuvre. Montrer la manière dont les chapitres sont enchâssés les uns dans les autres équivaut à laisser les échafaudages devant un monument finement ciselé.
Je pourrai tout de même expliquer la démarche qui consiste à faire et défaire :
A l’origine, tout était relié, l’itinéraire de Décembre était lisible et linéaire. Tous les personnages avaient un double et les motifs étaient reliés de manière à bâtir une machinerie textuelle, une citadelle imprenable.
Par jeu ou par défi (sachant que je pourrai être secondé par un lecteur attentif), et surtout parce que je voulais apparier le fond et la forme, j’ai ouvert des brèches, creusé des failles, proposé des vacances et des lacunes dans la narration. Il me fallait appartenir à cette entreprise de conspiration potentielle, cette Organisation désorganisée qui tire sa force, sa puissance créatique dans sa désorganisation. Il fallait faire voler en éclat la structure trop parfaite, équilibrée et transparente, il fallait rendre obsolète la machinerie, être le boutefeu…
Certains polars ou contes ou romans fantastiques prennent en otage la mémoire textuelle du lecteur. Ce procédé est à l’honneur dans Invention des autres jours.
-Les chapitres comportent chacun le titre d'une invention qui a marqué son époque ou l'histoire mécanique, industrielle? Est-ce le fruit d'une grande érudition dans le domaine? Comment avez-vous établit cette sélection?
J’ai fait des études d’histoire, j’ai lu le livre des passages de Walter Benjamin et je me suis penché sur la question des révoltes luddites et du caractère très contemporain de leur sédition. Mais la vraie raison, l’étincelle qui permet au boutefeu d’allumer est venue d’ailleurs :
Un matin en rentrant de ma nuit de veille, j’ai découvert un morceau de papier sur mon bureau. Mon fils Aymeric avait cette manie de déposer des objets petits et gros bien en évidence sur la table de ma chambre à coucher. Sur ce morceau de papier sulfurisé qui devait servir à envelopper une confiserie (que mon fils avait nécessairement absorbé) il était écrit :
LE SAVIEZ-VOUS ?
En 1885, Edward Butler invente la motocyclette.
Et bien non, je ne le savais pas. Et cela excita ma curiosité. Et je fus victime de cette nouvelle obsession : dresser des listes exhaustives, sur plusieurs cahiers, cataloguer, inventorier et collectionner le fruit de mes découvertes. Tout ce qui était relatif aux inventions et au progrès scientifique, tout ce qui était constitutif de notre époque post-industrielle.
[ J’appris d’ailleurs que le premier vélocipède à moteur a vu le jour en 1869, qu’il fut inventé par les français MICHAUX et PERRAUX, qui adaptèrent un monocylindre à vapeur sur un cadre de bicyclette. Que le terme motocyclette fut employé en 1900, par les frères Werner, des Russes naturalisés Français. Ils baptisèrent ainsi leur engin. ]
Et je me suis posé la question qui est l’acte de naissance de ce roman : Que s’est-il passé, ce jour-là de printemps 1869 ? Que s’est-il passé pour la voisine de Pierre Michaux, ce soir-là ? L’invention des autres jours n’est qu’une invitation à (ré)écrire l’Histoire ou les histoires (des autres gens, des autres jours) dans le passé comme dans l’avenir.
Ensuite, je crois que j’ai composé une trentaine de listes, que je trouvais toutes plus belles les unes que les autres. J’ai cherché plus tard à regrouper les inventions autour de quelques motifs, afin de suggérer une façon de penser, une articulation –une profondeur de champ – qui mettrait en mouvement cette machinerie. Je crois (encore) que cette table des inventions a une véritable puissance d’évocation. Froide, mécanique et triviale au premier regard, elle recèle des vertus poétiques et hypnotiques ravageuses sur moi.
Ces para-textes fonctionnent en trompe-l’œil. Un vernis qui maquille les premiers et les derniers mots de chaque chapitres : des enluminures post industrielles.
Comme je l’ai annoncé plus haut, il s’agit d’un échafaudage, d’un appareillage verbal. Ces notices d’inventions sont les chevilles (ouvrières) du roman. Comme autant de clés, elles ouvrent et ferment les portes de chaque chapitre.
Le lecteur peut chercher la place et l’influence du motif – de l’invention – dans le chapitre idoine, ou pas. Cette notice n’est qu’un pré-texte pour arpenter un territoire pour appréhender une lecture, pour s’approprier le livre.
Pourquoi des notices ? pourquoi une liste d’inventions ?
Je voulais confronter ma phrase, ma langue à la parole officielle, à la parole générique, à ces sentences désincarnées qui partout foisonnent (panneaux indicateurs, posologie, informations journalistiques, slogans publicitaires, etc…
D’où cette volonté d’insérer des éléments exogènes à la fiction : un poison verbal inoculé dans la langue, qui fait toutefois réagir la prose en voulant entrer dans la ligne, qui violente le style et muscle la phrase, qui crée de la fièvre et de la tension dans le corps du texte.
-Plus j'avançais dans le livre, plus j'avais l'impression de lire un fragment d'une œuvre monumentale que vous aviez en tête. Est-ce que vous avez le projet de nous offrir prochainement un autre livre, qui se grefferait à Invention des autres jours?
Le projet d’écriture initial était associé à une banque d’images très importante où les espaces étaient cartographiés, décrits avec minutie, où les généalogies des personnages étaient apparentes et très fournies, où la biographie de Décembre ne comportait aucune lacune.
Les strates successives de composition ont fait disparaître, volontairement, la linéarité romanesque et la monstruosité du projet, pour créer des vacances, des ombres, des vides et des silences. Faire et défaire… contrefaire…
« un autre livre, qui se grefferait à Invention des autres jours ? »
Etrange intuition qui précipite une révélation. Oui, un des chapitres du livre a ouvert un nouveau territoire. A explorer. C’est d’ailleurs le chapitre le plus long du livre. Au moment de la rédaction de ce récit, j’ai été submergé par des images qui induisaient une foule de développements possibles. J’ai du contenir mon récit, brider mon scénario et freiner mon imaginaire. Mais j’ai déjà hâte d’aller au fond des images, poursuivre mon exploration…
Mais, je veux croire que le lecteur est lui-même capable de bâtir une ouvre monumentale, voire monstrueuse, à partir de ce roman. Par effet gigogne, les images engendrent des mythes, qui engendrent d’autres images…
-De nos jours, la logique commerciale dicte à un livre de se ranger dans telle ou telle catégorie. Votre livre, s'affichant clairement comme un roman kaléidoscopique, ne risque t'il pas de peiner à trouver son public à cause de la difficulté de le classer dans la case "roman", "fable philosophique" ou "livre de science-fiction" ?
Bien sûr. Il ne s’agit pas d’un roman ou alors d’un roman échoué, d’un roman en lambeaux. Mais la différenciation en genre m’a toujours dérangé. Jean-Patrick Manchette n’était pas auteur de polars, il était écrivain. Un grand écrivain.
La question ne devrait-elle pas être posée ainsi : De nos jours, comment, pourquoi et pour qui faut-il écrire ? Ce livre s’inscrit-il dans l’histoire de la littérature ?
Je lis mes contemporains. J’ai de la considération pour quelques uns, très peu. Je n’apprécie pas du tout le roman français tel qu’il est écrit aujourd’hui. (Y a pas d’hélices, hélas !) Je ne m’érige pas contre, j’en suis détaché. Je travaille seul, ne côtoie pas des gens de lettres et cela me convient. Je sais que mon écriture n’est pas calibrée, qu’elle n’entre pas dans la ligne éditoriale actuelle. Je le revendique. Invention des autres jours est publié. C’est déjà ça. La logique commerciale est une logique de guerre, froide : le pape (de la littérature) ! combien de divisions (de lecteurs) ? Si le plus grand écrivain de notre temps était élu en fonction du nombre de lecteurs, cela ferait frémir.
Dans mes rapport avec la littérature, la seule question sérieuse c’est ma propre cohérence. Ma sincérité et mon indépendance.
-Votre activité professionnelle vous contraint à écrire la nuit? Si vous aviez le choix, continueriez-vous à écrire la nuit, ou vous mettriez-vous à le faire à des heures plus "raisonnables"?
Je ne me suis jamais posé la question…
Je crois que j’ai la chance d’être indépendant, de n’avoir de compte à rendre à personne.
Mon salaire de veilleur de nuit me permet de satisfaire des besoins élémentaires, de vivre très correctement, de m’instruire, de m’insurger si je décide que la chose est nécessaire, de lire et d’écrire. Encore Je considère que je suis de mon temps et de mon espace.
Mais je suis pris dans un chiasme :
Je ne serai certainement pas resté veilleur de nuit si je n’avais pas écrit.
Je n’aurais sans doute jamais écrit si je n’avais pas été veilleur de nuit.
Pour conclure je dirai simplement : qu’on écrive de jour ou de nuit, il faut être pleinement conscient qu’on écrit après Homère, après Lucrèce, après Villon et Cervantès, après Gustave Flaubert et Lewis Carroll, après Khlebnikov et Mandelstam, après Joyce, Musil, Kafka et Faulkner, après Jelinek, Bolano, Guyotat et Pynchon… On doit alors se poser la terrible question : comment écrire après eux ? Et on hésite à se taire.